CA Caen, 2e ch. civ. et com., 10 octobre 2013, n° 12-04006
CAEN
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
CSF France (SAS)
Défendeur :
Contextus (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Christien
Conseillers :
Mmes Beuve, Boissel Dombreval
Avocats :
SCP Baron Cosse & Gruau, Selarl Thill & Langeard, Mes Rousseau, Tessler
EXPOSÉ DU LITIGE
Le 2 janvier 2009, la société CSF a conclu avec la société Contextus un contrat de franchise relatif à l'exploitation d'un supermarché exploité à Saint-Contest (14) sous l'enseigne "Carrefour Market", d'une durée de sept années renouvelables par tacite reconduction.
Le même jour, la société Contextus a conclu avec la société CSF France, autre société du groupe Carrefour, un contrat d'approvisionnement de même durée expirant en conséquence le 2 janvier 2016.
Prétendant subir de lourdes pertes démentant les documents prévisionnels inexacts présentés par le franchiseur lors de la négociation du contrat et résultant aussi d'une politique tarifaire d'approvisionnement lui laissant une marge insuffisante, la société Contextus a, par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 6 juillet 2012, dénoncé avant son terme le contrat de franchise moyennant un préavis expirant le 31 octobre 2012 et réclamé, à l'effet d'obtenir la réparation de son préjudice chiffré à 5 millions d'euros, la mise en œuvre de la procédure d'arbitrage conformément à la clause compromissoire du contrat de franchise.
S'opposant à la rupture du contrat d'approvisionnement avant son terme, la société CSF fit, par acte du 17 septembre 2012, assigner la société Contextus devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Caen, lequel a, par ordonnance du 17 octobre 2012 confirmé par arrêt de cette cour du 10 janvier 2013, ordonné à titre conservatoire à la société Contextus de poursuivre l'exécution du contrat de franchise jusqu'à la sentence du tribunal arbitral.
Corrélativement, la société Contextus communiqua le 18 septembre 2012 à la société CSF France sa lettre de dénonciation du contrat de franchise la liant à la société CSF et, faisant valoir que le contrat d'approvisionnement trouvait sa cause dans le contrat de franchise, elle a informé la société CSF France qu'elle mettrait aussi fin à leurs relations contractuelles au 31 octobre 2012.
La société CSF France a alors, par acte du 19 octobre 2012, fait assigner la société Contextus devant le juge des référés du Tribunal de commerce de Caen, lequel a, par ordonnance du 12 décembre 2012 :
débouté la société Contextus de son exception d'incompétence,
débouté la société CSF France de l'ensemble de ses demandes, dont, en principal, sa demande de poursuite de l'exécution du contrat d'approvisionnement jusqu'à son terme ou jusqu'à sa résiliation judiciaire,
et condamné cette dernière à payer à la défenderesse une indemnité de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Depuis, le tribunal arbitral a été constitué en vue d'examiner, à la demande de la société Contextus, la licéité de la rupture unilatérale du contrat d'approvisionnement et les demandes respectives de réparations formées par les sociétés Contextus et CSF France.
La société CSF France a relevé appel de cette décision le 28 décembre 2012 en demandant à la cour de :
"Dire et juger que la dénonciation du contrat d'approvisionnement par la société Contextus constitue pour la société CSF France un trouble manifestement illicite ;
Ordonner à la société Contextus de poursuivre l'exécution de l'intégralité de ses obligations résultant du contrat d'approvisionnement dans les conditions actuelles jusqu'au terme du contrat ou jusqu'à l'intervention d'une décision au fond qui constaterait la rupture dudit contrat et ce, sous astreinte de 3 000 euros par infraction et par jour de retard constaté à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir ;
Débouter la société Contextus de toutes ses demandes ;
Condamner la société Contextus au versement à la société CSF France d'une indemnité de 5 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et en tous les dépens de première instance et d'appel".
Ayant formé appel incident, la société conclut quant à elle en ces termes :
"Se déclarer incompétent au profit de la juridiction arbitrale, en l'absence d'urgence caractérisée ;
Réformer l'ordonnance sur ce point ;
Confirmer l'ordonnance sur le surplus ;
Se déclarer incompétent au regard de l'absence de trouble manifestement illicite et/ou de dommage imminent, et débouter en conséquence CSF France de l'intégralité de ses demandes ;
En tout état de cause, condamner la société CSF France à payer à la société Contextus la somme complémentaire de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Condamner la société CSF France aux entiers dépens".
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société CSF France le 16 mai 2013, et pour la société Contextus le 18 juin 2013.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Sur la compétence du juge des référés
Aux termes de l'article 1449 du Code de procédure civile, l'existence d'une convention d'arbitrage ne fait pas obstacle à ce qu'une partie saisisse, en cas d'urgence, le juge des référés aux fins de faire cesser un trouble manifestement illicite ou de prévenir un dommage imminent, à la condition que le tribunal arbitral ne soit pas encore constitué, c'est-à-dire, selon l'article 1456 du même Code, avant que le dernier arbitre désigné ait accepté sa mission.
En l'occurrence, au jour où le juge des référés commerciaux a été saisi, par assignation du 19 octobre 2012, le tribunal arbitral n'était pas constitué puisque, selon les propres explications de la société Contextus, les deux arbitres désignés par chacune des parties n'ont désigné le président du tribunal arbitral que le 4 décembre 2012, lequel n'a accepté sa mission qu'ultérieurement.
