CA Douai, 2e ch. sect. 2, 6 juin 2013, n° 10-07338
DOUAI
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Leray (Consorts), L'Estaminet de l'Abbaye (SARL)
Défendeur :
Brasserie Lambelin (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Conseillers :
Mmes Valay-Briere, Barbot
Avocats :
SCP Francois Deleforge-Bernard Franchi, Mes Carlier, Chambaert, Laforce, Perreau, Lequai, Jouffrey
Par acte sous seing privé des 26 mars 2002 et 24 avril 2002, la SCI Titan, représentée par Marc Lambelin, a donné à bail à la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, représentée par Jacky Leray, une maison à usage de commerce sise à [...].
Selon acte sous seing privé du même jour, Marc Lambelin a accordé à la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech la location-gérance du fonds de commerce situé dans l'immeuble sus visé, pour une durée d'an à compter du 1 avril 2002, renouvelable par tacite reconduction et contenant une clause de non-rétablissement.
Le 27 septembre 2006, Marc Lambelin a cédé le fonds de commerce à la SAS Brasserie Lambelin.
Le 29 avril 2008, la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech a délivré congé à son bailleur pour le 31 juillet 2008, avant d'être été dissoute par délibération du 19 novembre 2008 et radiée du RCS le 4 octobre 2010.
Parallèlement, le 10 juillet 2008, Yannick Leray, fils de Jacky Leray, a créé la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V aux fins d'exploiter un nouveau fonds de commerce situé [...].
Estimant qu'il s'agissait d'une violation de la clause de non-rétablissement et d'un acte de concurrence déloyale, la Brasserie Lambelin a fait assigner Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V en juillet 2009, afin de voir ordonner la fermeture de l'établissement exploitée par cette dernière société, ainsi que la cessation des actes de concurrence déloyale, et condamner solidairement les défendeurs à lui payer 50 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Par jugement du 23 Septembre 2010, le Tribunal de commerce de Lille a :
* ordonné la fermeture pour 5 ans à compter du 31 Juillet 2008, de l'Etablissement de " L'Estaminet de l'Abbaye V ", situé [...], sous astreinte de 200 euros par jour suivant le 30ème jour après la signification du jugement,
* condamné la SARL " L'Estaminet de l'Abbaye V ", à payer à la SAS Brasserie Lambelin une indemnité de 1 000 euros au titre de l'Article 700 du nouveau Code de procédure civile,
* débouté les parties de l'ensemble de leurs autres demandes, fins et conclusions [en particulier les demandes de la Brasserie Lambelin tendant à voir interdire l'utilisation de l'enseigne et à l'octroi de dommages et intérêts].
Yannick Leray, la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et Jacky Leray ont interjeté appel dudit jugement par déclaration reçue le 20 octobre 2010.
PRETENTIONS DES PARTIES :
Aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 12 mars 2013, la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et Yannick Leray demandent à la cour de :
- réformer la décision entreprise en ce qu'elle a ordonné sa fermeture sous astreinte,
- reconventionnellement, par voie d'exception, prononcer la nullité du contrat de location-gérance pour défaut d'objet et vice du consentement,
- en toute hypothèse :
- débouter la SAS Brasserie Lambelin, de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- La condamner au paiement des sommes suivantes :
- 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,
- 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les dépens de première instance et d'appel.
A titre liminaire, ils indiquent notamment que le nom commercial et l'enseigne sous lesquels la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech a exploité le fonds donné en location appartiennent à Jacky Leray, non au propriétaire du fonds qui ne peut en revendiquer la propriété ; que Jacky Leray ne s'est pas réinstallé et respecte donc la clause de non-concurrence ; que Marc Lambelin n'a pas notifié la cession du fonds à son locataire, de sorte que la Brasserie Lambelin ne peut se prévaloir du contrat de location-gérance vis-à-vis du locataire ; que Yannick Leray n'est pas lié par une clause de non-concurrence, et le principe étant la liberté du commerce, le simple fait d'être le fils de l'ancien locataire gérant ne peut l'empêcher de s'installer ; que la Brasserie Lambelin ne démontre pas l'existence de manœuvres déloyales caractérisées ; que l'enseigne "Estaminet II l'Abbaye de Genech " appartenant à Jacky Leray, elle pouvait être utilisée par Yannick Leray sans que son usage ne constitue pas un acte de concurrence déloyale ; que l'établissement créé par Yannick Leray n'est pas une affaire comparable à l'ancien.
