CA Montpellier, 4e ch. soc., 5 juin 2013, n° 11-05423
MONTPELLIER
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Total Raffinage Marketing (SA)
Défendeur :
Martin (Epoux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tournier
Conseillers :
Mme Febvre-Mocaer, M. Belletti
Avocats :
SCP Regnault, Associés, Me Pierchon
FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
La société Total France devenue Total Raffinage Marketing, ci-après Total RM, et la SARL Martin ont conclu, à compter du 21 décembre 1987, plusieurs contrats successifs de location-gérance portant sur une station-service située au 1 avenue Rhin et Danube à Béziers.
La SARL Martin, dont Louis Martin et son épouse Mireille Martin étaient les deux associés et cogérants, distribuait du carburant sous le régime du mandat et exploitait diverses activités.
Du fait des difficultés de la SARL, ayant conduit celle-ci à se retrouver dans l'impossibilité de respecter ses obligations de mandataire pour l'activité carburant et notamment de restituer les recettes issues des ventes de carburant à Total RM en juillet et août 2005, les parties décidaient de mettre fin à leurs relations contractuelles à effet du 30 août 2005.
Monsieur Louis Martin et son épouse Madame Mireille Martin saisissaient le 3 août 2006 le Conseil de prud'hommes de Béziers d'une demande d'application du droit du travail sur le fondement des articles L. 781-1 et suivants devenus L. 7321-1 et suivants du Code du travail.
En cours d'instance la société Total RM invoquait une question prioritaire de constitutionnalité. Cependant par arrêt du 28 septembre 2010, la Cour de cassation a dit n'y avoir lieu à renvoyer au Conseil constitutionnel cette question aux motifs que "la question n'est pas nouvelle et qu'elle n'a pas de caractère sérieux dès lors que les termes presque exclusivement contenus dans l'article L. 7321-2 du Code du travail, tels qu'interprétés à de nombreuses reprises par la Cour de cassation, ne sont ni imprécis, ni équivoques et ne peuvent porter atteinte aux objectifs à valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, ni en conséquence, aux droits et libertés visés dans la question".
Par jugement du 6 juillet 2011, assorti de l'exécution provisoire, le Conseil de prud'hommes de Béziers en formation de départage a :
- rejeté le moyen d'inconventionnalité des articles L. 7321-1 et L. 7321-2 du Code du travail invoqué la société Total RM,
- rejeté le moyen d'irrecevabilité de la société tiré du protocole d'accord du 30 août 2005 ;
- déclaré prescrites les demandes de Louis Martin et Mireille Martin concernant la période antérieure au 3 août 2001 relatives à des salaires, à des congés payés, et à des repos compensateurs, au titre de la participation aux fruits de l'expansion,
- décidé que la législation du travail prévue nouvellement par les articles L. 7321-1 à L. 7321-5 du Code du travail et sous l'ancienne codification était applicable à Louis Martin et à Mireille Martin dans leur relation avec la société Total RM, et que ces derniers remplissaient les conditions prévues par les articles L. 7321-1 à L. 7321-5 du Code du travail,
- décidé que les règles de droit commun relatives à la rupture du contrat de travail s'appliquaient, et que la convention collective nationale de l'industrie du pétrole du 3 septembre 1985 étendue était applicable à Louis Martin et à Mireille Martin,
- accueilli les demandes de Louis Martin et Mireille Martin en paiement d'un salaire chacun à la charge de la société Total RM, selon le coefficient de rémunération K 215 institué par la convention collective nationale de l'industrie du pétrole ;
- décidé que Monsieur Louis Martin et Madame Martin avaient droit, pour la période du 3 août 2001 au 30 août 2005, au paiement de rappel de salaires, des congés payés afférents et de sommes au titre de la participation aux fruits de l'expansion de la société Total sans que ces sommes puissent être compensées avec les commissions, rémunérations et avantages de toute nature attachés à la nature commerciale des contrats conclus par la SARL Martin avec la société Total RM et dont Louis Martin et Mireille Martin ont pu bénéficier par ailleurs en qualité de gérants de la SARL Martin ;
- condamné la société Total RM à justifier auprès de Louis Martin et Mireille Martin leur immatriculation au régime général de la sécurité sociale pour la période du 3 août 2001 au 30 août 2005 et au paiement par elle des cotisations correspondantes, et ce sous astreinte de 200 euros cent euros par jour de retard à compter du délai d'un mois suivant la notification du jugement,
- condamné la société Total RM à verser à Louis Martin et à Mireille Martin une provision de 50 000 euros à chacun à valoir sur leurs demandes indemnitaires,
- avant dire droit ordonné une expertise financière pour le surplus des demandes,
- alloué la somme de 3 000 euros à chacun des demandeurs au titre de leurs frais non compris dans les dépens et à valoir sur la somme qui leur sera allouée définitivement de ce chef ;
La société Total RM a régulièrement relevé appel de cette décision.
