Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 17 octobre 2013, n° 11-08326

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Buisine

Défendeur :

Evolution (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

Mmes Michel-Amsellem, Pomonti

Avocats :

Mes de Maria, Fenaert, Regnault, Bernabe, Roggeman

T. com. Lille, du 16 mars 2011

16 mars 2011

FAITS ET PROCÉDURE

M. Buisine, photographe spécialisé en catalogue industriel, a régulièrement été sollicité par la société Evolution afin de réaliser des prestations photographiques pour le compte de clients français de janvier 2005 à avril 2008, et en particulier la société Bricoman.

La dernière mission de M. Buisine s'est achevée au 30 avril 2008. En octobre suivant, il a adressé, à la société Evolution qui le lui avait demandé un nouveau devis, auquel celle-ci n'a jamais donné de suite.

Par une lettre du 9 mars 2009, adressée à la société Evolution, M. Buisine a pris acte de la rupture des relations commerciales et lui a demandé si elle comptait l'indemniser de son préjudice.

À défaut de réponse, il a, par acte en date du 29 mars 2010, fait assigner la société Evolution en réparation, devant le Tribunal de commerce de Lille.

Par jugement en date du 16 mars 2011, le Tribunal de commerce de Lille a :

- constaté l'absence d'une relation commerciale établie entre M. Buisine et la société Evolution,

- dit qu'il n'y a pas de rupture abusive dans l'arrêt de leurs relations commerciales,

- dit que la société Evolution n'a commis aucune faute envers M. Buisine,

- débouté M. Buisine de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamné M. Buisine au paiement de la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Vu l'appel interjeté par M. Buisine, le 4 mai 2011, contre cette décision ;

Vu les dernières conclusions en date du 4 juillet 2011 par lesquelles M. Buisine demande à la cour de :

- réformer entièrement le jugement entrepris et statuant à nouveau:

- constater, dire et juger que la société Evolution a brutalement rompu sa relation commerciale avec M. Buisine sans respecter de préavis,

- dire et juger que la société Evolution a commis une faute en maintenant M. Buisine dans la croyance de la continuation de cette relation,

- condamner la société Evolution à payer à M. Buisine la somme de 59 200 euros de dommages et intérêts au titre de la réparation du préjudice économique découlant de la stricte rupture brutale de la relation commerciale,

- condamner la société Evolution à payer à M. Buisine la somme de 30 000 euros de dommages et intérêts au titre de la réparation du préjudice moral et financier résultant du maintien de M. Buisine dans la croyance de la continuation de cette relation,

- condamner la société Evolution à payer à M. Buisine la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

M. Buisine soutient avoir entretenu une relation commerciale avec la société Evolution stable et continue, sans que son attention n'ait été attirée sur une quelconque précarité. Selon lui, la société Evolution aurait brutalement rompu cette relation commerciale sans lui délivrer de préavis écrit ainsi que l'exige l'article L. 442-6, I, 5°. Par ailleurs, la société Evolution l'aurait maintenu dans l'illusion que cette relation n'avait pas été rompue et qu'elle était amenée à se perpétuer.

En conséquence, M. Buisine demande réparation du préjudice résultant de la stricte rupture sans préavis et du préjudice moral et financier résultant de l'illusion du maintien de la relation et de la mauvaise foi des pourparlers.

Vu les dernières conclusions en date du 5 septembre 2011 par lesquelles la société Evolution demande à la cour de :

- A titre principal, confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Lille en date du 16 mars 2011 en toutes ses dispositions et en conséquence :

- constater l'absence de relations commerciales établies entre la société Evolution et M. Buisine,

- constater l'absence de rupture fautive des relations d'affaires existantes entre la SA Evolution et M. Buisine,

- débouter M. Buisine de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

A titre subsidiaire,

- dire que les demandes de M. Buisine sont irrecevables car formulées en termes de chiffre d'affaires,

- dire que M. Buisine ne justifie d'aucun préjudice indemnisable imputable à la société Evolution,

- débouter M. Buisine de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

A titre principal et subsidiaire,

- condamner M. Buisine au paiement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Evolution soutient à titre principal qu'elle ne s'est pas rendue responsable d'une rupture brutale de relations contractuelles établies. Elle précise que M. Buisine a été mis en concurrence pour l'élaboration de chaque catalogue de telle sorte qu'il ne peut justifier d'aucune relation commerciale établie. Elle ajoute que la relation commerciale n'a jamais été rompue, M. Buisine étant toujours considéré comme un sous-traitant potentiel.