S'agissant du préjudice, la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et Yannick Leray soutiennent que si la Brasserie Lambelin n'est pas parvenue à vendre son fonds, c'est uniquement en raison l'état des locaux et non d'une prétendue concurrence déloyale ou interdite ; qu'en n'entamant aucune action à l'encontre de son bailleur, la SCI Titan - dont Monsieur Lambelin est gérant - afin de l'obliger à réaliser les travaux indispensables, c'est la Brasserie Lambelin qui rend la vente impossible ; qu'elle ne peut donc se prévaloir de sa propre turpitude ; qu'elle n'apporte pas preuve ni d'une faute, ni d'un préjudice, ni d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Ils demandent la réformation du jugement entrepris, en invoquant en premier lieu la nullité de la clause de non-concurrence, aux motifs que le contrat de location-gérance ne respecte pas les dispositions de l'article L. 144-3 du Code de commerce, Marc Lambelin ne pouvant bénéficier de l'article L. 144-5 8° puisqu'il ne doit pas être confondu avec la Brasserie Lambelin, personne morale distincte ; qu'en outre, la clause de non-rétablissement ne leur est pas opposable, elle ne s'étend pas aux ayant droits du locataire, Yannick Leray n'ayant été que salarié de ce dernier, elle n'est pas non plus opposable à la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V qui n'est pas le successeur de la SARL Estaminet II l'Abbaye de Genech et a racheté un fonds préexistant.
Par ailleurs, ils affirment que la société Brasserie Lambelin ne rapporte pas la preuve d'une faute de concurrence déloyale sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, ni d'un préjudice et d'un lien causal entre les deux, dès lors que l'impossibilité de vendre est indépendante d'une prétendue concurrence déloyale.
Ils soulèvent également, par voie d'exception, la nullité de la location-gérance, pour les motifs suivants :
- le non-respect de l'article 144-3 du Code de commerce,
- le défaut d'objet en vertu de l'article 1126 du Code civil et le dol ;
- l'absence de loyer.
Ils achèvent en indiquant notamment que les " consorts Lambelin " sont de mauvaise foi et que la Brasserie Lambelin cherche à s'approprier un nom commercial et un concept qui préexistaient au contrat de location-gérance, afin d'obliger la société créée par Yannick Leray à souscrire un contrat de brasseur à des conditions léonines.
Selon ses dernières conclusions signifiées le 20 décembre 2012, Jacky Leray demande à voir :
- infirmer la décision entreprise et, statuant à nouveau,
- débouter la société Brasserie Lambelin de l'ensemble de ses demandes,
- condamner la société Brasserie Lambelin au paiement des sommes suivantes :
- 3 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- 3 500 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive et injustifiée,
- les dépens de première instance et d'appel.
A titre principal, il fait valoir que le contrat de location-gérance est nul d'une nullité absolue pour avoir été conclu en contravention aux dispositions de l'article L. 144-3 du Code de commerce, de sorte que la clause de non-rétablissement est elle aussi nulle ; que dès lors, le tribunal ne pouvait constater la violation de cette clause et ordonner la fermeture du nouvel établissement ; que l'article L. 144-5 8° ne peut être invoqué par la société intimée, non signataire du contrat de location-gérance.
Subsidiairement, Jacky Leray prétend en particulier que la clause de non-rétablissement a cessé de s'appliquer lors du renouvellement du contrat par tacite reconduction ; que la cession du fonds, non signifiée au locataire, ne lui est pas opposable ; qu'il n'y a eu ni renouvellement tacite, ni nouveau contrat avec la Brasserie Lambelin, de sorte la preuve de l'existence d'une clause de non-rétablissement n'est pas rapportée.
