CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 28 juin 2013, n° 12-21565
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Harmonies Ferroviaire (SARL)
Défendeur :
Bombardier Transport France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Chandelon
Conseillers :
Mmes Saint-Schroeder, Lion
Avocats :
Mes Fromantin, Six, Fanet, O'Brien
La société Bombardier Transport France (Bombardier) est le premier site industriel ferroviaire français et a notamment pour client la RATP.
La société Harmonies Ferroviaire (Harmonies) est un de ses sous-traitants depuis l'année 1999.
Le 12 février 2010, la société Bombardier a commandé à la société Harmonies une prestation ferme de collage de dalles et de moulés de revêtement de sol sur les 180 voitures de 60 trains de type M109 destinés à la RATP, le contrat prévoyant une seconde tranche de travaux, conditionnelle, portant sur les 210 voitures de 70 autres trains.
En cours d'exécution de la tranche ferme de travaux, la société Bombardier a proposé à sa partenaire une résiliation amiable du contrat, dont elle a suspendu l'exécution le 22 juin 2011, confiant une partie de la prestation à une société concurrente de la société Harmonies, la société RM System.
C'est dans ce contexte qu'est né le présent litige.
Par jugement du 16 octobre 2012, le Tribunal de commerce de Lille a condamné la société Bombardier au paiement de la somme principale de 263 250 et de 10 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par déclaration du 28 novembre 2012, la société Harmonies a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières écritures, au sens de l'article 954 du Code de procédure civile, déposées le 24 mai 2013, la société Harmonies demande à la cour de :
- infirmer le jugement sauf en ce qu'il a retenu une rupture abusive du contrat du 12 février 2010,
- condamner la société Bombardier au paiement des sommes de :
* 405 000 de dommages-intérêts au titre de l'inexécution de ce contrat,
* 283 500 au titre de la perte de chance d'exécuter sa tranche conditionnelle,
* 664 061,31 sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce,
* 69 160,29 correspondant aux frais de licenciement de six de ses salariés,
* 649 500 au titre du préjudice subi du fait de sa perte de valeur,
* 25 000 en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Dans ses dernières écritures, au sens de l'article 954 du Code de procédure civile, déposées le 24 mai 2013, la société Bombardier demande principalement à la cour de :
- réformer le jugement,
- déclarer la demande fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce irrecevable en application du principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle,
- condamner la société Harmonies au paiement d'une indemnité de 15 000 sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Cela étant exposé, LA COUR,
Sur la rupture du contrat du 9 février 2010
Considérant que la référence M109 correspond à un matériel roulant exploité sur la ligne A du RER ;
Qu'il s'agit d'un train équipé de cinq voitures et que la RATP a confié la fabrication de 3 à la société Bombardier et de 2 à la société Alstom ;
Qu'il résulte des termes du contrat produit, formalisé le 24 juin 2010, que la société Bombardier a commandé à la société Harmonies la prestation précitée le 9 février 2010 après avoir accepté son offre du 14 janvier 2010, précisée dans un courriel du 2 février suivant (2 700 par voiture) ;
Considérant que le contrat précise que la partie ferme du contrat porte sur 60 trains et que des échéanciers seront fournis au sous-traitant, le délai de traitement de chaque véhicule, qui comporte 3 plates-formes et 2 compartiments de 2 niveaux démarrant à J1 à 21 heures pour se terminer à J3 au PM20 ;
Considérant ainsi que ce contrat est à durée déterminée et à exécution successive ;
Qu'il en résulte qu'il a vocation à être mené à son terme sauf :
- application d'une clause résolutoire,
- résiliation unilatérale soumise à un contrôle judiciaire qui suppose soit que l'exécution du contrat soit devenue impossible, soit que la gravité de la situation commande de ne pas différer la rupture ;
