CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 30 octobre 2013, n° 11-06257
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Santeclair (SA)
Défendeur :
Première Optique (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Fisselier, Simon, Grappotte-Benetreau
Rappel des faits et de la procédure : La société anonyme Santeclair est une société de services dont l'objet est notamment d'accompagner et de conseiller les organismes complémentaires d'assurance-maladie dans la prise en charge médicale et paramédicale de leurs adhérents. A ce titre, la société Santeclair conclut des accords de partenariat avec des prestataires de santé et notamment des opticiens qui, en intégrant le réseau mis en place et développé par la société Santeclair, se sont engagés à respecter une charte et à délivrer des prestations conformes en prix et en qualité aux exigences fixées par la société Santeclair.
La société Santeclair procède au renouvellement de son réseau par appels d'offre périodique, tous les quatre ans depuis 2006.
Des accords ont ainsi été conclus avec la société à responsabilité limitée Première Optique qui exploite un magasin d'optique situé à Paris dans le 12e arrondissement. La société Santeclair les a dénoncés par lettre recommandée avec accusé de réception du 22 septembre pour le 31 décembre 2006.
La société Première Optique qui a déposé un dossier de candidature le 10 octobre 2006 n'a pas réintégré ensuite le réseau nouvellement mis en place par la société Santeclair à compter du 1er janvier 2007 jusqu'à la fin de l'année 2010. Elle était placée sur une liste d'attente. Un nouveau réseau sera créé par la société Santeclair avec effet au 1er janvier 2011, la société Première Optique y postulera et sa candidature sera retenue.
La société Première Optique a estimé que la société Santeclair l'a évincée début 2007 de son réseau sans motifs, de manière injustifiée, que son comportement était contraire aux règles communautaires de la concurrence, aux dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce qui prohibent les pratiques anticoncurrentielles. Pour sa part, la société Santeclair a considéré qu'elle était libre de constituer le réseau de prestataires qui lui convenait dès lors qu'elle se conformait aux règles s'appliquant à la libre concurrence.
La société Première Optique a assigné, par acte du 14 avril 2010, la société Santeclair devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement prononcé le 1er mars 2011, le Tribunal de commerce de Paris a :
- débouté la société Santeclair de sa fin de non-recevoir pour défaut de qualité à agir du demandeur ;
- constaté la renonciation de la société Première Optique à sa demande d'affiliation immédiate ;
- enjoint à la société Santeclair de communiquer les éléments suivants :
- le découpage géographique des zones situées sur les arrondissements de Paris suivants : 10, 11, 12, 13, 19, 20 ;
- le nombre d'opticiens partenaires pour chacune des zones géographiques précitées ;
- le nombre de candidatures reçues pour la zone dont relève la société Première Optique:
- les justificatifs de réception desdites candidatures comportant la preuve de la date de leur réception ;
- dit que cette injonction de faire sera assortie d'une astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard à compter du 10e jour suivant la signification du présent jugement ;
- fixé la durée de l'astreinte à 60 jours après quoi il sera à nouveau fait droit ;
- se réserve expressément la liquidation de l'astreinte ;
- dit qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les autres demandes ;
- prononcé la réouverture des débats et renvoyé l'affaire au rôle d'attente afin qu'il soit statué ultérieurement sur les autres demandes ;
- dit qu'il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le premier avril 2011 la société Santeclair a interjeté appel contre cette décision.
Par conclusions signifiées le 3 septembre 2013, la société Santeclair demande à la cour de :
- infirmer le jugement dont appel dans toutes ses dispositions ;
- déclarer irrecevable et mal fondée la société Première Optique en l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
- débouter la société Première Optique de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner la société Première Optique à verser à la société Santeclair la somme de 12 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Santeclair expose que sa liberté de choisir de constituer un réseau fermé et de déterminer le nombre d'opticiens de son réseau lui a été reconnu par l'Autorité de la concurrence et la jurisprudence, elle soutient que l'action de la société Première Optique est irrecevable, faute d'intérêt à agir concernant la demande de communication de pièces, concernant celle d'affiliation immédiate à la plateforme Santeclair du magasin de la société Première Optique sis 5 rue du Rendez-Vous 75012 Paris, concernant la question des dommages-intérêts destinés à compenser le prétendu manque à gagner subi par la société Première Optique et concernant la publication de la décision à intervenir, l'exécution provisoire, les frais irrépétibles et les dépens.
La société Santeclair considère que les demandes formées sur le fondement des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce par la société Première Optique sont mal fondées en ce qu'elle n'a commis aucune pratique anticoncurrentielle dans la mise en place de son réseau et que la société Première Optique ne démontre pas que les conditions d'application de ces dispositions sont réunies. Elle rappelle à cet effet que les "réseaux fermés" sont pro-concurrentiels et parfaitement licites, comme l'a reconnu l'Autorité de la concurrence dans un avis du 9 septembre 2009, que les conditions d'accès à ce réseau sont déterminés à partir de critères qualitatifs clairs, objectifs et déterminés, comme l'a reconnu la plus récente jurisprudence.
