CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 novembre 2013, n° 11-21967
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Quenea Energies Renouvelables (SARL)
Défendeur :
Ökofen France (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Belfayol Broquet, Omnes, Fromantin, Ruy
En 2007, la société Ökofen France, importateur exclusif, pour la France, des produits de la marque autrichienne Ökofen, qui distribue notamment des chaudières à granulés de bois, a confié à la société Quénéa Energies Renouvelables (Qénéa) la commercialisation et l'installation, en Bretagne, des produits Ökofen.
En octobre 2009, la société Ökofen France a mis fin à ses relations commerciales avec la société Quénéa.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 21 décembre 2009, la société Quénéa a mis en demeure la société Ökofen France de lui payer la somme de 190 000 euro en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales.
Le 17 février 2010, la société Ökofen France l'a mis en demeure de payer l'intégralité des factures impayées, soit une somme de 211 490,19 euro.
Le 14 avril 2010, à la demande de la société Ökofen France, le président du Tribunal de commerce de Brest a rendu une ordonnance d'injonction de payer à l'encontre de la société Quénéa, portant sur une somme en principal de 211 490,19 euro.
La société Quénéa a formé opposition contre cette ordonnance et a soulevé l'incompétence au fond du Tribunal de commerce de Brest.
Par jugement du 19 novembre 2010, le Tribunal de commerce de Brest a fait droit à l'exception d'incompétence et a renvoyé les parties devant le Tribunal de commerce de Rennes.
Par ordonnance du 24 février 2011 le président du Tribunal de commerce de Rennes, statuant en référé, a condamné la société Quénéa à verser à la société Ökofen France la somme de 211 490,19 euro à titre de provision ;
Par jugement du 8 novembre 2011 le Tribunal de commerce de Rennes :
- s'est déclaré compétent pour juger le litige,
- a condamné la société Quénéa à payer à la société Ökofen France la somme de 211 490,19 euro TTC, outre intérêts à trois fois le taux légal à compter de la date d'échéance de chacune des factures correspondantes, ce en paiement des factures Ökofen France n ° 26711, 27633, 27726, 27727, 27728, 27918, 27919, 27920, 27989, 27990, 27991, 27992, 27993, 28102, 28103, 28104, 28217, 28218, 28219, 28220, 28221, 28304, 28397, 28398, 28399, 28400, 28401, 28508, 28509, 28510, 28586, 286893, 28690, 28879, 28881, 28882, 28884, 28885, 29180, 29494, 29498, 29674 ;
- condamné la société Ökofen France à payer à la société Quénéa la somme de 20 410,26 euro à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies ;
- ordonné la compensation des créances, et condamné la société Quénéa à payer le solde ;
- ordonné l'exécution provisoire du jugement,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes,
- condamné la société Quénéa aux dépens.
La société Quénéa a interjeté appel du jugement le 8 décembre 2012.
