CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 3 octobre 2013, n° 11-09029
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Malterre (SAS)
Défendeur :
Major (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Pomonti, Michel-Amsellem
Avocats :
Mes Grappotte-Benetreau, Cornec, Galland, Zemmour Koskas
FAITS CONSTANTS ET PROCEDURE
La société Major a pour activité la conception et la commercialisation en gros de vêtements et accessoires et distribue ses produits sous la marque "Sergent Major". La société Malterre, depuis 1955, conçoit et met au point en France, puis fabrique à l'étranger, des maillots de bains, qu'elle commercialise en France et en Europe pour de nombreuses marques.
Depuis une première commande en septembre 2005 pour la saison été 2006, la société Malterre fournit la société Major en maillots de bain.
Le litige porte sur la rupture brutale par la société Major, dont se plaint la société Malterre, en mai 2009 pour la saison 2010, des relations commerciales établies entre les parties, sans aucun préavis écrit, la société Major considérant, quant à elle, qu'il n'y a eu en l'espèce, ni relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, ni rupture brutale.
La société Malterre a, par acte du 16 mars 2010, assigné en référé la société Major devant le président du Tribunal de commerce de Bobigny.
Par ordonnance du 8 avril 2010, disant n'y avoir lieu à référé, puis par jugement au fond du 27 mai 2010, le Tribunal de commerce de Bobigny s'est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement en date du 24 janvier 2010, le Tribunal de commerce de Paris a :
- débouté la société Malterre de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions à l'encontre de la société Major, exploitant sous l'enseigne "Sergent Major",
- dit n'y avoir à faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté le 13 mai 2011 par la société Malterre contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées le 13 avril 2012 par la société Malterre aux termes desquelles il est demandé à la cour de :
- dire l'appel incident de la société Major irrecevable et mal fondé,
- constater l'absence de tout préavis écrit de rupture,
- constater la reconnaissance du caractère brutal de la rupture par la société Major,
- constater que le tribunal a également méconnu le caractère brutal de la rupture,
- réformer pour le surplus en toutes ses dispositions le jugement dont appel,
- dire et juger que la société Major a mis un terme brutalement à la relation commerciale établie. La condamner à réparer le préjudice subi,
- dire et juger que le préjudice ne peut être fixé à moins d'une saison,
- dire et juger que les produits sont fabriqués sous marque de distributeur et fixer à deux saisons la durée du préavis,
- en conséquence condamner la société Major à payer la somme de 217 679,68 euros HT à la société Malterre à titre de dommages et intérêts,
- condamner la société Major au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Malterre considère que le texte d'ordre public de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce édicte une règle de loyauté contractuelle et de bonne foi commerciale qui n'a pas été appliquée en l'espèce.
Elle ne conteste pas le droit de la société Major de changer de fournisseur, mais à condition de le faire loyalement et de l'avertir dans les conditions de la loi, c'est-à-dire par écrit, avec un délai conforme aux usages, ce qui n'a pas été le cas.
Pour elle, la société Major ne peut sérieusement soutenir l'absence de relations commerciales établies alors que les deux sociétés entretenaient des relations depuis 2005. Elle ajoute que la société Major ne démontre pas, comme elle le soutient, avoir procédé à des appels d'offre. Elle lui reproche également un abus de puissance économique fautif.
Vu les dernières conclusions signifiées le 13 juin 2012 par la société Major aux termes desquelles il est demandé à la cour de :
- débouter la société Malterre en son appel, ainsi qu'en toutes ses demandes, fins et conclusions,
- faisant droit à l'appel incident régularisé par les présentes,
A titre principal,
- réformer le jugement querellé en ce qu'il a d'une part constaté l'existence d'une relation commerciale établie entre les sociétés Major et Malterre, d'autre part, à supposer celle-ci établie, constaté une rupture brutale de cette relation commerciale,
et statuant à nouveau,
- voir dire et juger que la relation entre les sociétés Major et Malterre n'est pas établie au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce,
- voir dire et juger en tout état de cause que dès le 30 avril 2009, la société Malterre savait que la commande n'était pas passée et en conséquence l'absence de rupture brutale des pourparlers,
- en conséquence, rejeter l'ensemble des demandes, fins et conclusions de la société Malterre,
A titre subsidiaire et en tout état de cause,
- confirmer le jugement dont appel,
- y ajoutant, condamner la société Malterre à payer à la société Major la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Major soutient tout d'abord que la société Malterre ne peut se prévaloir d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce. Selon elle, il y a eu des contrats de vente successifs entre les parties, alors que la société Malterre ne bénéficiait d'aucune exclusivité et n'intervenait que comme simple intermédiaire, compte tenu de la délocalisation de sa fabrication.
