CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 4 avril 2013, n° 10-23071
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sotraloma (SA)
Défendeur :
Pétroles Shell (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Pomonti, Michel-Amsellem
Avocats :
Mes Grappotte-Benetreau, Thirel, Lallement, Djavadi
Faits constants et procédure
La société Sotraloma exerce une activité de transport de matières dangereuses et assure des transports de matières pétrolières ou dérivées du pétrole tels que des bitumes avec notamment pour client la société Shell.
Les relations contractuelles existant entre elles qui, selon la société Sotraloma dureraient depuis 40 ans et selon la société Shell seulement depuis une douzaine d'années, ont pris fin par un courrier recommandé avec accusé de réception de la société Shell du 31 octobre 2008, notifiant à la société Sotraloma la cessation de leur relation à l'issue d'un préavis de 3 mois, soit au 3 février 2009.
Par acte du 30 juin 2009, la société Sotraloma a assigné la société Shell devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins la voir condamner à l'indemnisation de la rupture brutale des relations commerciales établies en raison de la brièveté du préavis.
Par un jugement du 27 octobre 2010, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Shell à payer à la société Sotraloma une indemnité de 118 768 euros,
- condamné la société Shell à payer à la société Sotraloma une indemnité de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires.
Vu les appels interjetés respectivement le 29 novembre 2010 par la société Sotraloma et le 6 décembre 2010 par la société Shell à l'encontre du jugement.
Vu l'ordonnance de jonction des deux procédures du 17 février 2011.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 15 janvier 2013, par lesquelles la société Sotraloma demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* constater [sic] que la société Sotraloma et la société Shell étaient liées par des relations commerciales durables et établies depuis plus d'une quarantaine d'années,
* constater [sic] que la société Shell a rompu brutalement les relations commerciales avec la société Sotraloma, sans respecter un délai de préavis suffisant de 24 mois, compte tenu de l'ancienneté de leurs relations,
- dire et juger que la société Shell a engagé sa responsabilité, à l'égard de la société Sotraloma,
- réformer le jugement entrepris quant au quantum du préjudice alloué,
- En conséquence, condamner la société Shell à payer à la société Sotraloma, la somme de 619 660 euros à titre de perte de marge bénéficiaire soit un préavis de deux ans majoré des intérêts au taux légal à compter du 30 juin 2009, date de l'assignation introductive avec capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du Code civil,
- Si par impossible, la cour souhaitait désigner un expert judiciaire il conviendra que Shell soit condamnée à payer une provision complémentaire de 300 000 euros,
- condamner la société Shell à payer à la société Sotraloma la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code procédure civile.
La société Sotraloma soutient que la rupture des relations commerciales par Shell a été brutale étant donné que celles-ci ont duré plus de 40 ans et exigent donc un préavis de 24 mois. Elle s'oppose à l'application d'un préavis de trois mois fondé sur le contrat-type de transport routier car elle intervient comme transporteur et non comme transporteur sous-traitant.
Elle considère que la société Shell n'a jamais eu le moindre grief à son égard et qu'elle ne saurait justifier la rupture par le fait qu'elle souhaitait dorénavant avoir des partenaires qui travaillent au niveau national, voire européen, puisqu'elle-même travaillait déjà pour la société Shell au niveau national et européen. Elle réfute, par ailleurs, l'affirmation selon laquelle ses tarifs ont augmenté unilatéralement dans la mesure où elle se contente de répercuter les hausses de prix des carburants.
La société Sotraloma affirme que la société Shell a nui au développement de son activité pour le compte de concurrents. Elle considère qu'il y a eu une entente de fait entre les grands bitumiers du Groupement Professionnel des bitumes (GPB) pour l'évincer du marché du bitume en France alors qu'elle jouissait d'une excellente réputation et qu'elle était montrée en exemple pour sa façon de travailler.
La société Sotraloma estime que la société Shell n'a pas respecté le préavis de 3 mois qu'elle lui avait consenti et, qu'au demeurant, elle aurait dû respecter un préavis de 2 ans.
