CA Nancy, 2e ch. com., 16 janvier 2013, n° 11-01754
NANCY
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jarnis (SARL)
Défendeur :
Chanel (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cunin
Conseillers :
Mme Thomas, M. Bruneau
Avocats :
SCP Leinster Wisniewski Mouton, Selafa Outin Gaudin & Associés, SCP Millot-Logier, Fontaine, Mes Malitchenko, Meslay-Caloni, Boneva-Desmicht
Exposé du litige :
La SARL Jarnis, qui exploite un fonds de commerce de solderie à l'enseigne "Noz", a acquis en 2005 auprès de la société Futura Finances des parfums de la marque "Chanel", produits eux-mêmes acquis lors d'une vente aux enchères dans le cadre de la liquidation de la société "Les Galeries Remoises" qui exploitait un commerce à l'enseigne "Au Printemps" ; ces produits ont été proposés à la vente par la SARL Jarnis, avec le support de la publication d'un encart publicitaire dans le numéro du 7 février 2005 d'un journal quotidien régional faisant état d'une réduction de 30 % sur le prix habituel.
La SAS Chanel, autorisée par ordonnance du président du Tribunal de commerce de Briey du 15 février 2005, a fait constater les faits puis, par acte d'huissier du 8 mars 2006, a fait citer la SARL Jarnis devant le Tribunal de grande instance de Briey aux fins de lui voir enjoindre, sous astreinte, la communication de documents, et de la condamner à lui payer la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l'usage illicite de la marque Chanel, et la même somme sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du Code civil, en réparation du préjudice subi du fait d'agissements fautifs, parasitaires et déloyaux.
Par jugement du 28 février 2008, la juridiction a condamné la SARL Jarnis à payer à la SAS Chanel la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l'usage illicite des marques dont la SAS Chanel est titulaire sur le fondement des articles L. 713-3 et L. 716-9 du Code de la propriété intellectuelle, ainsi qu'en réparation du préjudice subi du fait des agissements fautifs, parasitaires et déloyaux de la SARL Jarnis sur le fondement des dispositions des articles L. 442-6 du Code de commerce et 1382 du Code civil.
La SARL Jarnis a interjeté appel de cette décision.
Pa arrêt du 25 février 2010, la Cour d'appel de Nancy a condamné la SARL Jarnis à payer à la SAS Chanel la somme de 6 000 euros de dommages et intérêts "pour l'ensemble de ses préjudices".
La SARL Jarnis a formé un pourvoi en cassation à l'encontre de cette décision.
Par arrêt du 24 mai 2011, la Cour de cassation a rejeté le moyen tendant à voir juger que l'usage illicite de marque ne pouvait être constitué par la simple commercialisation de produits authentiques régulièrement acquis après avoir été initialement mis en vente avec l'accord du titulaire de la marque et a cassé et annulé ledit arrêt, mais seulement en ce qu'il a condamné la SARL Jarnis à payer à la SAS Chanel la somme de 6 000 euros de dommages et intérêts "pour l'ensemble de ses préjudices", au motif que la cour d'appel, en prononçant une condamnation distincte sur le fondement des articles 1382 du Code civil et L. 713-2 et L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle, avait violé ces textes dès lors que les faits fondant ces condamnations ne constituaient pas des faits distincts.
Par déclaration du 7 juillet 2011, la SARL Jarnis a saisi la Cour d'appel de Nancy en qualité de juridiction de renvoi.
Prétentions et moyens des parties :
Par conclusions déposées le 11 septembre 2012, la SARL Jarnis demande de voir infirmer le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Briey en ses dispositions ayant statué sur le préjudice.
La SARL Jarnis soutient que la Cour de cassation a affirmé qu'une condamnation pour concurrence déloyale ou parasitaire complémentaire à celle fondée sur les dispositions du Code de la propriété intellectuelle n'est pas possible en l'absence d'un fait distinct ; que d'une part en l'espèce, la SAS Chanel n'établit pas l'existence d'une faute distincte de celle relevant des dispositions du Code de la propriété intellectuelle ; que le simple fait de vendre un produit hors réseau de distribution sélective n'est pas constitutif d'une faute, et que le seul fait de commercialiser des produits en dépit des droits d'exclusivité dont bénéficie un tiers n'est pas constitutif de concurrence déloyale ; qu'aucun élément du dossier n'établit l'existence de faits distincts de ceux résultant d'une mise en vente en dehors d'un réseau sélectif de nature à fonder une condamnation sur les dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce ; que d'autre part la commercialisation, qui relève pour la SARL Jarnis d'une opportunité d'achat, s'est limitée à 39 flacons et que ce caractère très limité n'a pu avoir pour effet de porter atteinte à la marque.