Considérant qu'en l'espèce, si l'article 13 du contrat comporte une clause résolutoire, celle-ci ne peut être mise en œuvre qu'à défaut pour le fournisseur de remplir ses obligations dans les 14 jours suivant mise en demeure infructueuse ;
Que cette procédure n'ayant été mise en œuvre qu'une fois la rupture consommée comme il sera précisé ci-après, il appartient à la société Bombardier de démontrer l'existence du péril imminent lui ayant imposé de procéder à la résiliation immédiate du contrat, sans même accorder de préavis à son partenaire ;
Que la société Bombardier contestant par ailleurs l'existence même de la rupture, il convient d'examiner les échanges entre les parties intervenus à compter du mois de janvier 2011 ;
Considérant que le 18 janvier 2011, M. Arnaud, coordinateur achat M109 adressait à M. Mabille, dirigeant de la société Harmonies, un courrier électronique précisant que le prix convenu de 2 700 par véhicule n'était pas le prix du marché et qu'il se proposait de mettre à l'épreuve l'offre concurrente, émanant de la société RM System, en lui confiant la réalisation de 3 voitures, tout en acceptant de régler la société Harmonies pour cette prestation qu'elle était dispensée d'exécuter ;
Que dès le lendemain, M. Mabille protestait contre cette démarche qu'il jugeait profondément injuste ;
Que le 31 janvier, M. Jonglet, chef d'équipe au sein de la société Harmonies, était démarché par la société RM System ;
Considérant qu'en février 2011 des échanges internes intervenaient au sein de la société Bombardier pour "régulariser la situation", l'intervention de la société RM System étant imminente ;
Qu'une salariée du département juridique informait M. Arnaud qu'en l'absence de clause de sortie, une négociation devait être entreprise dès lors que la société Harmonies pourrait solliciter un dédit titre d'indemnité pour rupture du contrat en cours d'exécution ;
Considérant que la société RM System devait intervenir en début de semaine 9 sur les voitures 24/25 et 26 ;
Qu'il apparaît cependant que la société Bombardier faisait appel en urgence à la société Harmonies pour équiper la voiture 24 et que le 9 mars 2011, M. Arnaud lui demandait d'intervenir sur les 25 et 26 et lui faisait miroiter une éventuelle sollicitation (souligné dans le texte) pour les suivantes, propos qu'il confirmait le lendemain sans apporter plus de précision sur l'étendue ou le calendrier de sa prestation ;
Que le 5 avril 2011, M. Arnaud précisait à M. Mabille, sur l'interrogation de celui-ci, qu'il ne sollicitait pas son entreprise pour les véhicules 28/29 et 30 et lui annonçait la diffusion d'un planning d'intervention ;
Considérant enfin que M. Mabille était convié une réunion le 17 mai au cours de laquelle lui était présenté un document Power Point faisant état de "rappels sur la qualité des prestations et le nombre de retouches" tout en rappelant que la société Harmonies avait refusé de baisser son prix au target prix de 2 000 par voiture ;
Que le document précise que la direction de la société Bombardier ne souhaitait pas que l'activité de sous-traitance du collage des revêtements de sol soit partagée mais ne remettait pas en cause un autre contrat le liant à la société Harmonies dénommé "Nat" ;
Qu'elle l'invitait par ailleurs à participer à un appel d'offre à venir pour le chantier "Régio 2N" ;
Qu'un planning y était joint permettant de constater que la société Harmonies n'interviendrait plus que du 19 au 21 mai sur les véhicules 31, 32 et 33 puis les 24 et 25 mai sur les véhicules 36 et 37 ;
Considérant que le 25 mai un courrier officiel de la société Bombardier, précisant que M. Mabille avait quitté la réunion sans signer le compte rendu, lui faisait part de son intention de mettre fin à l'amiable au contrat et de son ouverture à toute autre proposition ;
Que le 22 juin la société Bombardier suggérait encore la signature d'un accord amiable de terminaison du Contrat, en l'absence duquel elle suspendait sa prestation ;
Que la société Harmonies engageait alors une série d'actions pour voir constater que la société RM System lui avait succédé dans l'exécution de son contrat ;
Que par courrier du 1er septembre 2011, la société Bombardier s'employait à justifier la résiliation du contrat en dénonçant les retouches nécessitées par le travail de l'appelante, précisant qu'en acceptant l'intervention de sa concurrente, la société Harmonies avait reconnu la réalité des défauts, l'invitant à reprendre sa prestation en se prévalant de la clause résolutoire précitée ;