La société Sotraloma considère qu'elle est bien fondée à solliciter l'indemnisation de sa perte de marge bénéficiaire sur 24 mois, étant précisé qu'à ce jour elle n'a pas reconstitué le chiffre d'affaires qu'elle réalisait pour la société Shell.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 5 février 2013, par lesquelles la société Shell demande à la cour de :
- infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 27 octobre 2010,
- dire et juger la société Sotraloma mal fondée en ses demandes et l'en débouter,
- condamner la société Sotraloma au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code procédure civile.
La société Shell soutient que la société Sotraloma n'apporte pas la preuve de la régularité et de la continuité des relations commerciales justifiant un délai de préavis de 24 mois et, qu'en tout état de cause, il y a lieu, par analogie, d'appliquer le préavis de trois mois fondé sur le contrat-type de transport routier de marchandises institué par le décret du 26 décembre 2003. Elle affirme que, d'une part, sa rupture est motivée par la volonté de recourir à des partenaires qui travaillent au niveau européen alors que la société Sotraloma n'a jamais effectué de prestations de transport de bitumes en Europe pour son compte et, d'autre part, par l'augmentation de ses prix de 31 % entre 2001 et 2008.
La société Shell fait également valoir l'absence de dépendance économique alors que la société Sotraloma compte parmi ses clients d'autres compagnies pétrolières et qu'elle exerce une activité de généraliste du transport, elle-même ne représentant qu'environ 25 % du chiffre d'affaires de la société Sotraloma. Elle estime que la société Sotraloma n'apporte, ni la preuve d'une entente entre elle et les entreprises concurrentes tendant à l'évincer du marché, ni celle d'un lien quelconque entre la rupture des relations commerciales avec la société Shell, d'une part, et avec la société Total, d'autre part.
Selon elle, l'audit de transport de bitumes effectué par le GPB tendant à évaluer l'aptitude d'un transporteur à transporter du bitume dans des conditions de sécurité satisfaisante n'a aucun lien avec les relations commerciales entretenues par la société Sotraloma avec la société Shell ou toute entreprise concurrente.
La société Shell considère en outre qu'elle a respecté un préavis de 3 mois et que la baisse du chiffre d'affaires durant ces 3 mois correspond à la variabilité des commandes selon la saison, et s'inscrit dans le cadre d'une baisse générale subie par l'ensemble des transporteurs.
La société Shell observe enfin que la société Sotraloma n'apporte aucun justificatif quant à sa marge bénéficiaire pour évaluer le montant de son préjudice et se réfère à la marge commerciale habituelle prévu par les usages de la profession qui est de 1,5 %.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions initiales des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Motifs
Aux termes de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."
S'agissant de la durée de la relation commerciale établie, la société Sotraloma la fait remonter à plus de 40 ans, alors que la société Shell estime que la continuité des relations date des années 1990.
Le tribunal a, à juste titre et par des motifs que la cour adopte, considéré que la preuve était rapportée d'une relation commerciale établie entre les parties depuis 1985, soit une durée de 23 années lorsque la société Shell a notifié, par courrier du 31 octobre 2008, la cessation de celle-ci avec un préavis de trois mois.
Il résulte en effet de témoignages concordants d'anciens employés de la société Sotraloma, aujourd'hui retraités de sorte que leur objectivité ne peut être mise en cause, qu'il existait un courant d'affaires depuis le début des années 1980, ce qui est confirmé par l'attribution à la société Sotraloma par la société Shell d'une convention de transport du 1er juillet 1985, renouvelée en 1986, et par des échanges commerciaux et contractuels réguliers concomitants et postérieurs à 1985.
La société Shell estime que le délai de trois mois qu'elle a accordé à la société Sotraloma était suffisant et, en tout cas, conforme au décret du 26 décembre 2003 portant approbation du contrat-type de transport public routier de marchandises exécutés par des sous-traitants qui, dans son article 12, indique que pour des relations d'une durée d'un an ou plus, le préavis doit être de trois mois.
Cependant, les dispositions de l'article 12 du décret du 26 décembre 2003 ne sont pas applicables en l'espèce, dans la mesure où elles ne concernent que les relations entre un transporteur et son sous-traitant, ce qui n'est pas le cas des relations entre la société Shell et la société Sotraloma, la première étant un donneur d'ordre et la seconde un transporteur et non un transporteur sous-traitant.
