CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 10 octobre 2013, n° 12-20386
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Metso Minerals France (SA)
Défendeur :
Etudes Préparations Alésiennes (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Charlon
Conseillers :
Mmes Graff-Daudret, Maunand
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Bertin, Fisselier, Mougel
ELEMENTS DU LITIGE :
La société EPA exerce depuis 1989 une activité d'ingénierie et d'études industrielles dans le domaine de l'industrie métallique ; elle avait réalisé en sous-traitance plusieurs études relatives à des projets et à l'élaboration de plans de conception, fabrication et commercialisation pour le compte de la société Nordberg-Bergeaud, puis de la société Metso quand celle-ci eut fusionné en 2001 avec la société Nordberg-Bergeaud.
Le 29 janvier 2008 la société Metso et la société EPA ont signé un contrat-cadre pour une durée de deux années afin de préciser les conditions dans lesquelles la société EPA s'engageait à réaliser des prestations pour le compte de la société Metso selon des modalités spécifiques et de définir les modalités de gestion de cette "relation contractuelle" et le 19 mars 2010 elles ont conclu une "transaction" pour mettre fin à des "différends afférents à leurs relations passées et notamment à l'exécution du contrat du 29 janvier 2008", avec une clause selon laquelle "pour tous les litiges auxquels la (...) transaction et/ou ses suites pourront donner lieu, tant en ce qui concerne la validité de son application ou de son interprétation, les parties font attribution exclusive aux Tribunaux de Lyon, France".
Ce même 19 mars 2010 la société Metso et la société EPA se liaient par un contrat-cadre n° 014-CC-A "pour une durée expirant au 31 décembre 2010, sauf résiliation anticipée prévue à l'article 6", précisant que le "renouvellement éventuel" de ce contrat "ne pourra être présumé" et devra faire l'objet, le cas échéant, d'un avenant ; il était en outre stipulé qu'"en cas de différend relatif à l'exécution ou l'interprétation des obligations des parties", ce différend "sera soumis au Tribunal de commerce de Mâcon".
Prétendant que les commandes passées par la société Metso avaient diminué à partir du mois d'avril 2010 pour être définitivement interrompues en septembre 2010, la société EPA a engagé une action en dommages et intérêts devant le Tribunal de commerce de Marseille, lequel, en réponse à une exception d'incompétence soulevée par la défenderesse, s'est déclaré compétent par jugement du 7 mai 2012.
La société Metso a formé contredit contre cette décision devant la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui, par arrêt du 4 octobre 2012, s'est déclarée elle-même incompétente au profit de la Cour d'appel de Paris au motif que la demande de la société EPA est fondée exclusivement et spécifiquement sur les dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce et que les litiges relatifs à l'application de ce texte sont attribués par la loi à des tribunaux régionaux pour la première instance et à la Cour d'appel de Paris pour l'appel.
A l'audience sur contredit, la société Metso demande de dire que le Tribunal de commerce de Marseille est incompétent au profit du Tribunal de commerce de Lyon.
Subsidiairement, la société Metso s'oppose à l'évocation du litige par la cour d'appel et demande de constater que la société EPA renonce à contester la validité, l'application et l'interprétation du protocole transactionnel conclu par les parties le 19 mars 2010, ainsi que l'exécution par la société Metso du contrat à durée déterminée passé le même jour.
Enfin elle réclame l'allocation de la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Metso fait principalement valoir, à l'appui de son contredit :
- que les circonstances de faits ne permettent pas d'affirmer qu'existait, à la date des faits allégués par la société EPA, une relation commerciale établie entre les parties au sens de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
- que cette disposition légale institue un régime de responsabilité contractuelle et non pas délictuelle,
- que même si la responsabilité délictuelle devait s'appliquer, la clause attributive de compétence pourrait jouer compte tenu de son libellé et de l'intention des parties.
