CA Douai, 3e ch., 28 février 2008, n° 06-04689
DOUAI
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Yvan Beal (SAS), Atelier de la Neuville (SAS)
Défendeur :
Centre Hospitalier de Tourcoing, Decoene
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Merfeld
Conseillers :
Mme Berthier, M. Klaas
Avoués :
SCP Cochemé-Kraut-Labadie, SCP Deleforge Franchi
Avocats :
Mes Machelon, Bavay
Le 26 juin1999, le Centre Hospitalier de Tourcoing a fait l'acquisition auprès de la SAS Atelier de la Neuville d'un tracteur TMG 18 de marque Iseki équipé d'un plateau de coupe et d'un bac de ramassage avec turbine, assemblée par la SAS Yvan Beal.
Le 5 mai 2000, Monsieur Guy Decoene, préposé du Centre Hospitalier de Tourcoing, a été gravement blessé à la main par la lame de la tondeuse alors qu'il tentait de retirer un bouchon d'herbe de l'engin.
Une expertise du matériel a été ordonnée par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Lille le 10 avril 2001 et l'expert, Monsieur Kowalski, a déposé son rapport le 18 juillet 2002.
Sur assignation délivrée le 15 mars 2004 par Monsieur Decoene et le Centre Hospitalier de Tourcoing, le Tribunal de grande instance de Lille, par jugement du 30 juin 2006, a :
- déclaré la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville responsables in solidum de l'accident survenu le 5 mai 2000 au préjudice de Monsieur Decoene,
- condamné in solidum la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville à verser au Centre Hospitalier de Tourcoing la somme de 8 343,53 euro en remboursement des salaires et des charges patronales du salarié remplaçant Monsieur Decoene,
- débouté la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville de leur demande d'indemnité au titre de l'immobilisation du tracteur-tondeuse,
- avant dire droit sur la demande en remboursement des frais exposés par le Centre Hospitalier de Tourcoing relativement au préjudice corporel de Monsieur Decoene, ordonné une expertise médicale et commis pour y procéder le Docteur Patrice Fontaine,
- condamné in solidum la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville à verser à Monsieur Decoene et au Centre Hospitalier de Tourcoing la somme de 1 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville ont interjeté appel du jugement par déclaration du 28 juillet 2006.
Par conclusions signifiées le 6 septembre 2007, elles demandent à la cour de réformer le jugement, de dire que l'accident a pour seule cause l'imprudence extrême de Monsieur Decoene et de débouter le Centre Hospitalier de Tourcoing et Monsieur Decoene de leurs demandes.
Subsidiairement, si leur responsabilité était retenue, elles demandent à la cour de ne pas évoquer la question de l'indemnisation.
En toutes hypothèses, elles sollicitent le rejet des demandes du Centre Hospitalier de Tourcoing et demandent que Monsieur Decoene soit déclaré irrecevable en ses demandes qui ne sont pas présentées en conformité avec l'article 25 de la loi du 21 décembre 2006 et à tout le moins, de le débouter de ses demandes relatives à l'acquisition d'un véhicule spécial et au préjudice d'agrément et de réduire notablement les autres chefs de demandes.
Elles sollicitent la condamnation solidaire de Monsieur Decoene et du Centre Hospitalier de Tourcoing à leur verser la somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elles soutiennent qu'aucune faute ne peut leur être reprochée dès lors que le matériel était accompagné d'un certificat de conformité, que les règles de sécurité étaient suffisantes puisqu'un manuel d'utilisation de l'engin spécifiait bien les précautions à prendre lors de l'utilisation et que l'expert l'a relevé lui-même.
Elles font valoir que pour opérer un 'débourrage' il suffit que le conducteur de l'engin reste assis sur le siège du tracteur en relevant le bac et en faisant tourner à fond la turbine.
Elles prétendent qu'en l'absence de tout vice de fonctionnement, la directive communautaire de 1985 n'avait pas à s'appliquer, contrairement à ce qu'a considéré le tribunal et elles arguent que l'accident ne trouve sa cause que dans l'extrême imprudence de Monsieur Decoene qui a plongé la main sous le bac, vers la turbine en fonctionnement, sans ôter les clés de contact alors qu'il lui appartenait, conformément aux préconisations d'utilisation, d'arrêter le tracteur et d'enlever les clés de contact avant toute manœuvre d'entretien.
Elles font valoir qu'accéder à la demande de liquidation du préjudice de Monsieur Decoene reviendrait à les priver d'un degré de juridiction et elles s'opposent donc à l'évocation de cette question par la cour.