A titre subsidiaire, si la cour devait considérer que la société Evolution avait rompu brutalement les relations commerciales établies avec l'appelant, l'intimée fait valoir que M. Buisine ne peut justifier d'aucun préjudice et que, de surcroît, sa demande de dommages-intérêts formulée en termes de chiffre d'affaires est irrecevable puisque le préjudice indemnisable doit s'apprécier en termes de perte de marge brute. Enfin, elle fait valoir que l'appelant ne rapporte pas la preuve d'un quelconque préjudice moral.

LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

MOTIFS

Aux termes de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, (...) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...)"

Sur l'existence de relations commerciales établies

Il n'est pas contesté que M. Buisine a commencé à travailler pour la société Evolution au mois de janvier 2005. Celle-ci soutient que les commandes passées à celui-ci dépendaient des marchés qu'elle pouvait remporter lors des appels d'offres lancés par la société Bricoman et que cette dernière ne lui ayant plus confié de prestations de photographie d'ampleur, elle n'a plus fait appel à M. Buisine. Elle précise que chaque catalogue était indépendant du suivant.

Outre qu'elle ne produit aucun élément démontrant qu'elle participait à des appels à concurrence pour obtenir des commandes de la société Bricoman, la société Evolution ne démontre pas que M. Buisine était informé de cet état de fait et qu'il ait dû, ainsi qu'elle le prétend, présenter un devis de ses propres prestations à chaque appel à concurrence. La cour relève à ce sujet que la société Evolution ne produit aux débats pour étayer ses allégations sur ce point, qu'un unique devis, concernant la période du mois de décembre 2008 à celle du mois de mars 2009.

En revanche, M. Buisine produit 36 notes d'auteur ou factures établies sous l'enseigne Slide Studio, adressées à la société Evolution entre le 13 janvier 2005 et le 31 avril 2008 qui apportent la preuve de ce que ce dernier a travaillé pour elle, durant ces 28 mois, régulièrement et pratiquement chaque mois des années 2005 et 2006, puis du mois de janvier au mois d'avril 2008. Cette régularité, alors qu'il n'est pas établi que M. Buisine aurait d'une quelconque façon été informé du caractère ponctuel et aléatoire des missions confiées, conduit à considérer qu'une relation commerciale établie a bien existé entre M. Buisine et la société Evolution. De plus, l'examen de ces factures permet de constater que la société Evolution a fait appel à M. Buisine non seulement pour des travaux commandés par la société Bricoman, mais aussi par la société Leroy Merlin. Elle ne saurait donc s'abriter derrière le fait que la société Bricoman ne lui aurait plus commandé de travaux photographiques pour justifier qu'elle n'ait plus fait appel à M. Buisine. Le jugement sera donc infirmé.

Sur la rupture brutale

La société Evolution soutient que le fait qu'elle ait sollicité M. Buisine pour un devis en octobre 2008 démontre qu'elle n'a pas rompu ses relations avec lui, mais que n'ayant plus de travail à lui confier, les relations se sont arrêtées d'elles-mêmes. Elle produit à ce sujet une attestation de M. Lavalard, responsable du service marketing - communication de la société Bricoman qui indique qu'à compter du mois de septembre 2008, cette société a réutilisé les photos existantes et n'a plus fait photographier que les nouveaux produits, et que pour cette raison elle n'a plus sollicité de prestations photographiques auprès de la société Evolution.