Très subsidiairement, Jacky Leray prétend que faute de signification de la cession du fonds à la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, la clause de non-concurrence n'est pas opposable à cette société.
Encore plus subsidiairement, Jacky Leray soutient que qu'il n'a pas participé à la société créée par son fils Yannick Leray ; que l'engagement de non-rétablissement est personnel à la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, et inopposable à un tiers au contrat ; qu'au cas d'espèce, ni la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, ni lui-même ne se sont réinstallés, qu'ils ne sont pas associés de la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et ne participent pas à son exploitation ; que le tribunal ne pouvait donc considérer que son fils ou la société de celui-ci avaient violé la clause de non-concurrence.
Très subsidiairement encore, Jacky Leray fait valoir qu'en vertu de l'effet relatif des contrats, seule la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech est liée par la clause de non-rétablissement, et elle n'a pas été assignée ; que dès lors, l'intimée doit être déboutée de sa demande, d'autant que le tribunal n'a pas constaté la violation de cette clause par Jacky Leray et la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech ; que la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V, tiers au contrat, ne peut être tenue par cette clause ; que le tribunal a commis une confusion dans le rôle de chacun et l'interprétation du contrat de location-gérance, Yannick Leray n'ayant jamais été que le salarié de l'ancien locataire-gérant ; que le tribunal ne pouvait pas non plus lui appliquer la clause de non-rétablissement ; qu'en vertu de la liberté du commerce et de l'industrie, les clauses portant atteinte à ce principe doivent être interprétées restrictivement, de sorte que Yannick Leray ne peut être entravé dans sa liberté de se réinstaller et de pratiquer sa profession.
Jacky Leray discute encore la nature de la clause, qu'il qualifie de 'non-rétablissement', et affirme que seule la question de son propre rétablissement est en cause ; que si une condamnation doit intervenir, elle ne peut concerner que lui-même, à condition d'établir sa participation d'une quelconque façon à l'entreprise de son fils, ce qui n'est pas le cas ; que son fils n'est juridiquement pas concerné par le litige qui a trait à ses propres relations avec son ancien bailleur.
Par ailleurs, Jacky Leray rappelle que la clause de non-rétablissement n'est pas violée en l'absence de risque concurrentiel à l'égard du créancier ; que le raisonnement du tribunal, emprunt d'une erreur de droit, aboutit à priver la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et, à travers elle, Yannick Leray, de la possibilité d'exercer une activité qui constitue sa profession, ce qui constitue une application disproportionnée de la clause ; qu'à défaut, le tribunal aurait dû réduire les effets de la clause dans le temps à une année, ou sanctionner sous forme de dommages et intérêts ; qu'en conséquence, s'il doit y avoir une sanction, elle doit consister en l'allocation de dommages et intérêts, à charge pour la Brasserie Lambelin d'établir une faute, un lien de causalité et un préjudice - triple preuve non rapportée en l'espèce ; que plus subsidiairement encore, si la sanction était ordonnée en nature, la fermeture de l'établissement devrait être limitée à un an depuis la résiliation du contrat de location-gérance.