Considérant que cette relation des faits démontre suffisamment qu'au mépris des termes du contrat signé, la société Bombardier a poursuivi le seul objectif d'obtenir de la société Harmonies une renégociation de son prix ;
Qu'elle ne saurait se prévaloir d'une "suspension" du contrat, notion ignorée du droit commercial, hors de toute prévision contractuelle, laissant son co-contractant à la merci de son bon-vouloir en lui supprimant toutes rentrées financières et que l'ensemble des éléments produits permet de retenir comme date de rupture le 25 mai 2011 après équipement de 30 véhicules sur les 180 prévus au contrat ;
Et considérant que son argumentation tardive sur les insuffisances de l'appelante, qu'elle tente principalement de démontrer par cinq attestations de ses propres salariés, est fallacieuse ;
Considérant ainsi que les pièces produites démontrent que l'ampleur et la complexité du chantier imposaient des ajustements et que la société Bombardier, qui avait le choix du matériel a, à plusieurs reprises, modifié le type de colle et les dalles employées, partiellement à l'origine des retouches ;
Qu'il apparaît encore qu'en janvier 2011, le travail avait atteint le niveau de qualité requis qu'un audit du 4 mars évaluait à 82,22 % ;
Que la cour ne peut que s'étonner d'un des deux témoignages rédigé par M. Lebrun, salarié de la société Bombardier, aux termes duquel cette note ne prouverait pas la qualité de la prestation mais de sa conformité au cahier des charges, réflexion qui reflète le peu de sérieux des éléments de preuve produits par l'intimée ;
Considérant que les qualités professionnelles de la société Harmonies sont encore attestées :
- par la société Alstom, qui l'emploie au même travail,
- par le courriel de M. Arnaud du 2 février 2011, lequel après avoir rappelé que le produit était toujours au stade de test et de qualification et qu'il était normal qu'il consulte d'autres partenaires, expliquait "notre démarche ne remet néanmoins aucunement en cause le travail ni les efforts fournis par la société Harmonies jusqu'à ce jour dans le contrat M109",
- par les demandes qui lui ont été faites pour remplacer la société RM System dans l'urgence et s'occuper des voitures que cette dernière n'a manifestement pas été en mesure de traiter,
- par la poursuite de l'exécution du contrat NAT pour lequel elle donne satisfaction alors que la prestation est de même nature ;
- par sa communication d'un appel d'offres pour le projet Régio 2N ;
Considérant enfin qu'il est encore établi que la société RM System a accompli à ses débuts une prestation médiocre et que son niveau de bonne qualité n'a été atteint qu'à la suite de l'embauche des quatre salariés dont la société Harmonies a dû se défaire à la suite de la résiliation du contrat ;
Considérant que c'est en conséquence à bon droit que les premiers juges ont imputé la responsabilité de la rupture à la société Bombardier ;
Mais sur l'indemnisation :
Considérant que la société Harmonies peut prétendre à l'indemnisation intégrale de son préjudice qui correspond d'une part à la marge brute perdue sur la commande, inexécutée à hauteur de 405 000 , d'autre part aux coûts des licenciements engagés à la suite de la rupture de ce contrat, demande que la société Harmonies fonde à tort sur les dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce ;
Considérant que les pièces comptables produites démontrent que la marge brute était, pour les trois derniers exercices, d'une valeur moyenne de 89,96 % ;
Que le tribunal ne pouvait en conséquence retenir, sans s'expliquer, 65 % et qu'il sera infirmé de ce chef, le préjudice étant chiffré à 405 000 x 89,96 % = 364 338 ;
Considérant que le coût de licenciement de quatre salariés en juillet 2011 est justifié pour un montant de 42 835,20 ;
Que les licenciements opérés le 15 novembre 2012 ne sont pas en relation directe avec la rupture du contrat mais liés aux difficultés économiques n'ayant pas permis à la société Harmonies d'accéder à de nouveaux marchés ;
Qu'elle sera donc déboutée de ce chef ;