Par conclusions signifiées le 30 août 2013, la société Première Optique demande à la cour de :
- déclarer la société Santeclair mal fondée en son appel ;
- l'en débouter, ainsi que de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- déclarer la société Première Optique recevable et bien fondée en son appel incident ;
- confirmer le jugement rendu le 1er mars 2011 par le Tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a :
- constaté la renonciation de la société Première Optique à sa demande d'affiliation immédiate ;
- enjoint à la société Santeclair les éléments suivants :
- le découpage géographique des zones situées sur les arrondissements de Paris suivants : 10, 11, 12, 13, 19, 20 ;
- le nombre d'opticiens partenaires pour chacune des zones géographiques précitées ;
- le nombre de candidatures reçues pour la zone dont relève la société Première Optique ;
- les justificatifs de réception desdites candidatures comportant la preuve de la date de leur réception ;
- dit que cette injonction de faire sera assortie d'une astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard à compter du 10e jour suivant la signification du présent jugement ;
- fixé la durée de l'astreinte à 60 jours après quoi il sera à nouveau fait droit ;
- réservé expressément la liquidation de l'astreinte ;
réformer le jugement entrepris et statuant à nouveau :
- enjoindre à la société Santeclair de communiquer les modalités quantitatives de détermination par la société Santeclair du nombre d'agrément maximum par zone géographique ;
- ordonner la publication de la décision à intervenir dans les trois journaux ou publications professionnelles du choix de la société Première Optique et aux frais de la société Santeclair sans que le coût de chaque insertion ne puisse excéder la somme de 4 600 euros HT ;
- condamner la société Santeclair à payer à la société Première Optique une somme de 12 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Première Optique soutient que ses demandes sont recevables en ce que son agrément au nouveau réseau mis en place en 2011 ne remet pas en cause son intérêt à agir ni le bien-fondé de son action.
Au soutien de ses prétentions, elle se prévaut d'un arrêt en date du 9 octobre 2012 opposant la société Santeclair à un opticien afin de démontrer que la position de la Cour de cassation va dans le sens d'une communication des éléments permettant de vérifier si des critères géographiques transparents, objectifs et non discriminatoires ont bien été mis en place et respectés par la société Santeclair. Elle réclame à ce titre la communication d'éléments non modifiables par la société Santeclair en interne qui seront, selon elle, les seuls en mesure de démontrer si cette dernière a bien respecté les obligations propres aux réseaux fermés, à savoir l'application de critères transparents, objectifs et non discriminatoires. La société Première Optique considère que la société Santeclair se serait rendue coupable de pratiques anticoncurrentielles au sens des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce en ne démontrant pas avoir appliqué des critères de sélection objectifs.
SUR CE :
I Sur l'intérêt de la société Première Optique à agir :
Considérant que la société Santeclair estime que la société Première Optique n'a pas d'intérêt à agir, qu'elle ne peut pas le biais de sa demande porter une appréciation sur l'opportunité du caractère fermé du réseau dans lequel elle souhaite se trouver, sur l'opportunité du nombre d'opticiens retenu dans le réseau ;
Considérant que la société Première Optique ne remet pas en cause l'existence du réseau fermé mis en place par la société Santeclair ; qu'elle remet en cause la méthode utilisée par la société Santeclair pour mettre en place celui-ci et forme sa demande en application des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce, rappelant qu'il est porté atteinte à la libre concurrence si les conditions d'adhésion à un réseau sont définies de façon non objective, non transparente ou discriminatoire et rappelant qu'en l'espèce, ayant elle-même intégré le réseau en 2002 mais ne pouvant plus en faire partie en 2007, les critères d'accès au réseau qui lui ont été opposés par la société Santeclair - critères géographiques, placement sur une liste d'attente - ne sont pas transparents de sorte qu'elle a fait l'objet de discrimination, ce qui lui a causé un préjudice sur la période concernée, la privant des avantages concurrentiels qui profitent à tous ceux qui ont adhéré au réseau ;
Considérant que les considérations tirées de ce que les documents demandés seraient périmés puisque le réseau est totalement différent de ce qu'il était en 2007, ou encore de ce que la société Première Optique a intégré en janvier 2011 le réseau Santeclair sont inopérantes pour l'examen de l'intérêt qu'a la société Première Optique à agir lequel est apprécié au moment de l'introduction de la demande, en l'espèce en avril 2010, soit antérieurement à la "réintégration" de la société Première Optique dans le réseau Santeclair ;
Considérant que la société Première Optique justifie d'un intérêt à agir ;
II Sur le bien-fondé de la demande de production des pièces formée par la société Première Optique :
