CA Rennes, 2e ch. com., 24 mai 2011, n° 10-01286
RENNES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Maintenance Industrielle Tournage Fraisage (SARL)
Défendeur :
Laiterie du Val d'Ancenis (SAS), Gastronome Le Bignon (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Guillanton
Conseillers :
Mme Cocchiello, M. Christien
Avoués :
SCP Guillou Renaudin, SCP Bazille
Avocats :
Mes Noachovitch, Chaput
EXPOSÉ DU LITIGE
Par contrats des 1er mai 1998 et 2 janvier 2001 conclus pour une durée initiale d'un an puis tacitement reconduits, les sociétés Laiterie du Val d'Ancenis (la société LVA) et Gastronome Le Bignon (la société Le Bignon), qui appartiennent au même groupe opérant dans le secteur de l'agro-alimentaire, ont confié à la société Maintenance industrielle tournage fraisage (la société MITF) la maintenance de leurs équipements industriels.
Par courriers des 29 juin et 3 décembre 2007, les sociétés Le Bignon et LVA informèrent leur cocontractant de leur intention de rompre les contrats de maintenance avec effet aux 31 décembre 2007 et 30 juin 2008.
Faisant grief aux sociétés LVA et Le Bignon d'avoir rompu brutalement une relation commerciale établie depuis plusieurs années, la société MITF les fit assigner par acte du 26 novembre 2008 devant le Tribunal de commerce de Nantes en réclamant diverses indemnités au titre de la perte de chiffre d'affaires subie ainsi que du préjudice économique résultant de la cessation d'activité de l'entreprise et du coût des licenciements de personnel, et en demandant de surcroît le règlement de factures impayées.
Par jugement du 4 février 2010, le tribunal de commerce a :
- reçu la société MITF en sa demande, la déclarant fondée ;
- déclaré la rupture des contrats de maintenance licite ;
- constaté que les sociétés LVA et Le Bignon n'ont pas respecté les échéances des contrats en litige et que leurs engagements courraient 6 mois après l'arrêt des opérations de maintenance ;
- condamné la société LVA à payer la somme de 53 000 euros pour indemnité de rupture avant le terme contractuel des relations d'affaires ;
- condamné la société Le Bignon à payer la somme de 22 000 euros pour indemnité de rupture avant le terme contractuel des relations d'affaires ;
- débouté la société MITF de ses demandes pour perte de revenus de Monsieur Perraudeau et de perte de valeur du fonds artisanal ;
- débouté la société MITF de sa demande au titre de préjudice d'exploitation lié à l'arrêt des contrats, faute d'élément permettant de fixer le quantum du préjudice ;
- condamné solidairement les sociétés LVA et Le Bignon à payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 et aux dépens.
Insatisfaite des réparations ainsi accordées, la société MITF a relevé appel de cette décision en demandant à la cour de :
- constater que le montant du préjudice du fait de la rupture brutale des relations contractuelles par la société LVA représente la somme de 173 102 euros ou, subsidiairement, 94 977 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 26 novembre 2008 ;
- constater que le montant du préjudice du fait de la rupture brutale des relations contractuelles par la société Le Bignon représente la somme de 90 984 euros, ou subsidiairement de 50 030 euros avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 26 novembre 2008 ;
- condamner solidairement les sociétés LVA et Le Bignon à payer la somme de 2 420 000 euros au titre du "coût des licenciements et reclassements des salariés" et de la "réduction drastique de l'activité" ;
- condamner la société LVA à verser la somme de 11 360,96 euros au titre de diverses factures impayées avec intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 28 juillet 2008 ;
- condamner solidairement les sociétés LVA et Le Bignon à payer la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Ayant relevé appel incident, les sociétés LVA et Le Bignon concluent quant à elles en ces termes :
"Confirmer le jugement en ce qu'il a :
- fixé le délai de préavis à un an,
- débouté MITF de ses demandes de facture,
- fixé le montant de l'indemnité due par Le Bignon à 22 000 euros ;
Statuant à nouveau sur l'indemnité due en raison du non-respect du délai de préavis par LVA et fixer le montant de l'indemnité due par LVA à 41 444 euros ;
Débouter MITF de ses demandes d'intérêts à compter de l''assignation ;
Débouter MITF de ses demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile".
