CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 10 octobre 2013, n° 12-02547
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Centrale d'achats Zannier (SNC)
Défendeur :
Dominique Bracq Industries (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Pomonti, Michel-Amsellem
Avocats :
Mes Fisselier, Llinas, Teytaud, Druesne
FAITS ET PROCEDURE
La société Centrale d'achats Zannier exerce son activité au sein d'un groupe de sociétés parmi lesquelles se trouve la société Poron qui a pour objet principal la création, la conception, la fabrication et le négoce de vêtements. Ces deux sociétés ont entretenu un courant d'affaires avec la société Dominique Bracq Industries qui a pour activité principale l'ennoblissement de textile.
Entre les années 2008 et 2009, le chiffre d'affaires réalisé par la société Dominique Bracq Industries avec les sociétés Centrale d'achats Zannier et Poron a considérablement diminué.
Soutenant que ses deux partenaires avaient brutalement rompu leurs relations commerciales sans lui donner un préavis écrit, la société Dominique Bracq Industries leur a demandé réparation par une mise en demeure du 13 octobre 2010. Celle-ci étant demeurée vaine, elle les a assignées en réparation sur le fondement de l'article L. 442-6-5° du Code de commerce, devant le Tribunal de commerce de Lille
Vu le jugement rendu le 19 janvier 2012, assorti de l'exécution provisoire, par lequel le Tribunal de commerce de Lille a :
- condamné la société Centrale d'achats Zannier à payer à la société Dominique Bracq Industries la somme de 168 000 euros pour rupture brutale, sans préavis suffisant, des relations commerciales établies,
- débouté la société Dominique Bracq industries de sa demande concernant la société Poron,
- dit n'y avoir lieu à condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Vu l'appel interjeté le 10 février 2012 contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées le 9 mai 2012, par lesquelles la société Centrale d'achats Zannier demande à la cour de :
à titre principal :
- débouter la société demanderesse de l'ensemble de ses fins, moyens et prétentions,
- constater que la société Dominique Bracq Industries a été valablement avertie de la cessation des relations contractuelles dès le mois de septembre 2006,
- constater que les relations contractuelles ont pris fin au mois d'avril 2009,
- constater que la société demanderesse a bénéficié d'un préavis suffisant,
à titre subsidiaire :
- constater que la société demanderesse ne fait la preuve ni de l'existence ni du quantum du préjudice qu'elle allègue,
- condamner la société demanderesse à verser à la société Centrale d'achats Zannier la somme de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Centrale d'achats Zannier soutient qu'elle n'a pas commis de faute en n'adressant pas de préavis à la société Dominique Bracq Industries car celle-ci pouvait, compte tenu des cycles de commandes, se rendre compte que la relation commerciale ne serait pas poursuivie à l'avenir. Elle fait valoir que l'oralité de toute cette relation commerciale justifie que le préavis ait été verbal. Elle précise que l'intimée était parfaitement informée de sa décision et de ses motivations.
La société Centrale d'achats Zannier fait encore valoir que la société Dominique Bracq Industries ne démontre pas avoir subi de préjudice que lui aurait causé la rupture prétendument brutale et que sa situation financière contredit l'existence même d'un préjudice.
S'agissant du préjudice, la société appelante précise que la relation commerciale n'a duré que 10 ans et non 23, comme le soutient l'intimée, et elle rappelle que l'indemnisation doit réparer le gain manqué, ce qui, selon elle, n'équivaut pas à la marge brute.
Vu les dernières conclusions signifiées le 9 juillet 2012 par lesquelles la société Dominique Bracq Industries demande à la cour de :
- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Lille du 19 janvier 2012 en ce qu'il a constaté l'existence de relations commerciales établies entre la société Dominique Bracq Industries et la société Centrale d'achats Zannier,
- dire et juger que la société Centrale d'achats Zannier aurait dû respecter un préavis minimum de douze mois avant de rompre la relation commerciale avec la société Dominique Bracq Industries,
- constater qu'aucun préavis écrit n'a été donné par la société Centrale d'achats Zannier à la société Dominique Bracq Industries pour la rupture partielle des relations commerciales en 2009,
- constater qu'aucun préavis écrit n'a été donné par la société Centrale d'achats Zannier à la société Dominique Bracq Industries pour la rupture totale des relations commerciales en 2010,
- dire que la société Centrale d'achats Zannier engage sa responsabilité civile quasi-délictuelle sur le fondement de l'article L. 442-6 du Code de commerce,
- par conséquent, condamner la société Centrale d'achats Zannier à verser à la société Dominique Bracq Industries une somme de 343 000 euros en réparation des préjudices subis,
- condamner la société Centrale d'achats Zannier à verser à la société Dominique Bracq Industries une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Dominique Bracq Industries soutient que la société Centrale d'achats Zannier n'a pas respecté les dispositions d'ordre public de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce en ne lui accordant aucun préavis avant de rompre leurs relations commerciales établies. Elle précise que les relations ont été rompues partiellement puis totalement et conteste la portée probante de l'attestation invoquée par la société appelante, même si la preuve est libre en matière commerciale.