Par dernières conclusions signifiées le 14 mars 2013, la SA Brasserie Lambelin prie la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a en ce qu'il a :
- ordonné, sous astreinte, la fermeture pour 5 ans de l'établissement de L'Estaminet de l'Abbaye V, situé [...], mais en revanche, fixer l'astreinte à 500 euro par jour suivant le 30ème jour après la signification du " jugement ", et se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte, et fixer la fermeture à compter de l'arrêt de la cour à intervenir,
- condamner la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V à lui payer 1 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile liés à la procédure de première instance,
- le réformer pour le surplus,
- statuant à nouveau, ordonner, en toute hypothèse, la cessation des actes de concurrence déloyale opérés par Jacky Leray, d'une part, et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et son gérant statutaire Monsieur Yannick Leray, d'autre part, à savoir interdire :
- la réalisation de toute publicité de nature à faire croire au public qu'il s'agit de la continuation du même fonds,
- l'utilisation de l'enseigne commerciale " L'Estaminet de l'Abbaye V " en ce qu'elle est trop proche, dans son contenu et sa calligraphie, de l'enseigne de l'ancien fonds,
- l'utilisation du même numéro de téléphone,
et ce, sous astreinte de 500 euro par jour de retard, à compter de l'expiration d'un délai de huit jours suivant la signification de l'arrêt à intervenir, en se réservant le pouvoir de liquider l'astreinte,
- condamner solidairement Jacky Leray, la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et Yannick Leray, à lui payer la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts pour le préjudice subi du fait de l'impossibilité de trouver un successeur,
- débouter les consorts Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V de l'ensemble de leurs demandes,
- dire que le contrat de location gérance n'encourt pas la nullité pour vice du consentement,
- condamner les appelants à payer à la SAS Brasserie Lambelin la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, pour les frais irrépétibles liés à la procédure d'appel, ainsi qu'aux dépens,
- dire que, dans l'hypothèse où, à défaut de règlement spontané, des condamnations prononcées dans l'arrêt à intervenir, l'exécution forcée devant être réalisée par huissier, le montant des sommes retenues par l'huissier au titre de l'article 10 du décret du 8/03/2001 portant modification du décret du 12/12/1996 n° 96/1080 ( tarif des huissiers) devront être supportés par les débiteurs en sus de l'application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle demande confirmation du jugement en ce qu'il a constaté la violation de la clause de non-concurrence, faisant valoir qu'il est établi que Jacky Leray avait l'intention d'ouvrir, à la fin du contrat de location-gérance, une autre brasserie en conservant la clientèle du fonds ; que les consorts Leray ont délibérément créé une confusion dans l'esprit du public entre le fonds précédemment exploité et le nouveau en laissant accroire qu'il s'agit de la continuation du même fonds ; que différents éléments factuels révèlent que la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V n'est qu'une société-écran créée à dessein de contourner la clause de non-concurrence et de détourner la clientèle de l'ancien fonds ; qu'il y a collusion entre Jacky Leray, la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et son fils Yannick Leray ; que la cession du fonds par Marc Lambelin à la SARL Brasserie Lambelin ayant été dûment notifiée, la clause de non-concurrence est opposable ; qu'en toute hypothèse, la Brasserie Lambelin peut se prévaloir de la violation de la clause de non-concurrence sur le fondement délictuel, dès lors que ce manquement contractuel lui cause un préjudice. La Brasserie Lambelin demande donc confirmation du jugement quant à la durée de fermeture du nouvel établissement, mais que la prise d'effet de mesure soit fixée à la date de l'arrêt et que l'astreinte soit portée à 500 euros par jour.
Par ailleurs, la Brasserie Lambelin reproche au tribunal de n'avoir pas tiré les conséquences de ses propres constatations, alors qu'il a retenu la commission d'actes de concurrence déloyale. Elle requiert donc la condamnation des appelants à cesser les actes de concurrence déloyale aux motifs qu'ils ne rapportent pas la preuve de leur propriété sur l'enseigne du fonds loué ; que même si Jacky Leray en est propriétaire, l'engagement de non-concurrence interdisait aux appelants de se réinstaller sous ce nom pendant 5 ans ; que par ailleurs, l'enseigne n'est pas le seul élément créant la confusion dans l'esprit du public et constitutif d'une concurrence déloyale.