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société MITF le 9 février 2011 (compte tenu de ce qui sera ci-après exposé relativement à la recevabilité de conclusions postérieures du 16 mars 2001), et pour les sociétés LVA et Le Bignon le 2 mars 2011.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Il résulte des pièces de la procédure qu'alors que les parties avaient été avisées dès le 13 octobre 2010 que la clôture de la mise en état interviendrait le 16 mars 2011, la société MITF a fait déposer de nouvelles conclusions le jour même de l'ordonnance de clôture mais postérieurement à son prononcé.
Ces ultimes écritures ne pourront donc qu'être déclarées d'office irrecevables par application de l'article 783 du Code de procédure civile.
Au stade de l'appel, les parties admettent toutes qu'au regard de la durée de leurs relations commerciales, de l'importance du courant d'affaires réalisé par la société MITF avec ses donneurs d'ordre et des difficultés à retrouver de nouveaux partenaires dans le secteur économique considéré, la rupture aurait dû être annoncée avec un préavis d'au moins un an.
Il en résulte que les préavis de six et sept mois respectivement observés par la société Le Bignon et la société LVA sont insuffisants et que la rupture doit donc [être] regardée comme brutale au sens de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, ce qui implique que les intimées doivent réparer le préjudice ayant résulté de cette brutalité.
À cet égard, ce préjudice consiste dans la perte de marge brute que la société MITF aurait dû réaliser si les relations commerciales s'étaient normalement poursuivies durant la période de préavis éludée, soit cinq mois pour la société LVA et six mois pour la société Le Bignon.
Sur les trois derniers exercices écoulés, la société Soregor, expert-comptable de la société MITF, fait ressortir un taux annuel moyen de marge brute après coût de production de 44,35 %, alors qu'à partir des mêmes données comptables, la société AG 20, commissaire aux comptes consulté par les sociétés LVA et Le Bignon, parvient à un taux moyen de marge de 24 %.
De l'examen de ces avis techniques, il ressort que les deux méthodes de calcul, qui se basent l'une et l'autre sur la réalisation d'un chiffre d'affaires annuel moyen de 414 445 euros avec la société LVA et de 181 929 euros avec la société Le Bignon, tendent toutes deux à déterminer un taux de marge brute en déduisant du chiffre d'affaires réalisé les coûts de production, mais le commissaire aux comptes consulté par les intimées incorpore aux charges salariales et sociales l'intégralité des prélèvements opérés par le gérant (150 000 euros par an), alors que l'expert-comptable de l'appelante évalue les coûts de production en y incorporant les prélèvements du gérant qu'à hauteur de la rémunération traditionnelle d'un cadre salarié, soit 40 000 euros.
Le principe de réparation intégrale du préjudice doit en effet conduire à calculer le gain réellement manqué par la société MITF dans ses conditions habituelles d'exploitation sur la base de la perte de marge brute après imputation des coûts de production, lesquels doivent, s'agissant des prélèvements du gérant, s'entendre de la fraction correspondant à la rémunération de sa participation effective à la production.
Et, à cet égard, l'expert-comptable de la société MITF a à juste titre observé que, dans une petite entreprise de maintenance industrielle employant quelques salariés, la part des prélèvements du gérant devant être considérée comme incorporable aux coûts de production ne pouvait excéder le niveau de rémunération d'un cadre salarié, soit 40 % de la totalité des prélèvements effectivement opérés.
Il s'en déduit que, sur la base d'un taux de marge de 44,35 %, la société MITF a, du fait de l'insuffisance de préavis de rupture du contrat conclu avec la société LVA, subi une perte de marge de 76 585 euros (15 317 euros de marge mensuelle moyenne x 5 mois).
De même, elle a, du fait de l'insuffisance de préavis de rupture du contrat conclu avec la société Le Bignon, subi une perte de marge de 40 343 euros (6 723,79 euros de marge mensuelle moyenne x 6 mois).
Le jugement attaqué sera donc réformé en ce sens.
S'agissant de créances de nature indemnitaire, ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter du 4 février 2010, date du jugement de première instance, la cour entendant, en dépit de la réformation, déroger aux dispositions de l'article 1153-1 alinéa 2 du Code civil.
Comme le sollicite l'appelante dans le corps de ses conclusions, il convient en outre d'autoriser la capitalisation des intérêts par années entière selon les modalités fixés par l'article 1154 du Code civil.
La société MITF réclame par ailleurs paiement d'une somme de 2 420 000 euros en réparation du préjudice économique et moral résultant de la perte partielle de son fonds ainsi que des coûts de licenciement de son personnel.