Elle soutient essentiellement que :
- à titre principal l'article L. 7321-2 est inconventionnel au regard de la jurisprudence de la Cour EDH car il porte atteinte au principe de la sécurité juridique et au caractère prévisible du droit dans les relations des parties,
- à titre subsidiaire l'irrecevabilité des demandes en raison de l'absence de :
* lien entre les époux Martin et la société Total RM,
* d'obligations réciproques au titre de l'exploitation,
* preuve d'une activité distincte de celle accomplie pour le compte de la SARL Martin,
- à titre très subsidiaire, la renonciation des époux Martin contenue dans le protocole d'accord qui leur interdit d'agir et la prescription des demandes,
- à titre infiniment subsidiaire, les conditions d'application des articles L. 7321-1 et suivants du Code du travail ne sont pas réunies :
* première condition : la fourniture du local,
* deuxième condition : l'absence d'exclusivité et l'absence de presque exclusivité,
* troisième condition : la fixation des conditions d'exploitation,
* quatrième condition : la fixation des prix de vente des produits et des services,
- à titre éminemment subsidiaire, les demandes des époux Martin ne sont pas fondées car la convention collective du pétrole n'est pas applicable, et le jugement a décidé que les époux Martin avaient droit en leur principe au paiement de rappel d'heures supplémentaires et de congés payés afférents au rappel de salaires, sans avoir caractérisé le fait qu'ils n'auraient pas librement fixé les conditions de travail et les conditions d'hygiène et de sécurité du travail,
- elles ne sont pas aussi fondées car, contrairement à ce qu'a affirmé le jugement, il convient de procéder à la déduction des sommes perçues de l'exploitation, et d'opérer ainsi la compensation entre les sommes déjà perçues au titre de l'exploitation de la station-service avec les sommes pouvant être dues au titre de la même exploitation en application du statut d'assimilé salarié,
- de même une immatriculation au régime général de la sécurité sociale par la société n'est pas possible, cette démarche incombant aux seuls demandeurs,
- enfin sont inapplicables les règles de droit commun relatives au licenciement, car il ne peut exister entre les parties un lien de subordination, or il n'y a pas eu un licenciement mais une résiliation amiable du contrat, quant aux conséquences en matière de droit à la retraite les époux Martin ont déjà cotisé et les gérants de succursales ne doivent pas être obligatoirement affiliés à l'AGIRC et à l'ARRCO,
- aussi, dans une telle situation, l'octroi de dommages et intérêts par le jugement à valoir sur des demandes indemnitaires ne se justifie pas.
