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Décisions

CA Colmar, 1re ch. civ. A, 16 octobre 2013, n° 12-02009

COLMAR

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mobilier européen (SA)

Défendeur :

Saulnier (ès qual.), France Dynamis (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vallens

Conseillers :

Mmes Schneider, Roubertou

Avocats :

Mes Chevallier-Gaschy, Wahl, Boucon, Job

TGI Mulhouse, du 5 mars 2012

5 mars 2012

La société France Dynamis et la société Mobilier européen exploitant un groupe commercial sous l'enseigne Fly ont été en relations d'affaires depuis 1996. Elles ont ainsi conclu le 1er avril 1996 un contrat de fourniture d'une durée d'un an renouvelable par tacite reconduction, pour la distribution de produits dénommés "Arts de la table". Par une lettre du 5 février 2008, Mobilier européen a notifié à France Dynamis sa décision de déréférencer une partie de ses produits à compter du 15 mai 2008 et de passer les autres produits en gamme B, en lui indiquant une diminution significative des mouvements d'affaires à compter du deuxième semestre 2008. France Dynamis, invoquant la rupture brutale des relations commerciales, a fait citer Mobilier européen devant le Tribunal de grande instance de Mulhouse par une assignation délivrée le 29 décembre 2008 aux fins d'indemnisation. Au même moment, Mobilier européen a, par une lettre du 17 décembre 2008, informé France Dynamis de sa décision de mettre fin à leurs relations commerciales à l'issue d'un préavis d'un an soit au 31 décembre 2009. En cours d'instance, France Dynamis a été mise en liquidation judiciaire. Me Saulnier, nommé liquidateur, est intervenu volontairement au soutien de la demande de son administrée.

Par un jugement du 5 mars 2012, le tribunal a estimé que la rupture était imputable à Mobilier européen, a estimé le préjudice subi par France Dynamis à 350 000 euro et a condamné Mobilier européen à payer cette somme au liquidateur, augmentée de 15 000 euro pour les frais irrépétibles.

Mobilier européen a interjeté appel et demande à la cour de débouter Me Saulnier de ses prétentions et de condamner France Dynamis en liquidation judiciaire à lui payer une indemnité de procédure de 20 000 euro.

Elle expose : la rupture est intervenue par une lettre du 17 décembre 2008 pour le 31 décembre 2009 ; la lettre du 5 février 2008 contient des modifications des relations et n'équivalent pas à une rupture ; le chiffre d'affaires a diminué de manière constante depuis 2004 sauf en 2007 ; il n'existait pas de dépendance économique de France Dynamis par rapport à Mobilier européen, dont elle n'était pas le plus important fournisseur ; France Dynamis a augmenté le franco de port au mois d'avril 2007, en le faisant passer de 534 euro HT à 800 euro HT, avant d'accepter de le ramener à 600 euro HT jusqu'à la fin de l'année 2007 et de le fixer à 700 euro HT en 2008 ; cette augmentation a accru le prix de vente des produits et les a disqualifiés ; France Dynamis a également augmenté ses tarifs contrairement à d'autres fournisseurs ; plusieurs produits fournis ont présenté des défauts, entraînant le retrait d'articles, leur déréférencement et le mécontentement de clients ; Mobilier européen a aussi subi des ruptures d'approvisionnement dès le mois de septembre 2007 sur d'autres articles, entraînant des annulations de commandes ; France Dynamis s'est retirée elle-même d'un appel d'offres au mois de janvier 2008, en acceptant le déréférencement d'articles ; la lettre du 5 février 2008 annonce ces modifications sans rompre les relations commerciales ; France Dynamis a continué à lui vendre des produits après cette date malgré les changements intervenus ; elle a signé notamment un nouveau contrat en 2009 ; elle a elle-même annulé certaines commandes en 2009 ; le référencement est imposé par les centrales d'achat en fonction des conditions d'achat négociées ; les franchisés indépendants du groupe Fly ont librement choisi de se détourner de France Dynamis ; la baisse du chiffre d'affaires est également due à la crise économique de 2008 ; à titre subsidiaire, le préjudice invoqué par France Dynamis est contesté ; elle n'a pas justifié des investissements spécifiques qu'elle aurait faits ; elle ne fournissait pas des produits sous marque Fly, ce qui prive de toute justification le doublement du préavis que le tribunal a retenu ; seules les années 2005 et 2006 pourraient être prises en compte ; l'année 2007 avait été exceptionnelle car France Dynamis a bénéficié de la liquidation d'un autre fournisseur ; la perte est également due à l'attitude de France Dynamis elle-même.

