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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 26 juin 2013, n° 11-12273

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Ubisoft France (SAS)

Défendeur :

Bundle Hit (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mmes Luc, Pomonti

Avocats :

Mes Teytaud, d'Abo, Lesenechal, Tanoeau de Marsac

T. com. Paris, 10e ch., du 20 mai 2011

20 mai 2011

Vu le jugement rendu le 20 mai 2011 par lequel le Tribunal de commerce de Paris a, sous le régime de l'exécution provisoire, condamné la société Ubisoft France à payer à la société Bundle Hit la somme de 46 939 € avec intérêts au taux légal à compter du 20 mai 2011, en réparation de la rupture brutale de leurs relations commerciales, et celle de 10 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu l'appel interjeté par la société Ubisoft France le 30 juin 2011 et ses conclusions signifiées le 30 septembre 2011, demandant à la cour de la dire recevable et fondée en son appel, d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à verser à la société Bundle Hit la somme de 46 939 €, débouté la société Ubisoft France de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, et de condamner la société Bundle Hit à lui verser la somme de 10 000 € pour procédure abusive ainsi que celle de 20 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions signifiées par la société Bundle Hit le 12 avril 2013, afin que le jugement soit réformé sur le montant des condamnations prononcées à l'encontre de la société Ubisoft France et que celle-ci soit condamnée à lui payer la somme de 130 466 €, outre intérêts au taux légal à compter du jugement du 20 mai 2011, lesdits intérêts capitalisés, et celle de 15 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

SUR CE

Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :

La société Ubisoft est un des leaders mondiaux des jeux vidéo. Sa filiale, Ubisoft France (ci-après Ubisoft) édite et commercialise des logiciels de jeux vidéo.

La société Bundle Hit (ci-après Bundle Hit) a pour activité la vente en gros ou au détail, l'échange, l'importation, l'exportation, la représentation, la distribution de logiciels de jeux et autres.

La société Label Hit conçoit et vend des produits incorporant des licences obtenues d'éditeurs de logiciels, tels par exemple des T-shirts à l'effigie des jeux ou des personnages des jeux.

Depuis sa création, en juin 2006, la société Bundle Hit achète à Ubisoft des logiciels de jeux vidéo qu'elle revend à des constructeurs ou des distributeurs de matériel informatique.

Par l'entremise du président de Bundle Hit, M. Badin, Ubisoft a conclu en septembre 2008 avec la société Label Hit, société créée en 2008 et présidée par la société Bundle Hit, un contrat lui cédant de manière non exclusive une licence d'exploitation pour la commercialisation de produits exploitant les personnages de jeux, en contrepartie du paiement d'une redevance annuelle.

Cependant, à partir de fin 2008, les relations entre Bundle Hit et Ubisoft se sont dégradées, concernant notamment le respect des échéances de paiement des factures et les modalités de paiement des commandes.

Le 16 février 2010 Label Hit a été placée en liquidation judiciaire.

Par message électronique du 18 février 2010, la société Ubisoft a décidé de rompre ses relations commerciales avec la société Bundle Hit, au motif que son président ne l'avait pas informée des difficultés que connaissait Label Hit : "Venant d'apprendre par la Coface que Label Hit fait faillite et ne pourra honorer sa créance malgré la confiance que nous avons portée au projet. Par conséquent, tu comprendras que nous suspendions à partir de maintenant toutes relations avec Bundle Hit. Je te prie de ne pas insister d'une quelconque façon, pure perte de temps".

Par acte du 10 juin 2010, la société Bundle Hit a assigné la société Ubisoft devant le Tribunal de commerce de Paris, en rupture brutale des relations commerciales.

Par le jugement présentement entrepris, le tribunal a fait partiellement droit aux demandes de Bundle Hit, déclarant brutale la rupture des relations commerciales par Ubisoft et la condamnant à indemniser Bundle Hit, au titre de 7 mois de préavis non exécutés.

Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article 442-6-I-5° : "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...). Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure" ;

Considérant que si les parties ne contestent pas l'ancienneté des relations commerciales qui les ont unies, de près de quatre années, depuis juin 2006, elles s'opposent sur l'effectivité de la rupture, et sur son imputabilité, ainsi que sur la durée du préavis ;

Sur la rupture

Considérant que la société Ubisoft France, appelante, soutient essentiellement l'absence de rupture brutale des relations commerciales, exposant que son message électronique du 18 février 2010 ne constitue pas une telle rupture, une lettre identique ayant déjà été adressée à Bundle Hit en 2009, sans que les relations entre les parties n'en aient été affectées et la société Bundle Hit n'ayant eu à souffrir d'aucun refus de vente après la réception de ce message ;

Mais considérant que le message en cause est un message de rupture dépourvu de toute ambiguïté ; qu'il ne saurait être fait grief à la société Bundle Hit de ne pas avoir outrepassé l'avertissement de Ubisoft et de n'avoir pas commandé des logiciels après sa réception ; que contrairement à ce qui est allégué par l'appelante, la société Bundle Hit n'avait aucun intérêt à voir ses relations commerciales avec la société Ubisoft s'arrêter, compte tenu du pourcentage important de son chiffre d'affaires réalisé avec cette société ; que la rupture litigieuse est donc bien intervenue du fait de la société Ubisoft et sans préavis ;

Sur l'imputabilité de la rupture

Considérant que le comportement d'une des parties peut justifier une rupture sans préavis s'il crée une situation d'une gravité et d'une urgence telle qu'elle justifierait la résiliation unilatérale et immédiate du contrat ;