Concernant la durée de la relation commerciale, l'intimée rappelle que celle-ci a débuté en 1986 et fait valoir que l'appelante n'a, jusqu'à ses conclusions d'appel, jamais contesté ce point. Au regard de cette durée, elle fait valoir que le préavis aurait dû être de 12 mois au minimum.
Enfin, elle soutient que son préjudice correspond au montant de marge brute perdu du fait de la cessation brutale de la relation commerciale.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur le caractère brutal de la cessation des relations commerciales
Aux termes de l'article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, (...) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...)".
L'existence d'une relation commerciale entre les parties et l'absence de préavis écrit préalable à la rupture ne sont pas contestées, mais la société Centrale d'achats Zannier soutient que la société Dominique Bracq Industries avait été avertie oralement de la cessation des relations commerciales dès le mois de septembre 2006. Elle précise qu'il existait un climat de confiance mutuelle entre les parties et qu'aucun écrit n'a jamais été adressé de part ou d'autre. Par ailleurs, elle décrit le cycle de fabrication des tissus dans lequel intervenait la société Dominique Bracq Industries à laquelle étaient commandés des cylindres d'impression, six mois avant les commandes de réalisation des impressions. Selon elle, dès lors qu'elle n'avait plus commandé de cylindres, en juillet 2008, la société Dominique Bracq Industries ne pouvait ignorer que les relations qui s'étaient nouées entre elles avaient cessé, de sorte que la rupture définitive intervenue en avril 2009 n'a pas été brutale et n'a d'ailleurs pas provoqué de réaction de sa part.
Le texte dont les termes sont rappelés ci-dessus oblige les opérateurs économiques souhaitant rompre les relations commerciales nouées avec l'un de leur partenaire d'affaires, à adresser à celui-ci un préavis écrit. Cette formalité doit être accomplie dans un délai précédant la rupture suffisant pour permettre à la société partenaire de réorienter ou réorganiser son activité.
En l'espèce, la société Centrale d'achats Zannier était liée à la société Dominique Bracq Industries par une relation commerciale, sans qu'aucun écrit n'ait été établi entre elles, depuis 1986, selon la société Dominique Bracq Industries, et depuis 1999, selon la société Centrale d'achats Zannier.
Quoiqu'il en soit de cette question de date qui sera examinée dans les développements qui suivent, il n'est pas contesté que ces relations étaient stables et régulières sans qu'une date de cessation des relations n'ait été fixée. La société Dominique Bracq Industries pouvait donc légitimement escompter que cette relation perdure.
La société Centrale d'achats Zannier produit à l'appui de ses affirmations une attestation de son directeur industriel, M. Vivier, qui indique avoir fait connaître à la société Dominique Bracq Industries, au cours d'un entretien en septembre 2006, la cessation à venir des commandes au motif de la nécessité de réduire les coûts de production, cette date de rupture aurait été rappelée au dirigeant de la société Dominique Bracq Industries, en 2008. Cependant, cette attestation qui émane d'une personne salariée de la société Centrale d'achats Zannier et dont l'objectivité pourrait ne pas être totale, n'est corroborée par aucun autre élément du dossier. Elle ne saurait, à elle seule, être retenue par la cour à titre de preuve.
En tout état de cause, la délivrance d'un préavis qui aurait été donné verbalement par le directeur industriel de la société Centrale d'achats Zannier au dirigeant de la société Dominique Bracq Industries, quand bien même serait-elle établie, ne respecterait pas l'exigence d'un écrit des dispositions précitées.
Par ailleurs, si le fait que la société Centrale d'achats Zannier n'ait plus commandé de cylindre d'impression à partir du mois de juillet 2008, pouvait permettre à la société Dominique Bracq Industries de se rendre compte de ce qu'elle ne recevrait plus de commandes ultérieurement, il n'en demeure pas moins qu'aucun élément du dossier ne démontre que préalablement à cet événement, la société Centrale d'achats Zannier aurait averti sa partenaire de la cessation de leurs relations commerciales. À ce titre, le fait que la société Dominique Bracq Industries ait décidé de distribuer des dividendes à ses actionnaires est inopérant, cette décision relevant de la liberté de politique d'entreprise mise en œuvre par les actionnaires.
