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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 24 avril 2012, n° 10-07132

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Etablissement Chéreau Carré (SA)

Défendeur :

Maisons Johanes Boubée (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poumarede

Conseillers :

Mmes Cocchiello, Andre

Avocats :

SCP Castres Colleu Perot Le Couls Bouvet, SCP Brebion Chaudet, Mes Montel, Lehuede

T. com. Nantes, du 6 sept. 2010

6 septembre 2010

EXPOSÉ DU LITIGE

Exposant avoir entretenu des relations commerciales avec la société Maisons Johanes Boubée SAS depuis l'année 1993, la SA Chéreau Carré, négociant en vins, a saisi, le 8 août 2007, le Tribunal de commerce de Nantes, sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5ème du Code de commerce, d'une demande d'indemnisation, à hauteur de 700 000 euros, de la rupture qu'elle qualifie de brutale des dites relations.

Le 6 septembre 2010, le Tribunal de commerce de Nantes a rejeté l'intégralité de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Maisons Johanes Boubée la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Etablissement Chéreau Carré SA a relevé appel de cette décision. Elle demande à la cour de :

"Dire et Juger que la rupture brutale des relations commerciales est imputable à la Société Maisons Johanes Boubée.

Condamner la Société Maisons Johanes Boubée à indemniser la Société Chéreau Carré du préjudice découlant du caractère brutal de la rupture des relations commerciales, comme il suit:

- 493 176 euros au titre de l'indemnisation du préavis ;

- 203 245 euros au titre de la mise en place de la filière Muscadet (investissements non amortis)

Debouter la société Maisons Johanes Boubée de l'ensemble de ses demandes.

Condamner la Société Maisons Johanes Boubée à verser à la Société Chéreau Carré la somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile."

La société Maisons Johanes Boubée SAS conclut à la confirmation du jugement critiqué et réclame la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour l'appelante le 30 janvier 2012 et pour l'intimée le 11 janvier 2012.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Aux termes de l'article L. 442-6 I du Code de commerce :

"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (...)

5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale du préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."

Ce texte n'a pas pour objet de sanctionner la rupture des relations commerciales, laquelle demeure toujours possible quels qu'en soient les motifs, mais seulement d'indemniser une rupture décidée unilatéralement sans respecter un délai de préavis en rapport avec l'importance et l'ancienneté des relations antérieures.

Les pièces produites révèlent qu'à partir de l'année 1993, la société Maisons Johanes Boubée SAS a commencé à se fournir en vin auprès de la société Etablissement Chéreau Carré SA. En 1998, un cahier des charges était établi aux fins d'élaboration, de conditionnement en bouteilles de 75 cl et de stockage de vin Muscadet de Sèvre et Maine sur Lie destiné à être vendu sous marque de distributeur Carrefour, à partir de la production de viticulteurs pré-sélectionnés. Un nouveau cahier des charges était élaboré le 30 novembre 2000. Au cours de l'exercice comptable 2000/2001, la société Etablissement Chéreau Carré SA a également commencé à approvisionner le distributeur en Muscadet conditionné en demi-bouteilles.

La société Maisons Johanes Boubée SAS ne s'engageait pas sur un volume de commande pré-déterminé mais avisait annuellement le négociant du montant de ses achats concernant le millésime à venir, les quantités convenues étant ensuite retirées et facturées au fur et à mesure de ses besoins. La société Etablissement Chéreau Carré SA réservait, à son tour, les quantités correspondant aux besoins ainsi définis chez les viticulteurs pré-sélectionnés.

Des difficultés se sont élevées à partir de l'année 2003, la société Etablissement Chéreau Carré SA remettant en cause l'organisation des relations commerciales en vigueur et reprochant à son cocontractant un écoulement trop lent des stocks qu'il avait réservés, ce qui générait pour elle de difficultés de trésorerie. Pour les mêmes motifs, elle a cessé de respecter, en 2003, le cahier des charges fixant l'origine des matières sèches (bouteilles et bouchons), ce qui a généré des reproches du distributeur lequel se plaignait d'une atteinte aux règles de traçabilité qu'il avait mises en place.

Par lettre conjointe du 22 avril 2003, la société Chéreau Carré et les treize viticulteurs sélectionnés pour la production du Muscadet vendu sous la marque Carrefour, faisant état d'un sur-stock du millésime 2001 vendu à compter du mois de septembre 2002, ont exposé que le négociant ne pouvait s'engager auprès des vignerons à programmer la mise en bouteille du millésime 2002 avant les vendanges à venir.

Le 30 mai suivant, les "Vignerons de la filière Carrefour du Muscadet" ont demandé à être réglés directement de leur production par la société Maisons Johanes Boubée, ce qui était effectif pour le millésime 2002, la société Chéreau Carré ne facturant plus que les prestations qu'elle avait elle-même réalisées.