La société Brasserie Lambelin demande encore la réformation du jugement déféré en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts, faisant valoir que :
- s'agissant de Jacky Leray, sa responsabilité est engagée sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil pour violation de la clause de non-concurrence et, subsidiairement, sur le fondement de la responsabilité délictuelle ;
- depuis le départ de l'ancien locataire-gérant, elle est dans l'incapacité de trouver un nouveau locataire-gérant et n'a pu vendre le fonds ; que le préjudice commercial équivaut donc à la valeur vénale du fonds ; que si les locaux n'étaient pas en bon état, la responsabilité en incombe au locataire tenu, en vertu du bail, de réaliser les travaux de mise aux normes et que c'est la SCI Titan, propriétaire de l'immeuble, qui responsable de l'état de celui-ci ; que le lien entre le préjudice et les actes de concurrence déloyale est démontré ;
- s'agissant de la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et de Yannick Leray, leur responsabilité est engagée sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.
En réponse aux nouveau moyens soulevés par les appelants, la société Brasserie Lambelin objecte notamment que :
- le contrat de location-gérance n'est pas nul pour défaut d'objet et vice du consentement ;
- le contrat n'est pas non plus nul au regard de l'article L. 144-3 du Code de commerce, dès lors sue l'article L. 144-5 8° est applicable.
SUR CE,
1°) Sur le fondement de la responsabilité encourue par les appelants
- Sur la nature de la responsabilité encourue par Jacky Leray :
Attendu qu'à titre principal, la SARL Brasserie Lambelin prétend que Jacky Leray a engagé sa responsabilité contractuelle pour violation de la clause de non-rétablissement insérée dans le contrat de location-gérance et, subsidiairement, sa responsabilité délictuelle pour commission d'actes de concurrence déloyale (cf. page 15 de ses conclusions) ;
Attendu que le contrat de location-gérance contient une clause d'interdiction de se rétablir libellée comme suit :
" le preneur s'interdit formellement le droit de se rétablir ou de s'intéresser directement ou indirectement, même comme simple associé commanditaire, dans un commerce de la nature de celui présentement loué, pendant une durée de cinq ans à compter de l'expiration du présent contrat et dans un rayon de 5 km à un vol d'oiseau du siège actuel du fonds loué. "
Que toutefois, Jacky Leray oppose, à titre de moyen de défense principal, la nullité du contrat de location-gérance régularisé les 26 mars 2002 et 24 avril 2002, entre Marc Lambelin d'une part, et la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech d'autre part ;
Attendu que le contrat de location-gérance litigieux ayant été conclu en 2002, l'article L. 144-3, dans sa rédaction applicable à la cause, subordonne la validité de la location-gérance, à l'égard du propriétaire du fonds, aux conditions suivantes :
Les personnes physiques ou morales qui concèdent une location-gérance doivent avoir été commerçants ou avoir été immatriculés au répertoire des métiers pendant sept années ou avoir exercé pendant une durée équivalente les fonctions de gérant ou de directeur commercial ou technique et avoir exploité pendant deux années au moins le fonds ou l'établissement artisanal mis en gérance.
Que le non-respect de ces dispositions est sanctionné par la nullité absolue du contrat de location-gérance, nullité qui peut être invoquée tant par le propriétaire-bailleur que par le locataire-gérant et par tout tiers lorsqu'il y a intérêt ;
Attendu que la Brasserie Lambelin ne conteste pas que Marc Lambelin, propriétaire du fonds mis en location à la date de conclusion du contrat en cause, ne remplissait pas ces deux conditions de délai à cette date, mais elle se prévaut du cas de dispense prévu par l'article L. 144-5 8° suivant lequel :
L'article L. 144-3 n'est pas applicable : (...)