Il convient donc d'analyser si, en l'absence d'usages professionnels invoqués par les parties, un préavis de trois mois était suffisant au regard de la durée et des caractéristiques de la relation commerciale entre les parties, étant précisé que les motifs de la rupture à l'initiative de la société Shell ne sont pas de nature à influer sur la solution du litige, chaque partie à une relation commerciale, compte tenu de la liberté du commerce, ayant le droit d'y mettre fin, à condition de respecter un préavis suffisant pour permettre à l'autre de se réorganiser.
Pour solliciter un préavis de 24 mois, la société Sotraloma fait valoir que la société Shell l'aurait empêchée de travailler pour d'autres compagnies pétrolières et qu'une exclusivité lui aurait été imposée.
Elle n'en rapporte cependant pas la preuve. La société Sotraloma n'avait pas l'obligation d'avoir une flotte dédiée à la société Shell et pouvait donc offrir ses services à d'autres entreprises. D'ailleurs, la société Shell justifie que la société Sotraloma avait, parmi ses clients, d'autres compagnies pétrolières et cette dernière a reconnu dans ses écritures avoir travaillé avec la société Total.
La société Sotraloma ne justifie pas plus la situation de dépendance économique dont elle fait état comme le démontre la comparaison entre son chiffre d'affaires global et celui réalisé avec la société Shell, soit :
- en 2006, 7 624 011 pour seulement 826 047 avec Shell,
- en 2007, 7 420 644 pour seulement 1 310 730 avec Shell,
- en 2008, 6 704 957 pour seulement 913 581 avec Shell,
Soit une part de chiffre d'affaires variant entre 23 et 25 % du chiffre d'affaires total, ce qui contredit à la fois l'allégation d'exclusivité et celle de dépendance économique.
Il convient également de rappeler que le fournisseur ne peut obtenir réparation que du préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non du préjudice découlant de la rupture elle-même, ce qui est le cas du préjudice invoqué par la société Sotraloma qui résulterait du fait que l'arrêt des relations commerciales avec la société Shell n'inciterait pas les autres compagnies pétrolières à changer de prestataire à son profit.
L'affirmation de la société Sotraloma selon laquelle il y aurait une entente pour l'évincer du transport du bitume en France n'est pas sérieuse, alors que l'audit "transport de bitume" du 21 juillet 2005 émanant du Groupement professionnel des bitumes a pour objet d'évaluer l'aptitude d'un transporteur à transporter et livrer du bitume dans des conditions de sécurité satisfaisantes, ce qui est totalement étranger à la société Shell et aux entreprises concurrentes. Au demeurant, la société Sotraloma a maintenu ses relations avec la société Total bien après l'arrêt des relations commerciales avec la société Shell, le courrier de rupture de celle-ci datant du 3 janvier 2011, soit après le prononcé du jugement dont appel.
En outre, comme l'a justement relevé le Tribunal de commerce de Paris, la société Sotraloma n'avait pas qu'une activité liée au transport de produits pétroliers mais exerçait une activité de transport routier généraliste, de sorte qu'elle disposait d'une alternative économique à ses relations avec la société Shell, même si la part de la société Shell dans l'activité de la société Sotraloma établit qu'elle était un client important et stratégique.
Mais c'est également à juste titre que les premiers juges ont souligné la spécificité du marché du transport des bitumes, qui nécessite le respect de réglementations particulières et un équipement spécialisé pour maintenir à isotempérature le bitume transporté, et son caractère oligopolistique dans la mesure où les donneurs d'ordre sont de très grandes entreprises pétrolières.
Dans ces conditions, il est évident qu'un préavis de trois mois ne peut suffire pour permettre à la société Sotraloma d'assurer le redéploiement dans des conditions satisfaisantes de la partie de son activité consacrée au transport de produits de bitume pour la société Shell. Compte tenu de ces éléments et de la durée de 23 ans des relations commerciales établies, le préavis aurait dû être de 18 mois, de sorte qu'il y a bien eu rupture brutale par la société Shell de ses relations commerciales établies avec la société Sotraloma.