Ensuite, elle considère que la notion de préavis et de brutalité de la rupture n'a pas de sens en l'espèce dans la mesure où des discussions précédaient systématiquement la passation d'une commande avec mise en concurrence des fournisseurs. Elle observe qu'en dernier lieu, une négociation s'est ouverte entre les parties le 8 avril 2009 et s'est achevée le 30 avril 2009, date à laquelle la société Malterre savait qu'il n'y aurait pas de commande de sa part et avait encore plusieurs mois pour se retourner.
Elle ajoute qu'elle a dû faire face à la crise et que la société Malterre n'a pas voulu faire d'effort sur ses prix alors qu'elle disposait d'une marge d'évolution acceptable.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
A titre préliminaire, il convient de statuer sur l'irrecevabilité de l'appel incident formé par la société Major invoquée par la société Malterre.
Aux termes de l'article 914 du Code de procédure civile, le conseiller de la mise en état, lorsqu'il est désigné et jusqu'à son dessaisissement, est seul compétent pour, notamment, déclarer les conclusions irrecevables en application des articles 909 et 910 du même Code. Il précise que les parties ne sont plus recevables à invoquer la caducité ou l'irrecevabilité après son dessaisissement, à moins que leur cause ne survienne ou ne soit révélée postérieurement.
En l'espèce, la société Malterre n'a pas saisi la conseiller de la mise en état de la question de la recevabilité de l'appel incident de la société Major et celui-ci est dessaisi depuis l'intervention de l'ordonnance de clôture, la cause invoquée n'étant pas survenue ou n'ayant pas été révélée postérieurement, de sorte que l'appelante n'est plus recevable à invoquer l'irrecevabilité de l'appel incident de l'intimée.
Au demeurant, comme le fait observer la société Malterre elle-même, la société Major ne formule en réalité aucune prétention mais soulève des moyens à l'appui de sa demande de rejet des prétentions de l'appelante.
Au fond, la société Malterre entend se prévaloir des dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, aux termes desquelles : "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure".
Les relations commerciales entre les parties, pour la fourniture de maillots de bain, ont démarré par une première commande en septembre 2005 pour la saison été 2006 et se sont poursuivies par trois autres commandes pour les saisons été 2007, 2008 et 2009.
Sur cette période, la société Malterre a été, comme le reconnaît la société Major, son principal fournisseur en maillots de bain. Il importe peu, pour caractériser l'existence de relations commerciales établies, qu'elle n'en est pas été l'unique et que la société Malterre n'ait bénéficié d'aucune exclusivité.
La société Major, ne peut sérieusement soutenir qu'il s'agirait de contrats de vente successifs, qui auraient été négociés chaque année, ce qui exclurait l'idée même de relation commerciale établie, alors que la relation a été stable et pérenne de 2005 à 2009, soit pendant 4 ans. Le chiffre d'affaire a été croissant, passant de 132 755 en 2006, à 159 568 en 2007, 269 962 en 2008 et 272 058 en 2009.
Il n'y a pas eu d'appel d'offres de la société Major, les parties se rapprochant simplement chaque année pour définir la nouvelle collection et actualiser les prix. Lorsque la négociation sur les prix a débuté en avril 2009, la société Malterre pouvait raisonnablement espérer la poursuite des relations avec une nouvelle commande pour la saison été 2010.
C'est donc à juste titre que les premiers juges ont retenu l'existence de relations commerciales établies entre les parties, justifiant l'application des dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce.