Par conclusions signifiées le 29 mai 2007, Monsieur Decoene et le Centre Hospitalier de Tourcoing demandent à la cour, sur le fondement des articles 1147 et 1386-1 du Code civil, de confirmer le jugement, d'évoquer la liquidation des différents postes de préjudices et de condamner solidairement la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville à verser :
* au Centre Hospitalier de Tourcoing la somme de 1 559,55 euro au titre de l'immobilisation du matériel de remplacement,
* au titre des postes de préjudice de Monsieur Decoene, les sommes de :
préjudice soumis à recours :
- frais médicaux et pharmaceutiques 4 562,10 euro
- ITT
perte de revenus, pour mémoire 11 986,30 euro
préjudice physiologique 9 000,00 euro
- IPP 14 000,00 euro
- véhicule à conduite assistée 26 162,76 euro
dont à déduire les sommes de 11 986,30 euro et de 4 562,10 euro, débours attribués au Centre Hospitalier de Tourcoing,
préjudice non soumis à recours :
souffrances endurées 8 000 euro
préjudice d'agrément 15 000 euro
préjudice esthétique 10 000 euro
Ils demandent en outre à la cour de condamner la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville à payer au Centre Hospitalier de Tourcoing et à Monsieur Decoene une somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Ils soutiennent que le matériel comporte de nombreuses non conformités, tel qu'il ressort du rapport de l'Apave du 17 mai 2000 et de celui du Service départemental de l'inspection du travail du 13 juillet 2000, qui sont à l'origine de l'accident et qu'en tout état de cause, le matériel n'offrait pas la sécurité à laquelle l'agent pouvait légitimement s'attendre puisque le positionnement de l'interrupteur de la turbine sur 'arrêt' n'entraînait pas l'arrêt de la turbine.
Ils font valoir aussi que le collecteur d'herbe qui a été ajouté à l'ensemble tracteur-tondeuse n'était pas adapté au tracteur fabriqué par la société Iseki.
Compte tenu de l'ancienneté des faits, ils demandent à la cour de bien vouloir évoquer la liquidation des préjudices des victimes au vu des conclusions du rapport d'expertise non contesté du Docteur Fontaine.
Sur ce :
Attendu que le tribunal a exactement indiqué que les dispositions de l'article 1386-1 et suivants du Code civil relatives à la responsabilité du fait des produits défectueux, issues de la loi du 19 mai 1998, ne sont applicables qu'aux produits dont la mise en circulation est postérieure à la date d'entrée en vigueur de la loi, ce qui n'est pas le cas de l'engin litigieux, dont il est constant que la mise en circulation date du 11 mai 1997 ;
Que si, à l'époque de l'accident dont a été victime Monsieur Decoene, aucun texte ne régissait en droit français spécifiquement la responsabilité du fait des produits défectueux qui relevait donc alors des règles du droit commun, le tribunal a rappelé qu'était intervenue dès le 25 juillet 1985 la directive européenne n° 85-374 qui apportait une définition du produit défectueux rejoignant au demeurant celle donnée en droit français par l'article L. 221-1 du Code de la consommation issu de la loi du 21 juillet 1983 relative à la sécurité des consommateurs ;
Qu'aux termes de cet article en effet : 'les produits et les services doivent, dans des conditions normales d'utilisation ou dans d'autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, présenter la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne pas porter atteinte à la santé des personnes' ;
Que c'est donc à bon droit que le tribunal a estimé qu'il y avait lieu de trancher le litige au regard de l'obligation de livrer un produit offrant la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et d'apprécier la sécurité du produit, notion qui doit s'apprécier in abstracto ;
Attendu que l'expert a conclu ainsi que l'ont rappelé les premiers juges, que les règles de sécurité fournies avec le tracteur-tondeuse par la SAS Yvan Beal, indiquaient l'obligation d'arrêter le tracteur et d'enlever la clé de contact avant toute intervention d'entretien et que ce point n'a pas été respecté lors de l'intervention de Monsieur Decoene pour la recherche et l'enlèvement du bourrage d'herbe qui obstruait l'orifice de sortie de la turbine ;