C'est donc à juste titre que le tribunal de commerce a jugé que la société Centrale d'achats Zannier devait réparation à la société Dominique Bracq Industries du préjudice que lui avait causé la rupture sans qu'un préavis écrit et d'une durée suffisante lui ait été délivré.
Sur la durée du préavis
Ainsi qu'il a précédemment été relevé, les parties sont en désaccord sur la date de commencement de leurs relations commerciales. La société Dominique Bracq Industries qui soutient qu'elles ont débuté en 1986, ne produit à ce sujet qu'une attestation de son commissaire aux comptes qui concerne la conformité aux grands livres des comptes de la société, des chiffres d'affaires résultant des relations de celle-ci entre 1986 et 2009 avec la société Centrale d'achats Zannier. Cette attestation qui se borne à constater la conformité des comptes est à elle seule insuffisante à caractériser que des relations commerciales ont été nouées dès 1986 et non à partir de 1999, comme le soutient la société Centrale d'achats Zannier. Il importe peu à cet égard que celle-ci n'ait contesté la date de commencement de ces relations qu'en cause d'appel et compte tenu des éléments produits, il convient de considérer que les relations commerciales, qui ont été partiellement rompues à partir du 31 décembre 2008 et ont totalement cessé à la fin de l'année 2010, ont duré dix années entières.
Il résulte, de cette durée et de l'ensemble des éléments du dossier, notamment, de la part que représentaient les relations commerciales en cause dans le chiffre d'affaires de la société Dominique Bracq Industries, des caractéristiques de l'activité et du secteur économique concernés, que le préavis aurait dû être de dix mois. Le jugement sera donc réformé sur ce point.
Sur le préjudice
Le préjudice causé par la rupture sans préavis d'une relation commerciale établie résulte de la perte de marge brute que la société partenaire de l'auteur de la rupture aurait dû réaliser pendant la durée du préavis.
En l'espèce, la rupture étant intervenue à la fin de l'année 2008, il y a lieu de calculer quelle aurait dû être la marge brute réalisée par la société Dominique Bracq Industries pendant les dix premiers mois de l'année 2009.
Sur ce point, c'est de façon erronée que le tribunal pour calculer le gain perdu par la société Dominique Bracq Industries a déduit du chiffre d'affaires les charges variables d'exploitation. Par ailleurs, l'activité d'ennoblissement des tissus exercée par la société Dominique Bracq Industries étant une activité de services, le taux de marge brute ne peut se calculer sans prise en compte des charges salariales et sociales qui, selon les détails des soldes intermédiaires de gestion produits au dossier, ont représenté 45,26 % du chiffre d'affaires du 1er janvier 2007 au 30 juin 2008 et 43,92 % du chiffre d'affaires du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2006, soit une moyenne de 35,67 % sur 12 mois.
En conséquence, le taux de marge brute moyenne attestée par l'expert-comptable de la société Dominique Bracq Industries et retenu par elle dans ses conclusions de 92,33 % doit être réduit à 56,66 % (92,33 % - 35,67 %).
Dès lors, le montant du préjudice subi par la société Dominique Bracq Industries s'établit à la somme de 74 913,47 euros, selon le calcul suivant :
moyenne du chiffre d'affaires des exercices 2006, 2007 et 2008 : 246 037 euros
X taux de marge brute annuel (56,66 %) : 139 404 euros
/ 12 : 11 617 euros
X 10 : 116 170,47 euros
- 41 257 de chiffre d'affaires réalisé en 2009
TOTAL : 74 913, 47 euros
Il n'y a pas lieu d'ajouter à ce préjudice une quelconque somme due au titre de l'année 2010, puisque le préavis aurait dû s'exercer pendant les 10 premiers mois de l'année 2009. Il n'y a pas lieu non plus de le réduire au motif que les actionnaires auraient perçu des dividendes à la fin des exercices 2009 et 2010 ou que les capitaux propres de la société Dominique Bracq Industries étaient positifs deux ans après la date de la rupture.
Sur les frais irrépétibles
Compte tenu de l'ensemble des éléments qui précèdent, il n'y a pas lieu de prononcer de condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement déféré mais seulement en ce qu'il a condamné la société Centrale d'achats Zannier à payer à la société Dominique Bracq Industries la somme de 168 000 euros pour rupture totale, sans préavis suffisant des relations commerciales établies. Statuant à nouveau, Condamne la société Centrale d'achats Zannier à payer à la société Dominique Bracq Industries la somme de 74 913,47 euros, Dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande plus ample ou contraire des parties, Fait masse des dépens et dit qu'ils seront partagés par moitié entre les parties.