8°. au loueur de fonds de commerce lorsque la location-gérance a pour objet principal d'assurer, sous contrat d'exclusivité, l'écoulement au détail des produits fabriqués ou distribués par lui-même ;
Or, attendu qu'au présent cas, c'est à raison que les appelants font observer que la société locataire-gérante, la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, n'a signé aucun contrat d'exclusivité avec le propriétaire du fonds de l'époque, Marc Lambelin, ni écoulé des produits fabriqués ou distribués par lui ; que l'intéressé, certes associé de cette société, ne saurait être confondu avec la SARL Brasserie Lambelin, personne morale juridiquement distincte et non signataire du contrat de location-gérance ;
Qu'il en résulte que Marc Lambelin ne pouvait être dispensé des conditions de délais posées par l'article L. 144-3, nonobstant la clause du contrat par laquelle il a déclaré remplir les conditions requises par les articles L. 144-1 et suivants du Code de commerce pour consentir une location-gérance ; que dès lors que l'intéressé ne remplissait pas la condition d'exploitation du fonds pendant deux années posée par ce texte, le contrat de location-gérance qu'il a signé doit être déclaré nul ; qu'il sera ajouté sur ce point au jugement entrepris, les premiers juges n'ayant pas été saisis de ce moyen de nullité, soulevé uniquement en cause d'appel ;
Qu'en conséquence de cette nullité, la Brasserie Lambelin n'est pas fondée à se prévaloir ni de la clause de non-rétablissement insérée dans le contrat de location-gérance, ni d'aucune autre clause y figurant, et la responsabilité de Jacky Leray ne peut être recherchée que sur un fondement délictuel ;
- Sur la nature de la responsabilité encourue par Yannick Leray et SARL L'Estaminet de l'Abbaye V :
Attendu que Yannick Leray et SARL L'Estaminet de l'Abbaye V soutiennent à raison que la clause de non-rétablissement insérée au contrat de location-gérance ne leur est pas opposable, dès lors qu'ils sont tiers audit contrat, ce que la SARL Brasserie Lambelin ne le conteste d'ailleurs nullement puisqu'elle indique, en page 17 de ses écritures, agir à leur endroit sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ;
Qu'en conséquence, dans les rapports entre ces parties, il n'y a pas lieu d'examiner les moyens soulevés par Yannick Leray et SARL L'Estaminet de l'Abbaye V relativement à l'opposabilité du contrat de location-gérance pour défaut de signification de la cession du fonds, à la validité de la clause de non-rétablissement et à celle de la location-gérance, dès lors que ces moyens visent à se soustraire à une responsabilité contractuelle non alléguée à leur encontre ;
2°) Sur les fautes reprochées aux appelants
Attendu qu'il résulte des pièces versées aux débats que Yannick Leray a travaillé avec son père au sein de l'ancien fonds, " L'Estaminet II l'Abbaye de Genech " sis au [...], et ce en qualité de salarié de 2005 jusqu'à la fermeture de ce fonds intervenue le 31 juillet 2008 ; que Yannick Leray était donc connu de la clientèle de ce fonds, à telle enseigne qu'aux termes d'un article de presse daté du 14 janvier 2006, il était présenté comme étant " à la tête " de l'estaminet de Genech, tandis que son frère Steve dirigeait celui de Templeuve ;
Que la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech, gérée par Jacky Leray, a délivré congé à son bailleur concernant l'ancien fonds par acte du 29 avril 2008 prenant effet au 31 juillet 2008 ;
Qu'au cours du même mois d'avril 2008, est parue, dans un journal local, une annonce publicitaire ainsi libellée :
L'Estaminet de l'Abbaye II
11 planches chaudes + plats régionaux
7 bières belges à la pression
prochainement transféré
au [...]