Cet état de fait ne justifie toutefois pas, qu'après avoir demandé à M. Buisine de lui transmettre un devis pour d'éventuelles prestations, la société Evolution ne l'a pas informé des suites qui avaient été réservées à ses propositions, ni de ce que la société Bricoman ne lui confierait plus de travail ou ne le ferait plus que par intermittence, le laissant ainsi dans l'expectative, ceci sans que la situation de crise économique ne puisse constituer une explication à son comportement. Il convient à ce sujet de relever que de plus, la société Evolution ne conteste pas l'avoir invité à une réunion le 9 février 2009, à laquelle il s'est rendu sans trouver ses interlocuteurs qu'il a pourtant attendus pendant 2 heures et qu'elle ne lui a jamais donné la moindre explication.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la société Evolution a rompu les relations commerciales qu'elle entretenait avec M. Buisine depuis le mois de janvier 2005 de manière brutale et sans lui adresser de préavis écrit conformément aux dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.

En revanche, M. Buisine ne rapporte pas la preuve que la société Evolution l'aurait faussement entretenu dans l'idée que les relations commerciales allaient se poursuivre. En effet, s'il lui a été demandé un devis au mois d'octobre 2008, il ne démontre pas qu'il se serait inquiété de ne pas avoir reçu de réponse à cet égard ou que la société Evolution lui aurait indiqué que des négociations étaient en cours et l'aurait trompé sur des missions à venir.

Sur la durée du préavis

Il n'est pas contesté que la relation commerciale établie entre M. Buisine et la société Evolution a duré trois ans et quatre mois. Compte tenu de cette durée et du secteur économique dans lequel elles se sont déroulées, la cour fixe à trois mois la durée du préavis que la société Evolution aurait dû accorder à M. Buisine.

Sur le préjudice

Le préjudice causé par le caractère brutal de la rupture réside dans le gain perdu que la victime de la rupture aurait pu réaliser pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. Cette perte de gain se traduit par la perte de marge brute. Le fait que M. Buisine soutienne de façon erronée que son préjudice serait équivalent à son chiffre d'affaires ne rend pas pour autant sa demande irrecevable, contrairement à ce que prétend la société Evolution.

Il résulte des factures et notes d'auteurs produites aux débats que durant les trois années des relations commerciales, M. Buisine a facturé, ainsi qu'il le soutient, en moyenne 7 400 euros par mois. Le fait, non démontré, que les revenus des acteurs du secteur auraient généralement baissé pendant la période de 2006 à 2010, ne justifie pas que cette moyenne doive être réduite. Par ailleurs, les factures étant établies sans que la TVA soit ajoutée, il n'y a pas lieu de déduire cette taxe.

Cependant M. Buisine ne saurait prétendre que sa marge brute serait équivalente à son chiffre d'affaires. Quand bien même sa prestation est-elle de service, il ne peut prétendre qu'elle se réaliserait sans aucune charge. Il résulte de l'ensemble des pièces produites et notamment du devis qu'il a établi pour la période du 1er décembre 2008 au 31 mars 2009 que sa marge brute s'établit à 44 % des sommes facturées.

En conséquence, son préjudice s'élève à 9 768 euros, soit (7 400 X 3) X 44 %.

Sur le préjudice moral

M. Buisine qui, ainsi qu'il a été retenu précédemment n'a pas rapporté la preuve de ce qu'il aurait été entretenu faussement dans l'espoir que de nouvelles missions allaient lui être confiées, ne peut prétendre à la rémunération d'un préjudice à ce titre. Il ne démontre par ailleurs pas qu'il aurait réservé son concours à la société Evolution dans l'attente de l'aboutissement de négociations, ni qu'il aurait subi un préjudice moral des conditions de la rupture. Sa demande à ce titre doit donc être rejetée.

Sur les frais irrépétibles

Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de M. Buisine les frais non compris dans les dépens qu'il a exposés pour faire valoir ses droits en première instance et en appel. En conséquence, la société Evolution sera condamnée à lui verser la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Dit que la société Evolution s'est rendue responsable de la rupture brutale et sans préavis écrit de la relation commerciale établie qu'elle entretenait avec M. Buisine depuis trois ans et quatre mois ; Dit que le préavis aurait dû être de trois mois, Condamne la société Evolution à payer à M. Buisine la somme de 9 768 euros à titre de dommages-intérêts, outre intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt ; Condamne la société Evolution à verser à M. Buisine la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toutes les autres demandes plus amples ou contraire des parties ; Condamne la société Evolution aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site