La société Major soutient que la rupture est intervenue à la suite d'une négociation entre les parties, portant sur les prix, qui se serait déroulée par un échange de mails entre le 8 et 30 avril 2009. Les seules pièces produites émanent de la société Malterre et sont constituées par des courriels échangés entre les parties les 28, 29 et 30 avril 2009 puis entre les 6 et le 27 mai 2009. Mais, dans sa mise en demeure du 31 juillet 2009, le conseil de la société Malterre rappelle que les objectifs de prix ont été annoncés par la société Major dès le 9 avril 2009, ce qui confirme la version de celle-ci.
Le 28 avril 2009, la société Major s'est adressée à la société Malterre en lui indiquant : "Voici les prix que j'ai réussi à avoir avec mon bureau. Je vous les donne bruts. Dites-moi si vous pouvez faire quelque chose. Je vous rappelle que ces prix sont également FOB (mais de Shanghai)", ce message étant suivi d'une liste d'articles et de prix.
Le 29 avril, la société Malterre répond : "Non, je ne peux arriver à vos target, comme je vous l'ai évoqué, nous ne pouvons nous comparer à une trading dans des dossiers comme les vôtres, qui demandent un investissement de notre BE et une bonne connaissance de vos process pour mener à bien votre programme. Que comptez-vous faire". La société Major réplique le même jour : "Effectivement, si aucun de vos prix ne peut s'en rapprocher, je n'ai pas d'autre choix que d'accepter les prix de mon autre fournisseur. Il y a trop d'écart, et nous avons des objectifs de marge, que nous n'avons jamais atteints pour le moment en maillots de bain. Dans l'attente de votre décision finale".
Le 30 avril 2009, la société Malterre adresse à la société Major une "contre-offre en maillots de bain Polyamide", précisant, "pour les shorts nous sommes trop loin de vos targets". Ce à quoi la société Major rétorque le même jour : "Je suis désolée, mais mes prix sont finalisés à présent, à hauteur des prix de mon mail précédent. Il reste encore trop de différence (...)."
Lorsque la société Malterre a réagi le 6 mai 2009, en sollicitant un rendez-vous "afin d'analyser dans le détail vos motivations car, comme vous l'imaginez, cette décision brutale a pour nous des incidences non négligeables", elle s'est vue opposer un refus. Par un courrier électronique du 25 mai 2009, la société Malterre a expliqué son fonctionnement et conclu : "Notre parc d'usines partenaires n'est pas figé mais est basé sur des relations à long terme. Nous sommes une PME de 20 personnes, nous avons beaucoup investi en vous dans le but, année après année, de progresser ensemble. Pour l'été 2010, de plus très difficile, nous ne pouvons pas nous permettre de passer d'un seul coup de fournisseur partenaire unique de maillots de bain à Zéro. Nous sommes la dernière société française spécialiste du maillot de bain. Nous nous battons pour notre savoir-faire et notre survie, et c'est pourquoi nous nous permettons d'insister pour rencontrer votre direction". La société Major n'a pas donné suite à cette demande, indiquant dans sa réponse du 27 mai 2009 : "La principale raison pour laquelle notre partenariat touche à sa fin est vos prix beaucoup trop élevés, et la simple présence de vos modélistes en France ne justifie absolument pas, en tout cas pour Sergent Major, cet écart. Nous avons des objectifs de marge élevés, que nous n'avions alors jamais atteints avec les prix de Malterre. La différence de prix est de l'ordre de 60 cents à 2 USD ! Vous ne pouvez pas nier que cela reste un critère important. Nous ne sommes en effet pas prêts à absorber cette différence actuellement. Vous êtes à présent au courant des prix de mes fournisseurs et m'avez informée en personne que vous ne pouviez faire mieux. Je réalise que notre partenariat s'arrête quelque peu brutalement, mais je vous avais mis en garde quant aux "risques" de notre bureau. Il est très compétitif et fourni en techniciens. De plus la faible réactivité pendant la saison passée n'a pas facilité la coopération potentielle".