Par ailleurs, la SARL Jarnis soutient que la SAS Chanel a manqué de diligences pour faire respecter ses droits, et que cette inertie lui retire tout droit à réparation.
Enfin, la SARL Jarnis fait valoir que la SAS Chanel a obtenu condamnation de la part de la société Futura finances, et qu'elle ne peut pas être indemnisée deux fois pour le même préjudice.
La SARL Jarnis demande donc :
- constater que la SAS Chanel ne peut justifier de son préjudice,
- constater que le comportement de la SAS Chanel est seul à l'origine du préjudice allégué,
- dire et juger la SAS Chanel tant irrecevable que mal fondée en ses demandes, et l'en débouter,
- la condamner à payer la somme de 7 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Aux termes de ses conclusions déposées le 19 juin 2012, la SAS Chanel soutient que si la Cour de cassation s'est prononcée sur l'unicité des faits d'usage illicite de marque et de concurrence déloyale, elle ne s'est pas prononcée sur l'application des dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce, qui est une infraction autonome ; que ces dispositions concernent les conditions d'acquisition des marchandises et non leur vente, et qu'en cela ces faits sont distincts de ceux d'usage illicite de marque et permettent donc une condamnation ; qu'en effet, la SARL Jarnis a acquis ses produits en dehors du réseau agréé, donc de façon irrégulière ; qu'elle connaissait parfaitement cette irrégularité notamment pour avoir précisé sur les affiches annonçant la vente qu'elle n'était pas distributeur agréé, et qu'elle n'avait aucune autorisation pour procéder à la vente de ces produits ; qu'elle a donc participé indirectement à la violation d'un réseau de distribution sélective ; que la SAS Chanel a mis en œuvre les moyens à sa disposition pour s'opposer à ces ventes, mais n'a pu les empêcher.
Subsidiairement, la SAS Chanel expose que, quel que soit le fondement juridique retenu, le préjudice subi tant par elle-même que par ses détaillants autorisés est important ; que les moyens nécessaires pour créer et maintenir un réseau sont très importants et que la législation sur le droit de marque et la distribution sélective a pour effet de permettre cette protection ; que par ailleurs les détaillants autorisés doivent consentir des investissements importants pour répondre aux exigences de la marque et que les ventes hors réseau leur sont préjudiciables en ce qu'elles les privent de ventes qui leur reviennent légitimement ; qu'en l'espèce, les faits sont graves en ce que les acquisitions effectuées par la SARL Jarnis se placent dans un trafic plus vaste concernant plusieurs établissements sous la même enseigne ; que, compte tenu de ces éléments, le préjudice subi est réel et important ; qu'enfin les condamnations retenues à l'encontre de la société Futura Finances concerne d'autres points de vente, et donc un préjudice distinct.
Enfin, la SAS Chanel forme appel incident sur le montant de l'indemnisation.
La SAS Chanel demande donc de :
- dire et juger que la SARL Jarnis a commis une faute distincte de l'usage illicite de ses marques en violant indirectement l'interdiction de revente hors réseau, et qu'elle a porté une atteinte à la cohésion du réseau de distribution sélective de Chanel,
- voir dire et juger qu'elle a violé les dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce, et la condamner à lui payer la somme de 40 000 euros à titre de dommages et intérêts,
- débouter la SARL Jarnis de ses demandes, et la condamner à lui payer la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 25 septembre 2012.