03 20 04 12 62
Que SARL L'Estaminet de l'Abbaye V et Yannick Leray versent aux débats deux attestations par lesquelles des membres du club de basketball de la ville voisine de Templeuve déclarent que cette annonce a été réalisée à leur initiative, dans le cadre d'un contrat de sponsoring passé avec la brasserie ; que toutefois, non seulement ces témoins n'indiquent pas être les rédacteurs de cette publicité ' ce qui serait peu crédible ' mais en tout état de cause, les termes employés dans cette annonce, fût-elle à diffusion locale et limitée, montrent l'intention qui animait les consorts Leray dès cette époque, à savoir informer la clientèle attachée à l'anciens fonds que l'exploitation allait se poursuivre en un autre lieu très proche ;
Que cette intention s'est traduite concrètement par la création de la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V, immatriculée le 10 juillet 2008 et ayant pour gérant Yannick Leray, et par l'achat, le même jour, par cette société, du fonds sis au [...] - adresse correspondant donc à celle visée dans l'annonce sus reproduite ;
Que les deux fonds, ancien et nouveau, ont la même destination : restaurant, brasserie, et débit de boissons, et Yannick Leray et SARL L'Estaminet de l'Abbaye V ne démontrent pas en quoi l'activité et la clientèle de ces deux restaurants ne seraient pas comparables, tel qu'ils l'affirment ;
Qu'en outre, les deux fonds sont situés à proximité géographique immédiate, non seulement au sein du même village mais encore dans la même rue, séparés de quelque 500 mètres l'un de l'autre ;
Que par ailleurs, le numéro de téléphone de la nouvelle brasserie est identique à celui utilisé dans le cadre de l'exploitation de l'ancienne ;
Que s'agissant de l'enseigne, Jacky Leray démontre certes que lors de son installation dans l'ancien fonds, l'enseigne en était " La Herse de bois ", et non celle de " l'Estaminet II l'Abbaye de Genech " sous laquelle il a exploité ce fonds de 2002 à juillet 2008 ; qu'ainsi, s'il doit être considéré comme propriétaire de cette dernière enseigne, il n'en demeure pas moins que Jacky Leray a permis à son fils Yannick Leray et sa société, dès l'été 2008 - soit avant même la dissolution de la société L'Estaminet II l'Abbaye de Genech survenue en novembre 2008 - de faire usage d'une enseigne très proche de l'ancienne dans son appellation, à savoir " L'Estaminet de l'Abbaye V ", dans le cadre de l'exploitation du nouveau fonds ;
Que l'ensemble de ces éléments établit indubitablement que Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V ont, ensemble, accompli des actes visant à faire naître, dans l'esprit des clients, l'idée erronée selon laquelle le fonds exploité par la nouvelle société, SARL L'Estaminet de l'Abbaye V, n'était que la continuation du précédent exploité dans le voisinage immédiat par la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech ; que ce faisant, les intéressés ont commis des actes créant, pour la clientèle, un risque patent de confusion, à dessein de détourner la clientèle attachée à l'ancien fonds, lequel ne leur appartenait pas mais à Marc Lambelin puis à la Brasserie Lambelin à compter de l'année 2006 ; que les faits de concurrence déloyale sont dès lors avérés ;
3°) Sur les préjudices invoqués par la SARL Brasserie Lambelin
Attendu que l'action en concurrence déloyale trouve son fondement dans les articles 1382 et 1383 du Code civil qui impliquent non seulement l'existence d'une faute, mais aussi celle d'un préjudice ;
Qu'il résulte nécessairement des actes déloyaux ci-dessus caractérisés l'existence d'un préjudice résultant des procédés fautifs eux-mêmes ;
Que dès lors, il est impératif de mettre un terme à ces agissements déloyaux ; qu'en revanche, à l'inverse de ce qu'ont décidé les premiers juges, la cour estime que la fermeture de l'établissement créé par Yannick Leray présente un caractère disproportionné au regard du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, et que la cessation de toute concurrence déloyale peut être obtenue au moyen de la triple interdiction pour les appelants de :
- réaliser toute publicité de nature à faire croire au public que l'exploitation du fonds situé [...] est la continuation du fonds situé à [...] et exploité par la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech jusqu'en juillet 2008,
- utiliser l'enseigne commerciale " L'Estaminet de l'Abbaye V " en ce qu'elle est trop proche de l'enseigne sous laquelle était exploité de fait l'ancien fonds,
- utiliser le même numéro de téléphone que celui utilisé par la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech lorsqu'elle exploitait le fonds situé à [...] ;