La société Sotraloma soutient que le préavis de 3 mois, outre qu'il était insuffisant, n'aurait pas été respecté par la société Shell et en voudrait pour preuve la comparaison entre son chiffre d'affaires mensuel moyen des années précédentes et le chiffre d'affaires mensuel des mois de novembre et décembre 2008 et celui du mois de janvier 2009. Mais, la variabilité des commandes en fonction des saisons ressort de l'analyse des courbes versées aux débats, avec notamment des baisses systématiques entre décembre et février, de sorte qu'il ne peut être tiré aucun argument de l'analyse des chiffres d'affaires de la société Sotraloma. Elle ne peut pas plus déduire le non-respect du préavis du fait que la rupture des relations commerciales ait justement eu lieu pendant cette basse saison.
Au contraire, la société Shell démontre que, pour la fin d'année 2008 et le début de l'année 2009, jusqu'au mois de février, la société Sotraloma a bien effectué toutes les livraisons aux clients attitrés et qu'elle-même n'a démarré ses relations avec les nouveaux prestataires qu'à la date du 2 février 2009.
Enfin, la société Shell établit que la baisse de chiffre d'affaires constatée à cette période par la société Sotraloma correspond à une diminution d'activité qui a touché l'ensemble des transporteurs à la fin de l'année 2008 et pendant l'année 2009, due à une baisse parallèle de l'activité des sociétés de travaux publics. C'est donc à juste titre que le tribunal a retenu qu'il ne pesait pas sur la société Shell d'autre obligation que de notifier à la société Sotraloma un préavis suffisant, le moment choisi pour cette notification étant sans incidence et ne démontrant pas une volonté de l'intimée de s'affranchir de son obligation.
L'ensemble de ces éléments permettent de dire que l'insuffisance de préavis est de 15 mois et la société Sotraloma a donc droit à l'indemnisation de son préjudice correspondant à la marge brute escomptée pendant la période d'insuffisance de préavis.
Pour l'évaluation du préjudice, il convient de prendre en compte le chiffre d'affaires moyen annuel réalisé par la société Sotraloma avec la société Shell durant les trois dernières années complètes de relations commerciales soit, 826 047 en 2006, 1 310 730 en 2007 et 913 581 en 2008, c'est-à-dire une moyenne annuelle de chiffre d'affaires de 1 016 786 .
La société Sotraloma se fonde sur une attestation de son expert-comptable qui affirme une marge brute de 20 %, en retenant au titre des charges de production les charges opérationnelles entrant dans la production de la prestation de transport, alors que la société Shell considère que la marge brute dans le secteur du transport tourne autour de 1,5 %, s'appuyant sur des documents de la Fédération nationale des transports routiers.
Cependant, la marge brute doit être calculée en fonction des éléments propres à l'entreprise et ne saurait résulter de documents généraux. Le recours à une expertise judiciaire est inutile dès lors que l'attestation de l'expert-comptable de la société Sotraloma du 6 janvier 2011 donne des éléments suffisants pour calculer la marge brute bénéficiaire: il a tenu compte de l'ensemble des charges directes de production à savoir, les frais de carburant, les salaires et charges sociales, les achats liés à l'utilisation des véhicules, de l'entretien du matériel et du matériel roulant, des frais de déplacements des salariés, des frais de péages et des taxes sur les salaires et "Organic" pour aboutir à un taux de charge de 80,87 % en 2008 et 79,84 % en 2007, d'où un taux moyen de 80 %.
En fonction de ces éléments, la marge brute est bien de 20 %, soit un gain manqué de 1 016 786 x 20 % par an = 203 357,20 , c'est-à-dire sur 15 mois 254 196,50 . S'agissant d'une indemnité, les intérêts au taux légal ne peuvent courir sur cette somme qu'à compter du présent arrêt qui la fixe. Il convient en outre d'ordonner la capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil.
L'équité commande d'allouer à la société Sotraloma une indemnité de 8 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré, sauf sur le quantum du préjudice de la société Sotraloma, Statuant à nouveau sur ce point, Condamne la société des Pétroles Shell à payer à la société Sotraloma la somme de 254 196,50 avec les intérêts au taux légal à compter du présent arrêt, Ordonne la capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil, Condamne la société des Pétroles Shell à payer à la société Sotraloma la somme de 8 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société des Pétroles Shell aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.