Cependant, rien ne démontre que ces préjudices résultent de la brutalité de la rupture, seuls postes indemnisables sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce visé explicitement dans les conclusions de l'appelante, et non de la rupture elle-même.
Les sociétés intimées n'étaient en effet nullement tenues de maintenir perpétuellement leurs relations d'affaires avec la société MITF, laquelle s'est au surplus elle-même placée en situation de dépendance économique vis-à-vis des sociétés LVA et Le Bignon en prenant le risque d'entretenir une relation d'affaires quasi-exclusive avec ces entreprises sans chercher à diversifier son activité avec d'autres partenaires.
La société MITF réclame enfin la condamnation de la société LVA au paiement d'une somme de 11 360,96 euros toutes taxes comprises correspondant au montant total de trois factures de prestations de services restées, selon elle, impayées.
La société MITF ne rapporte cependant pas la preuve, qui lui incombe, de l'exécution de la prestation "d'intervention au conditionnement" facturée le 27 novembre 2007, la société LVA faisant à cet égard valoir que cette facture de 1 480,80 euros toutes taxes comprises correspond à une prestation non exécutée et qu'elle en a d'ailleurs contesté le paiement dès le 12 mars 2008.
En revanche, il n'est pas discuté que diverses prestations de maintenance ont bien été exécutées dans la semaine du 22 au 28 octobre 2007, la société LVA ne contestant à cet égard que la facturation complémentaire, au demeurant détaillée, d'une sixième journée de travail ainsi que d'heures supplémentaires de travail de nuit pour un montant de 838,40 euros toutes taxes comprises sans pour autant exposer en quoi elle serait contraire aux prévisions contractuelles.
De même, il n'est pas discuté que diverses prestations de maintenance ont bien été exécutées dans la semaine du 21 au 28 mai 2007, la société LVA ne contestant partiellement la facture établie le 30 mai 2007 pour un montant total de 9 041,76 euros toutes taxes comprises qu'au titre du poste afférent à la rémunération du travail de nuit, sans pour autant exposer en quoi la base de facturation de la société MITF serait contraire aux prévisions contractuelles.
Il en résulte que la demande de la société MITF est justifiée à due concurrence de 9 880,16 euros (838,40 + 9.041,76) et qu'il ne saurait lui être reproché d'avoir refusé l'offre de paiement limitée à 8 163,90 euros.
La société LVA sera donc, après réformation du jugement attaqué, condamnée au paiement d'une somme de 9 880,16 euros toutes taxes comprises avec intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 28 juillet 2008.
L'équité commande enfin de confirmer la condamnation prononcée par les premiers juges en faveur de la société MITF au titre de l'indemnisation de ses frais irrépétibles.
En revanche, il n'y a pas matière à faire application de l'article 700 du Code de procédure civile au stade de l'appel.
Par ces motifs : LA COUR, Déclare irrecevables les conclusions déposées le 16 mars 2011 pour la société Maintenance industrielle tournage fraisage ; Infirme le jugement rendu le 4 février 2010 par le Tribunal de commerce de Nantes, sauf en ce qu'il a condamné les sociétés Laiterie du Val d'Ancenis et Gastronome Le Bignon au paiement d'une indemnité de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens de première instance ; Constate que la société Laiterie du Val d'Ancenis doit à la société Maintenance industrielle tournage fraisage une somme de 76 586 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de la rupture brutale de relation commerciale établie ; Constate que la société Gastronome Le Bignon doit à la société Maintenance industrielle tournage fraisage une somme de 40 343 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de la rupture brutale de relation commerciale établie ; Dit que ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter du 4 février 2010 et seront capitalisées annuellement selon les modalités prévues par l'article 1154 du Code civil ; Déboute la société Maintenance industrielle tournage fraisage de ses autres demandes ; Condamne la société Maintenance industrielle tournage fraisage à payer à la société Laiterie du Val d'Ancenis une somme de 9 880,16 euros au titre des factures impayées, outre les intérêts au taux légal à compter du 28 juillet 2008 ; Confirme le jugement attaqué en ce qu'il a condamné les sociétés Laiterie du Val d'Ancenis et Gastronome Le Bignon à payer à la société Maintenance industrielle tournage fraisage une somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens de première instance ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ; Condamne les sociétés Laiterie du Val d'Ancenis et Gastronome Le Bignon aux dépens d'appel ; Accorde à la société civile professionnelle Guillou et Renaudin le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.