Considérant que la même observation s'impose en ce qui concerne sa perte de valeur, que la société Harmonies caractérise en précisant qu'avec le départ de 6 de ses 10 salariés, elle a perdu une partie de son savoir-faire, que la baisse de son carnet de commande a incité ses banques à la prudence à son égard et que son résultat d'exploitation est négatif depuis 2011 ;
Mais considérant que le préjudice résultant de la résiliation est suffisamment réparé par l'allocation des sommes précitées ;
Sur la perte de chance au titre de la 2e tranche de travaux
Considérant qu'elle concernait 70 trains et que les pièces produites démontrent que la RATP a passé cette commande, qui n'était qu'un projet au moment de la signature du contrat ;
Mais considérant que la convention précisait :
"- BT se réserve le droit de ne pas commander, ou de commander partiellement, les prestations de service concernant l'équipement des 70 trains M109 au titre de la tranche conditionnelle, pour quelque raison que ce soit, y compris, notamment, en raison de stratégie industrielle de BT ou bien en raison d'internalisation de la production,
- dans cette hypothèse, BT notifiera sa décision au sous-traitant au plus tard 4 mois avant la livraison de la dernière prestation du sous-traitant au titre des 60 trains M109 de la tranche ferme et devra rembourser au sous-traitant les frais avancés, sur base de justificatifs, correspondant aux prestations de 3 premiers trains M109 au titre de la tranche conditionnelle" ;
Considérant qu'il résulte de cette disposition, acceptée par la société Harmonies, que la société Bombardier s'était réservé un droit discrétionnaire de ne pas lui confier le chantier concerné et que son choix ne peut être critiqué que s'il est constitutif d'abus, ce qui n'est pas le cas, les développements précédents laissant supposer que la société RM System a été choisie en raison de la compétitivité de son prix ;
Et considérant que le fait encore allégué que la société Bombardier n'a pas respecté le délai qui lui était imparti pour notifier sa décision, n'y ayant procédé que par courrier recommandé du 13 juin 2012, ne saurait être indemnisé au titre d'une perte de chance et que le retard de cette notification n'est à l'origine d'aucun préjudice démontré ;
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
Considérant qu'il est constant et non contesté que les parties entretiennent des relations d'affaires depuis une dizaine d'années ;
Mais considérant que ce texte est né de la volonté du législateur de permettre au fournisseur habituel d'un client, qui s'est organisé pour satisfaire ses demandes, sans que rien ne l'autorise à supposer qu'elles prendront fin dans un avenir prévisible, de lui garantir un délai de prévenance, sous forme de préavis, lui permettant de prospecter de nouveaux clients ;
Qu'il ne saurait s'appliquer dans le cadre du présent contrat à durée déterminée, et donc non résiliable sous les réserves précitées, alors que la société Harmonies pouvait et a d'ailleurs fait valoir ses droits et obtenu l'indemnisation de ses pertes et préjudices annexes ;
Que c'est en conséquence à bon droit que les premiers juges ont rejeté cette demande, une telle rupture ne pouvant, le cas échéant, s'apprécier qu'après décembre 2013, fin théorique du contrat abusivement résilié, étant encore observé qu'en l'état la société Harmonies ne conteste pas le maintien d'un autre contrat appelé à se poursuivre jusqu'au mois de juin 2013 ;
Sur l'application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile
Considérant que l'équité commande de confirmer la décision déférée de ce chef et d'allouer à la société Harmonies une indemnité de 12 000 au titre des frais exposés en cause d'appel ;
Par ces motifs : Infirme le jugement entrepris du chef de la condamnation prononcée et condamne la société Bombardier Transport France à payer à la société Harmonies Ferroviaire la somme de 407 173,20 de dommages-intérêts ; Confirme pour le surplus les dispositions du jugement non contraires au présent arrêt ; Condamne la société Bombardier Transport France à payer à la société Harmonies Ferroviaire une somme de 12 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Bombardier Transport France aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.