Me Saulnier, ès qualités, sollicite le rejet de l'appel de Mobilier européen et, par la voie d'un appel incident, réclame à son encontre le paiement d'une somme de 630 115 euro augmentée de 200 000 euro à titre de dommages et intérêts et de 30 000 euro à titre d'indemnité de procédure.

Il fait valoir : Mobilier européen a réduit brutalement ses commandes dès le mois de février 2008 entraînant une chute globale du chiffre d'affaires de France Dynamis de 77 % ; les relations commerciales s'étaient poursuivies pendant 12 ans ; les annulations notifiées par les franchisés du groupe Fly proviennent du déférencement décidé par Mobilier européen au mois de février 2008 ; cette décision a entraîné une baisse du chiffre d'affaires ; certains produits avaient bien été déférencés avant mais dans des proportions normales, et Mobilier européen n'avait pas retenu de nouveaux produits ; la lettre de rupture postérieure du 17 décembre 2008 a été envoyée par Mobilier européen après la réception d'un projet d'assignation ; la rupture a été consommée dès le mois de février précédent ; la crise invoquée par Mobilier européen ne justifie pas la chute du chiffre d'affaires constaté puisque le chiffre d'affaires global de Mobilier européen a augmenté ; les griefs formulés au sujet des produits sont contestés ; Mobilier européen n'a pas appliqué les clauses du contrat prévues en cas d'inexécution fautive du fournisseur ; les problèmes de qualité sont des épiphénomènes portant sur quelques articles ou sont dus à une manipulation défectueuse par Mobilier européen ; quant aux problèmes d'approvisionnement sur certains produits, ils ne sont pas imputables à France Dynamis mais à son fournisseur chinois confronté à des intempéries

Sur ce, LA COUR,

Sur la rupture des relations entre les parties.

La loi sanctionne le fait de rompre brutalement même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit, tenant compte de la durée de cette relation, sous réserve de la faculté de résilier sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations, en application de l'article L. 442-6, I du Code de commerce.

Une modification d'une relation commerciale peut caractériser une rupture, en l'absence de manquements dus à l'autre partie, et entraînant une chute significative du chiffre d'affaires dans des conditions imprévisibles soudaines et violentes, sans un préavis conforme à la durée de la relation.

Il convient donc d'apprécier ce grief au regard des comportements des deux parties.

Il est constant que les parties ont été en relation d'affaires de manière durable depuis 1996, permettant à France Dynamis de distribuer ses produits aux entreprises du groupe Mobilier européen, y compris à ses franchisés.

Le courrier litigieux, daté du 5 février 2008, est libellé comme suit : "La présente a pour objet de faire le point sur l'évolution de nos relations commerciales en 2008". Mobilier européen y indique que "les produits listés dans le tableau ci-joint (coloris jaune) seront déréférencés à compter du 15 mai 2008 en raison de la forte augmentation de tarif entre 4 % et 10,12 % applicable en février 2008, qui les a dépositionnés par rapport à notre concept "produits tendance premier prix" et de la refonte actuelle de notre collection "Arts de la table". Elle ajoute que "les marchandises maintenues en gamme, soit 47 sur 127, ne seraient plus commercialisés que par 26 des 155 magasins du réseau à compter du 15 mai 2008 et que les autres produits pour lesquels Mobilier européen avait accepté l'augmentation des tarifs du franco de port de 600 euro à 700 euro passaient en gamme B pour ses plus grands magasins". En conclusion, Mobilier européen lui écrit : "En conséquence, nous avons le regret de vous informer d'une diminution significative des mouvements d'affaires avec Mobilier européen à partir du deuxième semestre 2008".