La société Malterre ne peut reprocher à la société Major d'avoir cherché à obtenir de meilleures conditions tarifaires et elle ne démontre pas que cette dernière aurait abusé de sa puissance économique pour obtenir des conditions de prix impossibles à tenir. Si la société Major est un important distributeur de vêtements pour enfant, la société Malterre n'est pas n'importe quel fournisseur, mais le leader français et européen du marché du maillot de bain. Elle a elle-même délocalisé sa production en Chine et en Tunisie pour obtenir des prix qui lui permettent de faire une marge brute de 46,54 %, selon l'attestation de son expert-comptable. Par cette délocalisation, elle est devenue un intermédiaire, qui n'ignore rien du marché très concurrentiel du maillot de bain.
La société Major avait le droit de changer de fournisseur, à condition de le faire loyalement, en avertissant son cocontractant dans les conditions de la loi, c'est-à-dire par écrit et avec un délai conforme aux usages.
C'est bien par écrit que la rupture a été annoncée à la société Malterre, cet écrit étant constitué par l'e-mail du 30 avril 2009. En effet, la loi n'indique pas que l'écrit doit répondre à un formalisme particulier. Il suffit que cet écrit informe sans ambiguïté le cocontractant de la rupture. Tel est bien le cas du courriel du 30 avril 2009 et c'est ainsi que l'a compris la société Malterre puisque dans son courrier électronique du 6 mai 2009 elle écrit : "Faisant suite à votre mail nous annonçant le non renouvellement de notre partenariat pour la saison maillot de bain 2010 (...)." La société Malterre a tenté d'infléchir la position de la société Major, notamment par une lettre recommandée avec accusé de réception de son conseil du 31 juillet 2009, mais elle n'ignorait pas, dès le 30 avril 2009, la position de sa cocontractante.
Il reste à déterminer si la société Major a ou non laissé à la société Malterre un préavis suffisant pour lui permettre de se réorganiser. Elle soutient que la rupture ne peut être considérée comme brutale, dès lors que le fonctionnement des relations commerciales entre les parties impliquait nécessairement l'existence d'un préavis alors que la société Malterre affirme qu'il lui était impossible de trouver un nouveau distributeur à la date à laquelle elle a été informée de la rupture.
Il est constant que, chaque année, les parties démarraient la discussion sur les collections et les prix au printemps N-1 pour la saison été N. Selon les propres explications de la société Malterre en page 7 de ses conclusions, la négociation des prix avait lieu en septembre N-1, la validation technique entre octobre et décembre N-1, la fabrication entre décembre N-1 et février N et la livraison de février à mars N pour l'été N.
Pour la période litigieuse, la société Major a informé la société Malterre le 30 avril 2009 qu'il n'y aurait pas de commande pour la collection été 2010. Elle lui a donc laissé un préavis d'au moins 5 mois, voire un peu plus, puisque la confection d'échantillons n'aurait démarré qu'au courant du mois d'octobre 2009.
La société Malterre avait donc un délai suffisant pour se retourner et trouver d'autres débouchés. Elle avait la possibilité entre le 30 avril 2009 et le mois d'octobre 2009 d'entreprendre des négociations avec d'autres distributeurs pour écouler une production pour la saison été 2010, dont la fabrication ne débuterait qu'à l'automne 2009. Elle ne peut tirer argument en sens contraire de la formule utilisée par la société Major dans son e-mail du 27 mai 2009, qui fait état de ce que "notre partenariat s'arrête quelque peu brutalement". En effet, cette phrase est sortie de son contexte puisque la société Major relève, immédiatement après, qu'elle avait mis en garde la société Malterre contre les risques de trouver des fournisseurs plus compétitifs et n'exprime en réalité que son regret que les parties n'aient pas pu faire affaire ensemble.
Surabondamment, comme l'ont observé les premiers juges, la société Malterre, en ne prenant pas le temps d'évaluer les conséquences de sa position sur les prix, a contribué à la rupture des pourparlers.
Elle a pris le risque de perdre ce client, qui ne représentait, au demeurant, que 3,5 % de son chiffre d'affaires total.
Il se déduit de l'ensemble de ces éléments que c'est à juste titre que le tribunal a débouté la société Malterre de l'ensemble de ses demandes.
L'équité commande d'allouer à la société Major une indemnité de 5 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Rejette l'ensemble des fins, moyens et prétentions de la société Malterre, Condamne la société Malterre à payer à la société Major la somme de 5 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Malterre aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.