Qu'il a indiqué que "l'existence des règles de sécurité fournies par la SAS Yvan Beal peuvent être considérées comme suffisantes pour une telle application en ce qui concerne la conformité du matériel aux textes si toutefois ces consignes sont respectées' et que 'l'accident dont a été victime Monsieur Decoene montre cependant que les dispositions existantes doivent être renforcées pour pallier à la situation qui a généré l'accident. Un contacteur permettant l'arrêt automatique de la turbine lors de la levée du bac à herbe devrait donc, pour ces raisons, être mis en place. Cette disposition répondra aux exigences des articles R. 233-3 et L. 233-5 alinéa a et b [du Code du travail] en particulier, dans les situations où les recommandations du construction ou du vendeur ne sont pas appliquées" ;
Que l'expert ne conclut donc pas à l'absence de conformité du produit mais expose que la sécurité peut être améliorée et en particulier au regard des exigences du Code du travail ;
Que de fait, l'accident dont a été victime Monsieur Decoene qui a perdu deux doigts dans la manœuvre destinée à enlever un bouchon d'herbe après avoir débrayé le moteur et immobilisé le tracteur (la défaillance du bouton marche/arrêt de la turbine invoqué par la victime n'ayant pas été validée par l'expert après plusieurs essais techniques, sans que cette constatation expertale soit remise en cause par les parties) révèle que la sécurité de l'usager n'était pas totale dans le cadre d'un usage normalement prévisible par le fabricant ;
Qu'en effet la formation de bouchon d'herbe humide lors de la tonte d'une pelouse est un phénomène banal ;
Que le non-respect par 'inattention ou étourderie momentanée', comme l'indique l'expert, des règles édictées (arrêt du moteur, enlèvement de la clé de contact) qui peut 'exposer de nouveau les personnes au danger d'une pièce tournante' est un événement prévisible, étant observé que Monsieur Decoene portait un casque anti-bruit qui a fortement atténué le bruit et rendu difficilement perceptible celui produit par la turbine par rapport au bruit de l'ensemble du tracteur, quand bien même son fonctionnement pouvait être repéré par la rotation des organes de transmission ;
Que la pose d'un dispositif d'arrêt automatique de la turbine aurait permis d'avoir la certitude de l'arrêt définitif de la turbine (ou de la lame) et aurait permis d'éviter l'accident ;
Que le système de sécurité était donc insuffisant au regard de ce que pouvait légitimement attendre l'usager ;
Attendu que l'observation de la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville suivant laquelle le débourrage aurait pu être obtenu en faisant tourner la turbine à fond tout en restant assis sur le siège, n'avait pas selon l'expert un caractère obligatoire, et il n'est pas établi au demeurant que cette manœuvre était préconisée par le fabricant dans une telle circonstance ;
Que le jugement doit être confirmé en ce qu'il a déclaré la SAS Yvan Beal et la SAS Atelier de la Neuville responsables in solidum de l'accident survenu le 5 mai 2000 au préjudice de Monsieur Decoene ;
Attendu que les parties sont en désaccord s'agissant de l'évocation par la cour de la question de la liquidation du préjudice corporel de Monsieur Decoene et des préjudices du Centre Hospitalier de Tourcoing qui y sont liés ;
Qu'il n'y a pas lieu d'évoquer les points non jugés par le tribunal afin de laisser aux parties le double degré de juridiction, Monsieur Decoene n'ayant d'ailleurs pas présenté sa demande en conformité avec les dispositions de l'article 25 de la loi du 21 décembre 2006 qui sont d'application immédiate aux litiges en cours devant les juridictions du fond ;
Attendu que le Centre Hospitalier de Tourcoing réclame par ailleurs l'indemnisation de ses préjudices liés au remplacement de Monsieur Decoene d'une part et à l'immobilisation de la tondeuse d'autre part ; qu'invités par la cour par courrier du 24 janvier 2008 à déposer les pièces produites au soutien de leurs demandes, les intimés ont fait savoir par lettre du 8 février 2008 que le dossier de plaidoirie était en cours de recherche auprès du greffe du Tribunal de grande instance de Lille ;
Qu'il y a lieu au vu de ces éléments, de surseoir à statuer sur ces chefs de demande dans l'attente du dépôt du dossier complet des intimés ;
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, Confirme le jugement en ce qu'il déclaré les sociétés Ateliers de la Neuville et Yvan Beal responsables in solidum du préjudice subi par Monsieur Guy Decoene et ordonné une mesure d'expertise de Monsieur Decoene, Dit n'y avoir lieu à évoquer la liquidation du préjudice de Monsieur Decoene, Sursoit à statuer sur les préjudices du Centre Hospitalier de Tourcoing jusqu'à remise à la cour des pièces produites à l'appui de la demande et dit que dans cette attente, l'affaire sera retirée du rôle, Réserve les dépens et l'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.