Considérant que si la société Ubisoft soutient que son partenaire a commis une faute la privant de tout préavis, en ne s'acquittant pas régulièrement des factures, il convient de souligner que ce motif de rupture n'est pas indiqué dans le message de résiliation, que des retards de paiement sont intervenus dans le cours des relations contractuelles et ont toujours trouvé des solutions, la société Bundle Hit finissant toujours par s'en acquitter dans des délais non excessivement longs (respectivement 11, 5 et 17 jours) et qu'Ubisoft n'y a pas trouvé matière à griefs ; qu'au surplus, la société Ubisoft a contribué aux difficultés de paiement de Bundle Hit, en augmentant, de manière unilatérale et progressive, ses tarifs de vente ;

Considérant que le seul motif invoqué réside dans la faillite de la société Label Hit, que Bundle Hit aurait sciemment tenue cachée à son partenaire ;

Mais considérant que la faillite d'une société distincte, fut-elle une société sœur, n'est pas de nature à justifier une rupture brutale des relations commerciales et qu'aucun commencement de preuve n'est avancé concernant la prétendue déloyauté de la société Bundle Hit ;

Considérant qu'aucune faute n'est donc imputable à la société Bundle Hit, ainsi que l'ont, à juste titre, jugé les premiers juges ;

Sur la durée du préavis

Considérant qu'il ressort de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures ; que l'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé, du secteur concerné, de l'état de dépendance de la victime, des dépenses non récupérables engagées par elle et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire ;

Considérant que la société Bundle Hit expose que, compte tenu de la durée de quatre années des relations entre les parties, de sa situation de dépendance économique par rapport à son partenaire, et du "délai minimum nécessaire (...) pour conquérir un autre éditeur de jeux vidéo sur un marché de pointe très concurrentiel du jeu vidéo dans lequel la société Ubisoft est leader", l'allocation d'un préavis d'un an serait justifiée, compte tenu du temps nécessairement plus long pour lui permettre de rechercher de nouveaux partenaires, dans une telle configuration de marché ;

Mais considérant qu'il convient, pour caractériser une situation de dépendance économique, de tenir compte de la notoriété de la marque du partenaire, de l'importance de sa part de marché, de l'importance de sa part de marché dans le chiffre d'affaires du prestataire de services, et enfin, de la difficulté pour ce prestataire d'obtenir d'autres partenaires des commandes équivalentes, c'est-à-dire, en l'espèce, techniquement et économiquement équivalentes à celles résultant de ses relations d'affaires avec la société Ubisoft, étant précisé que la seule circonstance de réaliser une part importante, voire exclusive, de son activité auprès d'un seul partenaire ne suffit pas, en soi, à caractériser l'état de dépendance économique ;

Considérant qu'il résulte des pièces produites par son comptable, JF Sous, que la société Bundle Hit réalisait entre 60 et 76 % de son chiffre d'affaires avec la société Ubisoft, société de renommée mondiale, étant un des premiers développeurs mondiaux de jeux vidéo, commercialisant des jeux mondialement connus, et occupant une part élevée du marché des jeux vidéo en France ; que cependant, aucune relation d'exclusivité ne liait Bundle Hit à cette société ; que dès 2008, la société Bundle Hit a réorienté ses achats auprès d'autres partenaires, le chiffre d'affaires réalisé avec Ubisoft étant passé de 76 % en mars 2007 à 60 % en mars 2009, démontrant ainsi l'existence d'alternatives économiques ; qu'ainsi, la société Bundle Hit ne se trouvait pas en situation de dépendance économique, ayant eu la possibilité de diversifier son activité, et disposant de solutions alternatives, tant géographiquement, que matériellement, son activité consistant en une activité de commerce de gros de logiciels vidéo ;

Considérant par ailleurs qu'elle ne démontre pas avoir réalisé, dans le cadre de ses relations avec la société Ubisoft, des investissements dédiés et irrécupérables ; qu'au regard de tous ces éléments, les premiers juges ont justement évalué le préavis nécessaire à 7 mois ; qu'il convient donc de confirmer le jugement entrepris sur ce point ;

Sur l'indemnisation

Considérant que le préjudice qui découle d'une rupture brutale des relations commerciales établies est constitué de la perte subie ou du gain dont la victime a été privée ; que l'indemnité qui tend à réparer ce type de préjudice correspond à la perte de marge brute sur le chiffre d'affaires qui aurait dû être perçue si un préavis conforme aux usages du commerce avait été consenti ; qu'il convient d'allouer à la société Bundle Hit la marge brute qu'elle aurait perçue au titre de sept mois, qui sera calculée sur la base de la moyenne de la marge brute au titre des trois derniers exercices clos (2007 à 2009), tels qu'ils résultent de la pièce 13 de cette société établie par son expert-comptable, soit sur la base de la moyenne de la somme de 121 955 ; 64 721 et 54 721 euros par an (7/12 de 80 465 euros), c'est-à-dire 46 939 euros ; qu'il y a lieu, en conséquence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dédommagé la société Bundle Hit par l'allocation d'une indemnité de 46 939 euros, outre intérêts au taux légal et ceux-ci capitalisés et a condamné la société Ubisoft au paiement de cette somme ;

Sur les autres demandes

Considérant que la société Bundle Hit n'apporte aucun élément de nature à justifier l'allocation d'une somme plus importante au titre de son préjudice financier ou le dédommagement au titre d'un préjudice d'image, qu'elle ne démontre pas ;

Considérant que la société Ubisoft, succombant, sera déboutée de l'ensemble de ses demandes, ne démontrant pas en quoi la procédure diligentée par la société Bundle Hit serait par ailleurs abusive ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il convient de confirmer le jugement entrepris ;

Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Déboute la société Bundle Hit du surplus de ses demandes, et la société Ubisoft de l'intégralité de ses demandes, Condamne la société Ubisoft aux dépens d'appel qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, Condamne la société Ubisoft à payer à la société Bundle Hit la somme de 15 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.