La société Total RM sollicite donc l'infirmation du jugement déféré, le rejet des demandes, et le paiement de la somme de 3 500 euros pour ses frais non compris dans les dépens en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Les intimés les époux Martin demandent la confirmation de cette décision et reprennent leurs prétentions déjà soutenues devant les premiers juge par appel incident, sollicitant en sus la condamnation de la société appelante à leur payer, à chacun d'eux, la somme de 5 000 euros pour ses frais en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur l'inconventionnalité de l'article L. 7321-2 du Code du travail
Attendu que selon la société appelante le principe de sécurité juridique impose la prévisibilité de la règle de droit et fait partie des droits protégés par la juridiction européenne au titre du droit à un procès équitable ; que cependant le critère de presque exclusivité de l'article L. 7321-2 du Code du travail d'une part n'est pas défini par ce texte et ne permet pas au fournisseur d'apprécier le risque de se voir imposer la mise en œuvre de ces dispositions, d'autre part en l'absence de toute définition des conditions précises de son application ne permet pas de prévoir avec un degré suffisamment raisonnable de certitude, les conséquences pouvant en résulter en sorte que l'application du droit du travail est imprévisible ;
Attendu que, cependant, ne constitue pas une atteinte à la sécurité juridique le fait que les juridictions apprécient dans chaque cas l'importance, prépondérante ou non, de l'activité consacrée par un distributeur de produits au service du fournisseur ; qu'en outre le contrôle juridictionnel constitue au contraire une garantie de sécurité pour le fournisseur qui peut discuter tous les éléments fournis ;
Attendu que, dans ces conditions, les dispositions de l'article L. 7321-2 du Code du travail ne sont pas contraires à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
Attendu que cette argumentation n'est donc pas fondée et le jugement doit être confirmé de ce chef ;
Sur la recevabilité des demandes tenant à l'absence de lien entre les époux Martin et la société
Attendu que selon la société appelante les demandes des époux Martin sont irrecevables car elle n'a été liée qu'avec la SARL Martin qui est sa seule cocontractante ;
Attendu qu'aux termes de l'article L. 781-1 devenu L. 7321-2 les dispositions du Code du travail qui visent les apprentis, ouvriers, employés, travailleurs sont applicables aux personnes dont la profession consiste essentiellement à recueillir les commandes ou à recevoir des objets à traiter, manutentionner ou transporter, pour le compte d'une seule entreprise industrielle et commerciale, lorsque ces personnes exercent leur profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par ladite entreprise ;
Attendu qu'il résulte de ce texte que si les conditions sont, en fait, réunies, quelles que soient les énonciations du contrat, les dispositions du Code du travail sont applicables, sans qu'il soit besoin d'établir l'existence d'un lien de subordination et sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur la fictivité de la société que les époux Martin avaient constituée ;
Attendu que cette argumentation n'est donc pas fondée et le jugement doit être confirmé de ce chef ;
Sur la recevabilité des demandes tenant à la renonciation des époux Martin
Attendu que cette renonciation est mentionnée dans le protocole d'accord du 30 aout 2005 constatant la résiliation amiable du contrat entre la société Martin et la société Total ; qu'en outre il était stipulé la résiliation des contrats et la renonciation par des époux Martin, intervenus à l'acte à titre personnel, d'invoquer l'article L. 781-1 devenu L. 7321-2 ;
Attendu que si la société appelante invoque une renonciation au droit du travail par les intimés, il n'en demeure pas moins que les dispositions, en ce qu'elles fondent l'application du droit social aux gérants, sont d'ordre public et toute renonciation, avant que les droits soient ouverts ou consacrés sont sans effet ; qu'enfin toutes les clauses qui ont ou qui auraient pour but d'en écarter l'application, dans le même acte, sont entachés de nullité ;
Attendu que cette argumentation n'est donc pas fondée et le jugement doit être confirmé de ce chef ;
Sur l'application des dispositions du Code du travail aux époux Martin
Attendu qu'il n'est pas discuté la fourniture du local par la société appelante ; que le jugement déféré a bien souligné que l'approvisionnement des produits, autres que les produits pétroliers, provenait de filiales de la société Total, ou de fournisseurs obligatoirement référencés par la même société ; que si la société Total prétend que les époux Martin n'avaient que l'obligation de consulter les fournisseurs référencés avant de choisir librement les fournisseurs, il n'en demeure pas moins que l'appelante reconnaît que les tarifs des fournisseurs référencés étaient plus avantageux en sorte les marchandises à la vente étaient bien fournis exclusivement ou presque exclusivement par la société Total ;