Considérant qu'un réseau de distribution sélective est licite dès lorsqu'il réunit quatre conditions cumulatives : critères de sélection objectifs et précis, application de critères non discriminatoires, absence d'exigences disproportionnées, absence d'objet ou d'effet d'exclusion de certaines formes déterminées de distribution ;
Considérant que l'imprécision dans les critères de sélection peut conduire à une appréciation subjective des candidatures et à un arbitraire dans les choix des candidats et caractériser ainsi l'existence de pratiques discriminatoires ; qu'il peut en aller de même en raison de l'utilisation de méthodes floues pour mettre en œuvre des critères apparemment objectifs ;
Considérant que les demandes formées par la société Première Optique relatives aux précisions sur les critères géographique et quantitatif qui ont été avancés par la société Santeclair pour refuser l'intégration de Première Optique à son réseau en 2007 se sont systématiquement heurtées à des réponses imprécises ou à une absence de réponse de la société Santeclair sur les critères qu'elle retenait, qu'il s'agisse de la définition des secteurs géographiques qui devait permettre de réaliser "un équilibre géographique du réseau et entre les opticiens partenaires et non partenaires" de l'est parisien, qu'il s'agisse du nombre d'agréments par secteur, de l'établissement de la liste d'attente, de la méthode de classement des demandes sur celle-ci ;
Considérant que le secret des affaires ne peut être opposé par la société Santeclair ; qu'en effet, comme Première Optique le remarque justement, le risque de collusion qui n'est pas plus élevé que dans d'autres circonstances dès lors qu'un opticien peut appartenir à un ou plusieurs réseaux, est en l'espèce nul, puisque le réseau mis en place en 2007, est, selon les propres termes de la société Santeclair, "obsolète" et qu'elle a procédé à un redécoupage géographique complet ; que par ailleurs, la société Santeclair ne démontre pas quel avantage concurrentiel serait offert à la société Première Optique grâce à la possession de tels renseignements qui ne sont plus d'actualité ;
Considérant que l'article 34 de la loi "informatique et libertés" n'est pas contrevenu par la fourniture de documents internes à la société Santeclair qui n'a pas à communiquer les données personnelles des candidats opticiens ;
Considérant qu'il s'agit de permettre que soit faite la transparence dans la procédure de sélection utilisée par la société Santeclair lors du dépôt de la candidature de la société Première Optique pour l'intégration du réseau entre 2007 et 2011 ;
Considérant ainsi qu'il y a lieu de faire droit à la demande de communication de documents formée par la société Première Optique, de confirmer le jugement sur la communication de pièces exception faite du débouté de la demande concernant la communication des modalités quantitatives de détermination par la société Santeclair du nombre d'agréments maximum par zone géographique qui sera ordonnée par la cour ;
Considérant compte tenu de la rédaction du dispositif de ses conclusions par la société Première Optique, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le bien-fondé des demandes au fond de la société Première Optique qui n'en formule pas ;
III Sur la demande d'affiliation immédiate :
Considérant que la société Première Optique a renoncé à cette demande ;
IV Sur la demande de publication :
Considérant que la publication de cette décision n'est pas justifiée ; que la demande sera rejetée ;
V Sur l'indemnité pour frais irrépétibles et sur les dépens :
Considérant qu'il n'y a pas lieu à indemnité pour frais irrépétibles, que les dépens seront supportés par la société Santeclair ;
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement en ce qu'il a : - débouté la société Santeclair de sa fin de non-recevoir pour défaut de qualité à agir de la demanderesse, - constaté la renonciation de la société Première Optique à sa demande d'affiliation immédiate, - enjoint à la société Santeclair de communiquer les éléments suivants : - le découpage géographique des zones situées sur les arrondissements de Paris suivants : 10, 11, 12, 13, 19, 20 ; - le nombre d'opticiens partenaires pour chacune des zones géographiques précitées ; - le nombre de candidatures reçues pour la zone dont relève la société Première Optique : - les justificatifs de réception desdites candidatures comportant la preuve de la date de leur réception ; - dit que cette injonction de faire sera assortie d'une astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard à compter du 10ème jour suivant la signification du présent jugement ; - fixé la durée de l'astreinte à 60 jours après quoi il sera à nouveau fait droit ; - s'est réservé expressément la liquidation de l'astreinte ; - prononcé la réouverture des débats et renvoyé l'affaire au rôle d'attente afin qu'il soit statué ultérieurement sur les autres demandes ; - dit qu'il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Infirme le jugement sur le rejet de la demande de communication des modalités quantitatives de détermination par la société Santeclair du nombre d'agrément maximum par zone géographique ; Ordonne la communication des modalités quantitatives de détermination par la société Santeclair du nombre d'agrément maximum par zone géographique ; Dit n' y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Santeclair aux dépens.