Que le jugement entrepris sera donc réformé de ces chefs ;
Attendu enfin que s'agissant de la demande de dommages et intérêts présentée par la Brasserie Lambelin, il importe de souligner que celle-ci la motive uniquement par la circonstance qu'en raison des actes déloyaux commis, il lui serait prétendument devenu impossible de céder son fonds de commerce, d'où sa d'une indemnisation équivalente à la valeur dudit fonds ;
Or, attendu que la Brasserie Lambelin n'établit nullement s'être trouvée dans l'impossibilité de louer son fonds de commerce à un successeur, dès lors qu'elle ne démontre pas avoir entrepris de vaines recherches en ce sens ;
Qu'au surplus, l'attestation d'un candidat à la reprise de ce fonds (pièce n° 1 de Yannick Leray et de la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V) révèle que si la vente n'a pu aboutir, c'est en raison de l'état de l'immeuble dans lequel est exploité ce fonds, l'immeuble étant doté notamment une toiture en amiante et d'une installation électrique non conforme ; qu'ainsi, faute de démonstration de ce que l'impossibilité de louer alléguée par l'intimée serait imputable avec certitude aux actes concurrentiels déloyaux, l'existence d'un lien de causalité certain entre ces actes fautifs et le préjudice invoqué n'est pas avérée ;
Que dans ces conditions, la Brasserie Lambelin ne peut qu'être déboutée de sa demande de dommages et intérêts, tel que l'ont estimé à bon droit les premiers juges ;
4°) Sur les demandes de dommages et intérêts pour procédure abusive formées par les appelants :
Attendu que l'attitude des appelants étant à l'origine du litige, aucun un abus dans son droit d'ester en justice ne saurait être reproché à la Brasserie Lambelin ; que les appelants seront donc déboutés de leurs demande respectives à ce titre ;
5°) Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile :
Attendu qu'étant à l'origine du présent litige, les appelants seront condamnés aux dépens de première instance et d'appel ;
Que les frais d'exécution forcée qui seront éventuellement exposés en application de l'article 10 du décret du 8 mars 2001 - lesquels demeurent à la charge du créancier - seront pris en compte dans l'appréciation de l'indemnité accordée au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Qu'en effet, la succombance des appelants justifie leur condamnation à payer à la Brasserie Lambelin une indemnité procédurale de 5 000 euros au titre de la première instance et de l'appel, le jugement entrepris étant également réformé de ce chef ; que les appelants seront à l'inverse déboutés de leurs propres demandes présentées à ce titre ;
Par ces motifs : LA COUR, - Prononce la nullité du contrat de location-gérance conclu les 26 mars et 24 avril 2002 entre Marc Lambelin et la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech ; - Reforme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a débouté la Brasserie Lambelin de sa demande de dommages et intérêts ; Et statuant de nouveau, par voie de formation, - Déboute la Brasserie Lambelin de sa demande tendant à voir ordonner la fermeture temporaire de la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V ; - Fait Interdiction à chacun de Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V de : - réaliser toute publicité de nature à faire croire au public que l'exploitation du fonds par la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V au [...] fait suite au transfert du fonds situé à [...] précédemment exploité par la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech ; - utiliser l'enseigne commerciale " L'Estaminet de l'Abbaye V " ; - utiliser le même numéro de téléphone que celui utilisé par la SARL L'Estaminet II l'Abbaye de Genech lorsqu'elle exploitait le fonds situé à [...] ; et ce à compter d'un délai de 8 jours suivant la signification du présent arrêt, sous peine de se voir appliquer une astreinte de 500 euros par infraction constatée ; - Déboute Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V de leurs demandes respectives de dommages et intérêts pour procédure abusive, ainsi que de leur demande fondée sur l'article 700 du Code de procédure civile ; - Condamne Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V à payer à la Brasserie Lambelin une indemnité de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; - Condamne Jacky Leray, Yannick Leray et la SARL L'Estaminet de l'Abbaye V aux dépens de première instance et d'appel, à l'exclusion des éventuels frais d'huissier d'exécution forcée prévus par l'article 10 du décret du 8 mars 2001 relatif au tarif des huissiers.