Cette lettre paraît contenir une simple modification des relations commerciales et faire suite à des différends constatés dans les mois qui précèdent : il résulte en effet des écrits échangés entre les parties que dès le printemps 2007 (mail du 16 avril 2007), France Dynamis avait voulu porter le franco de port de 500 euro à 800 euro, en raison de l'augmentation des coûts de transport, non répercutés jusque-là, et que les parties avaient convenu en définitive d'un franco de port fixé à 600 euro d'abord (automne 2007) puis à 700 euro ensuite (janvier 2008).

Mais par ailleurs, certains des produits ont subi une augmentation du prix que Mobilier européen a contestée, même si elle a accepté d'honorer les factures de France Dynamis à ses nouvelles conditions.

Mobilier européen pouvait légitimement s'opposer à cette évolution s'agissant de produits dits de premiers prix et qu'il était impossible ou difficile de répercuter cette augmentation sur les prix de vente au détail.

La modification intervenue est ainsi une réponse à l'évolution des prix imposés par France Dynamis, réponse intervenue selon trois modalités : un déréférencement d'un grand nombre de produits, faisant obstacle, de fait, à la poursuite des commandes du groupe Fly et des franchisés ; une réduction du réseau commercial destinataire des marchandises non référencées ; enfin un déclassement en gamme B des autres produits dont les prix avaient été majorés.

Il est constant que, comme le laissait prévoir la lettre du 5 février 2008, le chiffre d'affaires réalisé par France Dynamis avec Mobilier européen a baissé de manière importante, 77 % selon le fournisseur, même si ce dernier avait de son côté annulé certaines commandes à son initiative auprès des fabricants dans ce nouveau contexte.

Il est vrai qu'en 2007, le dernier exercice précédant cette modification, le chiffre d'affaires qu'elle réalisait avec Mobilier européen avait connu un niveau exceptionnel comme en attestent les tableaux produits par les deux parties, évoqués plus loin.

La modification unilatérale imposée par Mobilier européen ne pouvait donc être que préjudiciable à France Dynamis, quels que soit par ailleurs ses résultats avec d'autres distributeurs, et il ne peut être contesté que cette modification, décidée par Mobilier européen caractérise bien une rupture, quoique partielle, des relations commerciales existantes.

A cet égard, Mobilier européen se prévaut d'un certain nombre de difficultés rencontrées dans les derniers mois de l'année 2007 avec France Dynamis hormis la question de ses tarifs : elle a justifié des défauts d'approvisionnement sur plusieurs gammes de produits, des ruptures et des défauts de solidité ou d'esthétique affectant des articles fournis par France Dynamis.

L'intimée n'a pas sérieusement contesté la réalité de ces difficultés, qu'elle impute à des facteurs extérieurs : une manipulation défectueuse par Mobilier européen, la faible qualité de certains produits de premier prix, ou encore des retards dus à ses fournisseurs chinois pour cause d'intempéries. Elle invoque surtout le nombre marginal de ces défauts par rapport au volume des articles livrés.

Mobilier européen n'a sans doute pas évoqué ces défauts dans sa décision de modifier de façon significative les conditions de commercialisation et n'a pas considéré qu'ils imposaient de mettre fin au contrat ni invoqué une exception d'inexécution fautive du contrat par son fournisseur.

Mais il existe néanmoins un lien entre les problèmes constatés et la décision de nature commerciale prise par Mobilier européen, et il est raisonnable de considérer que ces défauts répétés ont atteint la confiance de Mobilier européen envers son fournisseur, s'ajoutant au désaccord principal lié aux surcoûts résultant de l'augmentation des prix et de la facturation d'un franco de port majoré.