Attendu qu'enfin la société Total devait préalablement accepter l'adjonction de toute nouvelle activité annexe en sorte que les époux Martin n'étaient pas libres d'offrir des produits dits de diversification sans un contrôle étroit de la société ;
qu'ainsi, outre les nombreux éléments rappelés et détaillés par le jugement, la fixation des conditions d'exploitation était effectuée par la société appelante ;
Attendu qu'il se déduit de ce qui précède et des motifs du jugement que la fixation des prix de vente des produits et des services n'était pas établie par les époux Martin mais par la société appelante ou ses filiales directes ;
Attendu que cette argumentation n'est donc pas fondée et le jugement doit être confirmé de ce chef ;
Sur la prescription des demandes
Attendu qu'en l'espèce est seule applicable la prescription quinquennale prévue par l'article L. 143-14 devenu L. 3245-1, qui s'appliquent, en vertu de l'article L. 781-1 recodifié sous les numéros L. 7321-1 à L. 7321 4, en tant que les demandes portent sur des demandes de nature salariale ;
Attendu qu'en effet il n'est pas démontré que les époux Martin se sont trouvés dans une impossibilité d'agir suspendant cette prescription ; que l'exclusion apparente, résultant du type de contrat conclu entre les époux Martin et la société Total, de leur droit à bénéficier des dispositions de l'article L. 781-1 recodifié sous les numéros L. 7321-1 à L. 7321-4, ne les a pas placés dans l'impossibilité de contester cette situation devant la juridiction prudhommale ;
Attendu que cette argumentation n'est donc pas fondée et le jugement doit être confirmé de ce chef ;
Sur la convention collective applicable et les autres demandes
Attendu que, contrairement à ce que soutient la société, il est de principe que les gérants salariés bénéficient de la convention collective à laquelle est soumis leur employeur ; qu'en effet les personnes visées à l'article L. 781-1 du Code du travail devenu les articles L. 7321-1 et L. 7321-3 bénéficient des dispositions de ce code et notamment de celles du titre V Livre II relatif aux conventions collectives et par suite bénéficient de la convention collective à laquelle est soumis le chef d'entreprise qui les emploie, étant observé qu'il n'est pas discuté du coefficient de classification retenu par le jugement compte tenu des fonctions réellement exercées par les époux Martin ;
Attendu, sur le rappel de salaires pour heures supplémentaires, que si le bénéficiaire des conditions prévues à l'article L. 781-1 du Code du travail, peut prétendre aux avantages accordés par ce code, il appartient à la juridiction saisie de vérifier :
- si les horaires d'ouverture du magasin, impliquant l'accomplissement d'heures supplémentaires, étaient librement décidés par eux ou imposés par l'entreprise, et s'ils étaient ainsi dans la nécessité de travailler au-delà de la durée légale,
- si le montant du bénéfice d'exploitation leur permettait d'employer du personnel pour les accomplir ;
Attendu que l'expert devra donc tenir compte de ces précisions dans son rapport ;
Attendu, enfin, que la compensation implique l'existence d'obligations réciproques entre les parties ; que les rémunérations perçues par les époux Martin en tant que gérant et salarié de la société Martin leur ayant été versées par cette dernière société et non par la société Total, laquelle n'est ainsi aucunement créancière des époux Martin à ce titre, aucune compensation ne peut être opérée entre la créance des époux Martin sur la société Total et les sommes perçues par eux de la part de la société Martin ;
Attendu que si la société appelante prétend que sont inapplicables les règles de droit commun relatives au licenciement, car il n'existe pas entre les parties un lien de subordination, il n'en demeure pas moins que la résiliation amiable du contrat, frappée de nullité comme précisé ci avant, a pour effet de permettre aux époux Martin de réclamer que la rupture à l'initiative de l'employeur s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
Attendu qu'en ce qui concerne le droit à la retraite il convient d'attendre les résultats de l'expertise sur cette demande comme le retient le jugement ;
Attendu que, pour le surplus il convient de confirmer la décision déférée, le montant de la provision étant justifié ;
Attendu qu'il parait équitable que la société Total participe à concurrence de 800 euros aux frais exposés par chacun des intimés en cause d'appel et non compris dans les dépens en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu l'article 696 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Y Ajoutant, Dit que l'expert devra observer les précisions énoncées dans les motifs du présent arrêt, Condamne la société SA Total Raffinage Marketing à payer à chacun des époux Martin la somme de 800 euros pour leurs frais exposés en appel en application de l'article 700 du Code de procédure civile, La condamne aux entiers dépens d'appel.