La société EPA conclut pour sa part au rejet du contredit et des autres demandes de la société Metso et elle demande l'évocation du litige par la cour en application de l'article 89 du Code de procédure civile ; elle sollicite enfin la condamnation de la société Metso à lui payer la somme de 992 807 euros à titre de dommages et intérêts, ainsi que la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce édicte qu''"engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas" ;
Considérant que les relations commerciales établies sont celles qui revêtent une stabilité, une régularité et une intensité suffisantes pour que les parties puissent légitimement considérer que ces relations se perpétueront dans un avenir raisonnable ;
Que cette appréciation de la nature des relations commerciales doit donc être effectuée globalement en considération d'un ensemble d'éléments de fait, et non pas à l'aune d'un seul critère telle que l'existence entre les parties d'un contrat à durée déterminée sans tacite reconduction comme celui convenu entre la société Metso et la société EPA le 19 mars 2009 ;
Considérant qu'il ressort des pièces produites aux débats que la société EPA a réalisé pour le compte de la société Nordberg-Bergeaud puis de la société Metso des prestations ayant généré une part importante du chiffre d'affaires du sous-traitant ; qu'en effet cette part est passée de 8,04 % en 1989 à 60,46 % en 1998 et s'est élevée à plus de 50 % de 2000 à 2008, avec même 64,12 % cette année-là ; que cela révèle un courant d'affaires régulier, soutenu et de longue durée, formellement contractualisé seulement lorsque les deux parties, en désaccord sur plusieurs points, ont estimé nécessaire de fixer plus précisément leurs obligations réciproques dans les actes des 28 janvier 2008 et 19 mars 2010 ;
Que par ailleurs les deux sociétés étaient liées dès 2004 par un accord de confidentialité protégeant les informations fournies par la société Metso à la société EPA et portant cession par le sous-traitant des droits de propriété intellectuelle des produits et prestations réalisés dans le cadre de leurs relations ;
Que ces éléments conjugués montrent qu'une relation commerciale avait été établie et que la société EPA était légitimement fondée à croire que le contrat se poursuivrait au moins jusqu'au 31 décembre 2010 ;
Que cependant la société Metso a cessé avant cette date de recourir aux prestations de la société EPA, sans accomplir les formalités de préavis prévues à l'article 6 du contrat-cadre du 19 mars 2010 ;
Que ces circonstances de faits suffisent à justifier l'examen du litige par les juridictions spécialisées désignées par les dispositions réglementaires prises en application de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce, sans qu'il y ait lieu de déterminer, au stade de l'examen du contredit, si la rupture litigieuse a été réalisée brutalement au sens de cette disposition légale, cette qualification relevant du juge du fond ;
Considérant que cet article L. 442-6 I, 5° institue un délit civil qui engage la responsabilité délictuelle de l'auteur et non de sa responsabilité contractuelle ; que cependant cette nature délictuelle n'empêche pas le jeu d'une clause attributive de compétence lorsque celle-ci est suffisamment large et compréhensive pour s'appliquer aux litiges découlant de faits de rupture brutale des relations commerciales établies entre les parties (Cass. com. 20 mars 2012, pourvoi n° 11-11.570) ;
Considérant que le contrat-cadre n° 014-CC-A du 19 mars 2009 prévoit qu'"en cas de différend relatif à l'exécution ou l'interprétation des obligations des parties dans le cadre du Projet, qui ne pourrait être réglé amiablement, le différend sera soumis au tribunal de commerce de Mâcon", le "Projet" étant défini (page 7 de ce contrat) comme les prestations d'étude effectuées en exécution de l'activité de conception, fabrication et installation de systèmes ; que la rupture que la société EPA qualifie d'abusive a été consommée à l'occasion de la réalisation d'un tel projet de sorte que la clause attributive de compétence ci-dessus rappelée s'applique, et non pas la clause stipulée dans la transaction de même date et qui est seulement relative au règlement définitif d'un différend étranger à l'exécution de la relation commerciale ultérieure ;
Que néanmoins l'application de la clause insérée dans le contrat-cadre doit être combinée avec les règles légales dérogatoires fixées par les articles L. 442-6, avant dernier alinéa, et D. 442-3, et l'article annexe 4-2-1 du Code de commerce ; qu'en conséquence le tribunal de commerce spécialement compétent est celui de Nancy désigné notamment la Cour d'appel de Dijon dont fait partie le Tribunal de commerce de Mâcon ;
Considérant qu'il n'apparaît pas de bonne justice de faire application de l'article 89 du Code de procédure civile et de priver les parties du premier degré de juridiction compte tenu de l'enjeu économique et de la complexité du litige ;
Qu'il y a donc lieu de renvoyer l'affaire au Tribunal de commerce de Nancy pour la poursuite de l'instance ;
Considérant qu'il n'est pas contraire à l'équité de laisser à la charge de chacun des parties les frais liés à la procédure de contredit et non compris dans les dépens ;
Par ces motifs : Reçoit la société Metso Minerals France en son contredit contre le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Marseille le 7 mai 2012 et le dit bien fondé ; Statuant à nouveau : Dit que le litige relève des dispositions de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce ; Vu l'article L. 442-6 I, 5°, avant dernier alinéa, l'article D. 442-3 et l'article annexe 4-2-1 du Code de commerce, déclare le Tribunal de commerce de Nancy compétent ; Ordonne le renvoi de l'affaire devant cette juridiction pour la poursuite de l'instance ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 89 du Code de procédure civile ; Réserve les dépens de contredit, dont la charge sera fixée par le juge du fond ; Déboute la société EPA et la société Metso de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.