Par ailleurs, en dénonçant soudainement, par lettre recommandée avec accusé de réception du 18 septembre 2012, un contrat d'approvisionnement à durée déterminée en cours d'exécution moyennant un préavis de moins d'un mois et demi, la société Contextus a créé une situation d'urgence ne donnant pas d'autre choix à la société CSF France, qui entendait contester la licéité de cette rupture unilatérale, que de saisir le 19 octobre 2012 le juge des référés commerciaux afin de prévenir l'imminence du dommage susceptible d'en résulter dès le 31 octobre suivant.
En effet, à cette date, la société Contextus menaçait de s'approvisionner auprès d'un réseau concurrent.
D'autre part, l'urgence à ordonner une mesure propre à faire cesser un trouble manifestement illicite ou à prévenir un dommage imminent doit s'apprécier au regard du trouble revendiqué ou de l'imminence du dommage dénoncé, et non au regard du manque d'empressement de la société CSF France à constituer le tribunal arbitral.
Dès lors, le premier juge s'est à juste titre déclaré compétent pour statuer sur les demandes de la société CSF France.
Sur la poursuite des relations contractuelles
La juridiction des référés commerciaux tient de l'article 873 du Code de procédure civile le pouvoir de prescrire, même en présence d'une contestation sérieuse, les mesures conservatoires ou de remise en état propres à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un trouble manifestement illicite.
Or, le contrat d'approvisionnement conclu le 2 janvier 2009 pour une durée de sept ans constitue la loi des parties, de sorte sa rupture avant son terme contractuel, dont serait susceptible de découler une perte de chiffre d'affaires, constitue un trouble manifestement illicite.
Une partie peut certes provoquer, à ses risques et périls, la rupture unilatérale d'un contrat à durée déterminée avant son terme en cas de manquement de son cocontractant à ses obligations contractuelles, mais à la condition que ce manquement présente un degré de gravité tel qu'il affecte l'exigence d'exécution de bonne foi de la convention ou qu'il porte sur une obligation essentielle du contrat.
Or, la société Contextus invoque, pour justifier la résiliation unilatérale du contrat d'approvisionnement, le défaut de prise en compte de frais logistiques facturés aux franchisés dans les documents prévisionnels que la société CSF lui aurait fournis pour satisfaire à son obligation d'information précontractuelle ainsi qu'une politique tarifaire d'approvisionnement qui ne lui laisserait pas de marges suffisantes, mais elle ne caractérise ni un comportement déloyal de la société CSF France dans l'exécution du contrat d'approvisionnement, ni l'inexécution d'obligations essentielles découlant de cette convention.
En effet, le grief relatif à l'inexactitude des documents prévisionnels porte sur les conditions de la conclusion d'un contrat de franchise avec une société tierce remontant à plus de trois ans, et la politique tarifaire d'approvisionnement définie dans le contrat d'approvisionnement ne saurait, à la supposer inadaptée, être regardée comme procédant d'un manquement de la société CSF France à son obligation générale de bonne foi ou d'une obligation contractuelle essentielle.
Ainsi, il n'est en l'état pas manifeste que les manquements reprochés à la société CSF France revêtaient, à les supposés établis et même à considérer que le contrat de franchise et le contrat d'approvisionnement constitueraient un ensemble contractuel indivisible, une gravité suffisante pour justifier la rupture unilatérale du contrat d'approvisionnement avant son terme.
Il en résulte que le fait de saisir le tribunal arbitral des griefs formés contre son fournisseur ne l'autorisait pas à se faire justice à elle-même sans attendre la sentence arbitrale, et que la rupture du contrat d'approvisionnement constitue bien un trouble manifestement illicite qu'il appartenait au juge des référés de faire cesser.
À cet égard, la société Contextus ne saurait soutenir que la juridiction des référés outrepasserait ses pouvoirs en prétendant s'immiscer dans l'examen de la licéité des motifs de la rupture, alors qu'en présence d'un trouble manifestement illicite, il lui appartient au contraire d'ordonner, même en présence de contestations sérieuses, les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent.
Elle ne saurait davantage prétendre que la décision du juge des référés aurait pour effet de la contraindre à la poursuite forcée du contrat jusqu'à son terme, alors qu'elle ne constituera qu'une mesure provisoire applicable à titre conservatoire jusqu'à la sentence statuant sur les contestations que la société Contextus a soumis aux arbitres relativement à la responsabilité du fournisseur dans la rupture.
En outre, la circonstance que ce contrat d'approvisionnement prioritaire ne comportait ni clause d'exclusivité, ni minima de livraisons, n'enlève rien au fait que sa rupture avant terme constitue un trouble manifestement illicite.
Enfin, la société Contextus ne saurait justifier la rupture unilatérale du contrat d'approvisionnement, conclu selon elle intuitu personæ, par la prétendue perte de la confiance qu'elle nourrissait à l'égard du fournisseur, alors que rien ne révèle que ce contrat ait été conclu en considération de la personne de ce dernier.
Il convient donc d'infirmer la décision attaquée, sauf en ce que le juge des référés s'est déclaré compétent, et d'ordonner à la société Contextus de poursuivre l'exécution du contrat d'approvisionnement jusqu'à la sentence du tribunal arbitral.
Néanmoins, il n'y a pas matière à fixation d'une astreinte.
Et il n'y a pas davantage matière à application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme l'ordonnance rendue le 12 décembre 2012 par le juge des référés du Tribunal de commerce de Caen en ce que celui-ci s'est déclaré compétent ; L'infirme en ses autres dispositions ; Ordonne à titre conservatoire à la société Contextus de poursuivre l'exécution du contrat d'approvisionnement la liant à la société CSF France jusqu'au prononcé de la sentence du tribunal arbitral saisi du litige opposant ces deux parties ; Dit n'y a avoir lieu à astreinte ; Dit n'y a avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.