Motifs de la décision :
Attendu que l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 mai 2011 a estimé que le moyen tendant à voir dire que l'usage illicite de marque ne pouvait être constitué par la simple commercialisation de produits authentiques régulièrement acquis après avoir été initialement mis en vente avec l'accord du titulaire de la marque ;
Qu'en conséquence, l'arrêt de la Cour d'appel de Nancy du 25 février 2010 est définitif en ce qu'il a confirmé le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Briey le 28 février 2008 ayant retenu la responsabilité de la société Jarnis à l'égard de la société Chanel sur le fondement de l'usage illicite de marque ;
Qu'il n'y a donc pas lieu de revenir sur cette discussion ;
Attendu que la société Chanel ne reprend pas le moyen tiré des dispositions de l'article 1382 du Code civil ;
Que le seul point en litige porte sur la demande formulée au titre des dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce ;
Attendu que, sur ce fondement, la SAS Chanel soutient que la violation des dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce concerne les conditions d'acquisition des marchandises et non leur vente ; qu'il s'agit donc d'une infraction autonome ; et qu'en cela ces faits sont distincts de ceux constitutifs de l'usage illicite de marque et permettent une condamnation ;
Mais attendu que la vente en violation de l'interdiction de la vente hors réseau d'un produit couvert par des droits privatifs constitue un usage illicite de marque dès lors que la SAS Chanel a justifié de motifs légitimes pour s'opposer à cette nouvelle commercialisation ; que, dès lors, les conditions d'acquisition de produits ainsi protégés, en ce qu'elles sont directement liées à la revente, ne constituent pas des faits distincts de ceux d'usage illicite de la marque ;
Qu'il en est de même s'agissant de la commercialisation d'un produit dans des conditions portant atteinte à l'image de la marque, tout en utilisant sa valeur publicitaire pour développer sa propre commercialisation ;
Attendu en conséquence qu'il y a lieu d'infirmer la décision entreprise sur ce point, et de rejeter la demande présentée par la SAS Chanel sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 I 6° du Code de commerce ;
Attendu qu'il ressort du dossier que la commercialisation par la SARL Jarnis des produits de la marque "Chanel" n'a porté que sur un nombre très limité d'exemplaires, et que cette commercialisation n'a été effectuée que dans une période très limitée ; que si la SAS Chanel a incontestablement subi un préjudice relatif à l'atteinte de son image, cette atteinte a été très limitée et qu'il n'est pas démontré en quoi ces faits ont porté atteinte à l'organisation du réseau officiel ; que le préjudice sera entièrement et justement réparé par l'octroi d'une somme de 6 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
Attendu qu'il apparaît inéquitable de laisser à la SAS Chanel l'intégralité des frais par elle exposés et non compris dans les dépens ; qu'il y a lieu de faire droit à la demande selon les modalités indiquées au dispositif ;
Attendu enfin que la SARL Jarnis supportera les dépens d'appel, lesquels seront directement recouvrés par la SCP Millot-Logier et Fontaine, avocats associés, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Vu l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 mai 2011 ; Statuant dans les limites de la saisine ; Infirme le jugement rendu le 28 février 2008 par le Tribunal de grande instance de Briey en ce qu'il a condamné la SARL Jarnis à payer à la SAS Chanel la somme de dix mille euros (10 000 euros) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l'usage illicite des marques dont Chanel est titulaire, sur le fondement des dispositions des articles L. 713-4 et L. 716-9 du Code de la propriété intellectuelle, ainsi qu'en réparation du préjudice qu'elle a subi du fait des agissement fautifs, parasitaires et déloyaux de la SARL Jarnis sur le fondement des dispositions des articles L. 442-6 du Code de commerce et 1382 du Code civil ; Statuant à nouveau : Donne acte à la SAS Chanel de ce qu'elle a renoncé à sa demande sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du Code civil ; Condamne la SARL Jarnis à lui payer la somme de six mille euros (6 000 euros) à titre de dommages et intérêts en réparation de l'usage illicite de marque ; Déboute la SAS Chanel de sa demande fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ; Confirme le jugement pour le surplus ; Condamne la SARL Jarnis à payer à la SAS Chanel la somme de deux mille cinq cents euros (2 500 euros) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Dit que la SARL Jarnis supportera les dépens d'appel, y compris ceux afférents à la décision cassée, ceux exposés dans le cadre de la présente instance pouvant être directement recouvrés par la SCP Millot-Logier et Fontaine, avocats associés, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;