La quantité de bouteilles commercialisées est demeurée néanmoins équivalente (535 494 bouteilles et demi-bouteilles en 2003/2004 contre 465 258 bouteilles et demi-bouteilles au cours de l'exercice comptable précédent).

Le 15 décembre 2003, motif pris du sur-stockage du millésime 2002, la société Chéreau Carré a avisé son cocontractant qu'elle ne mettrait pas le millésime 2003 en bouteille avant épuisement du millésime précédent. Elle a évoqué en outre son intention de s'approvisionner en dehors des viticulteurs sélectionnés.

Cinq mois plus tard, le 6 mai 2004, les Vignerons de la Filière Muscadet, exposant n'avoir eu aucune offre d'achat pour la récolte 2003, ont offert à la société Maisons Johanes Boubée SAS un lot de 788 500 bouteilles dont ils avaient assuré eux-mêmes le conditionnement. Cette offre a été acceptée par la société Maisons Johanes Boubée SAS, ce dont s'est plainte le 15 septembre 2004, la société Etablissement Chéreau Carré SA.

Le 7 octobre 2004, la société Maisons Johanes Boubée s'est engagée à prendre livraison dans les meilleurs délais du stock restant sur le millésime 2002. En réponse, le 19 octobre suivant, la société Etablissement Chéreau Carré SA rappelait les litiges en cours et indiquait : "Nous n'avons pas reçu de réponse à notre lettre du 15 septembre 2004 concernant votre intention sur le millésime 2003. Votre silence doit-il être interprété comme un signe de cessation de relations commerciales avec notre Société. Nous vous rappelons que vous n'aviez pas le droit de rentrer directement en relations d'affaires avec les vignerons de notre filière."

Le 5 juillet 2005, la société Maisons Johanes Boubée SAS a adressé à la société Etablissement Chéreau Carré SA un préavis au terme duquel elle indiquait lui accorder le marché des demi-bouteilles pour le millésime 2004, ce marché mettant fin aux relations commerciales entre elles.

Ceci correspondait à un préavis d'un an pour ce produit, puisque ce marché devait être réalisé au cours de l'exercice suivant.

Ainsi au cours de l'exercice 2005/2006, aucune bouteille de 75 cl n'a été commandée à la société Etablissement Chéreau Carré SA, le chiffre d'affaires ne portant plus que sur les demi-bouteilles pour un volume de 39 984 unités contre 34 452 unités au cours de l'exercice précédent.

De ce qui précède, il s'ensuit que les relations commerciales entre les parties se sont dégradées pour des raisons économiques, sans qu'il soit pour autant possible d'en imputer la responsabilité à une modification unilatérale, par le distributeur, des conditions commerciales préalablement convenues ou à la violation par lui de ses engagements.

Si, en 2005/2006, la société Maisons Johanes Boubée n'a pas commandé de bouteilles de 75 cl à la société Etablissement Chéreau Carré SA, ceci est en effet la conséquence des conditions préalables imposées par cette dernière pour procéder à la mise en bouteille du millésime 2003 et de l'initiative subséquente des viticulteurs de faire conditionner leur production par un tiers pour l'offrir au distributeur qui, depuis l'année précédente, en assurait seul le paiement, devenant ainsi leur cocontractant.

Cette évolution n'était pas fautive, les parties ayant précédemment convenu que le vin serait directement vendu au distributeur et la société Chéreau Carré SA ayant pris l'initiative de rompre ses relations avec les viticulteurs en refusant de s'engager à conditionner leur vin dans les délais normaux.

En tout état de cause, la modification du circuit de commercialisation résulte de l'initiative des producteurs, elle-même suscitée par la décision de la société appelante, et non de celle du distributeur.

La cessation des relations commerciales afférentes à la commercialisation des bouteilles de 75 cl n'est donc pas imputable à la société Maisons Johanes Boubée SAS de sorte qu'elle n'est pas tenue, sur le fondement de l'article L. 442-6 I du Code de commerce de réparer les conséquences préjudiciables de cette rupture.

S'agissant des commandes de vin en demi-bouteilles, un délai d'un an a été accordé au négociant, ce qui était en rapport avec le cycle de production des produits en cause, leur vente sous marque de distributeur, le volume concerné et le caractère récent du courant d'affaires concernant ce produit (cinq ans).

Le jugement entrepris sera donc intégralement confirmé.

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société intimée l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de l'instance d'appel et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS : LA COUR, Confirme, en toutes ses dispositions, le jugement rendu le 6 septembre 2010 par le Tribunal de commerce de Nantes ; Y ajoutant Condamne la société Etablissement Chéreau Carré SA à payer à la société Maisons Johanes Boubée SAS une somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes autres demandes contraires ou plus amples ; Condamne la société Etablissement Chéreau Carré SA aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.