Cela justifiait au moins sur un plan commercial de revoir les relations avec son fournisseur, alors surtout que celui-ci n'a apparemment pas admis sa responsabilité dans les différents désordres constatés.

Ces désordres variés concernent, au vu des documents commerciaux produits, de nombreux types de produits dès le mois d'août 2007 comme cela ressort des échanges de mails entre les parties : ces problèmes ont suscité le mécontentement de certains clients, des défauts sur des verres Strada (entre août et octobre 2007), des vases non étanches et des défauts sur des assiettes Square (échanges de mails de mars à octobre 2007), des verres Herra (en 2008), des assiettes Print (en juin 2007), une rupture significative d'approvisionnement de vaisselle Wok (à partir de mai 2007 jusqu'en mars 2008), entrainant un déréférencement d'articles sur la gamme Circle. Ces différents désordres ne concernent pas sans doute la totalité des produits livrés, mais apparaissent suffisamment répétés et récurrents pour constituer un motif préoccupant pour le distributeur.

Il était de ce fait légitime pour Mobilier européen de décider de réévaluer les relations commerciales avec son fournisseur et de déréférencer des articles qui ne pouvaient plus être commercialisés dans des conditions suffisamment rentables pour Mobilier européen et ses franchisés.

Les difficultés rencontrées par Mobilier européen avec France Dynamis n'autorisaient pas pour autant celle-ci à imposer une modification aussi importante de ses relations commerciales avec son fournisseur avec un simple délai de préavis de trois mois, eu égard à l'ancienneté de leurs relations et à la structure que France Dynamis avait dû mettre en place l'année précédente pour faire face aux volumes importants des commandes réalisés en 2007.

Un délai de trois mois était notoirement trop court pour permettre France Dynamis de s'adapter.

Un délai d'un an, tel que celui mis en œuvre par Mobilier européen dans sa lettre ultérieure du 17 décembre 2008, est approprié eu égard à la durée des relations commerciales existantes.

Sur le préjudice.

Il résulte des tableaux du chiffre d'affaires et des documents produits par France Dynamis avec Mobilier européen qu'elle pouvait compter réaliser en moyenne un CA annuel moyen comme suit :

2005 : 783 214 euro

2006 : 608 718 euro

2007 : 1 535 091 euro

2008 : 254 000 euro

Soit une moyenne annuelle de 795 255 euro.

Il est invoqué un taux de marge de 37 %, qui n'est pas sérieusement contesté.

La perte subie serait donc de 278 339 euro par an. Mobilier européen ayant appliqué un délai de préavis de trois mois, elle resterait devoir 278 339 / 4 X 3 = 208 754 euro. Il y a lieu d'en déduire la part du chiffre d'affaires résiduel que France Dynamis a pu réaliser après le mois de mai 2008, d'où un montant encore dû évalué à 180 000 euro.

La rupture partielle mais brutale des relations commerciales a entraîné pour France Dynamis un dommage commercial distinct, en raison des répercussions sur son activité ultérieure, ses charges salariales et ses perspectives de développement. Une somme de 20 000 euro lui sera allouée à ce titre, à défaut de justificatif pertinent sur les investissements réalisés.

Deux indemnités de 2 500 euro seront allouées au liquidateur pour les frais irrépétibles engagés, en lieu et place du montant accordé par les premiers juges.

Par ces motifs : LA COUR, Reforme le jugement entrepris, Et, statuant à nouveau, Condamne la société Mobilier européen à payer à Me Saulnier en sa qualité de liquidateur de la société France Dynamis les sommes de : 180 000 euro à titre d'indemnisation pour la durée du préavis, 20 000 euro à titre de dommages et intérêts pour préjudice commercial, 2 500 euro au titre de l'article 700 pour les frais irrépétibles de première instance, 2 500 euro au même titre pour les frais irrépétibles d'appel, Déboute Me Saulnier de ses plus amples prétentions, Condamne la société Mobilier européen aux entiers frais et dépens.

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