Vu les dernières conclusions de la société Quénéa, notifiées et déposées le 4 septembre 2013, par lesquelles elle demande à la cour :
- d'infirmer le jugement,
- de fixer le préavis de rupture à six mois,
- de dire qu'il y a lieu de doubler le préavis de rupture en application des dispositions de l'article L. 442-6-I 5 du Code de commerce ;
- de dire que le préavis dû correspond à la marge brute escomptée sur l'année 2010,
- en application des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, condamner la société Ökofen France à payer à la société Quénéa la somme de 106 500 euro à titre de dommages et intérêts au titre de la rupture brutale des relations commerciales,
- de constater en outre le caractère déloyal de la rupture des relations commerciales,
- de condamner la société Ökofen France à lui payer la somme de 150 000 euro à titre de dommages et intérêts, en application de l'article 1147 du Code civil,
- d'ordonner la compensation des dommages intérêts alloués à la société Quénéa avec la somme de 211 494,19 euro TTC correspondant aux factures impayées et condamner Ökofen à payer le solde ;
- de débouter la société Ökofen France de toutes ses demandes,
- condamner la société Ökofen France à payer à la société Quénéa la somme de 10 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions, notifiées et déposées le 18 juillet 2013, par lesquelles la société Ökofen France demande à la cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Quénéa à lui payer la somme de 211 490,19 euro TTC, outre intérêts à trois fois le taux légal à compter de la date d'échéance des 42 factures impayées,
- infirmer la décision pour le surplus,
- débouter la société Quénéa de l'ensemble de ses demandes,
- condamner la société Quénéa à lui payer la somme de 8 000 euro à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive,
- condamner la société Quénéa à payer à la société Ökofen France la somme de 20 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Cela étant exposé, LA COUR :
Sur la demande au titre de la rupture brutale :
Considérant que la société Quénéa expose que le tribunal a exactement retenu que la société Ökofen France a rompu les relations commerciales ayant existé entre les deux sociétés durant 2 ans et demi, de l'été 2007 à fin 2009, sans préavis ; que la durée du préavis doit toutefois être fixée à six mois car la relation commerciale exclusive pour la région Bretagne concerne l'installation d'équipement de chauffage, activité saisonnière semestrielle ;
Considérant que la société Ökofen France soutient, d'une part, qu'eu égard au montant des factures impayées elle était en droit de rompre sans préavis ses relations commerciales avec la société Quénéa ; que, d'autre part, elle a informé la société Quénéa, par courriel du 28 octobre 2009, de sa décision de changer de distributeur régional et qu'un préavis d'une durée de deux mois a été fixé d'un commun accord; qu'elle a respecté les termes de cet accord, puisqu'elle a honoré des livraisons auprès de la société Quénéa jusqu'au 15 janvier 2010 ;
Considérant qu'il résulte des courriels échangés entre M. Thomas Perrissin, directeur de la société Ökofen France, et M. Pascal Quénéa, gérant de la société Quénéa, dont la réception n'est pas contestée, que la société Ökofen France a fait connaître, le 28 octobre 2009, à la société Quénéa sa décision de rompre leurs relations commerciales ; que, après plusieurs relances de M. Perrissin, M. Quénéa a proposé, par courriel du 12 novembre 2009, "de prendre les commandes jusqu'à la fin de l'année et d'assurer les MES sur le matériel livré jusqu'à cette date" ; que par courriel du 15 novembre 2009, la société Ökofen France a accepté cette proposition ;
Considérant que la rupture des relations commerciales a été notifiée par écrit au dirigeant de la société Quénéa, le 28 octobre 2009, par un courriel ne comportant aucune ambiguïté et se référant à une conversation et à un écrit précédents ; que le préavis a été fixé à la fin de l'année 2009 d'un commun accord entre les parties ; que la société Quénéa, qui n'a commercialisé les produits Ökofen que sous la marque du fournisseur, ne peut prétendre à l'application des dispositions l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, spécifiques aux marques de distributeur ; que la société Quénéa, qui a réalisé au cours de l'exercice clos le 31 décembre 2009, un chiffre d'affaires de près de 14,5 millions d'euro, alors que celui de la société Ökofen France était de 12,5 millions d'euro, et qui distribuait d'autres produits que ceux de la société Ökofen, ne peut se prévaloir d'une supériorité économique de la société Ökofen France ou d'une dépendance économique à son égard ;
Considérant qu'en conséquence, la société Quénéa sera déboutée de ses demandes au titre de la rupture brutale des relations commerciales et le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Ökofen France à payer à la société Quénéa la somme de 20 410,26 euro à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies et ordonné la compensation de cette créance avec les sommes dues à la société Ökofen France ;
Sur la demande au titre de la rupture déloyale :
Considérant que la société Quénéa expose avoir subi un grave préjudice d'image du fait que l'attitude de la société Ökofen France ne lui a pas permis de prévenir ses interlocuteurs habituels auprès desquels elle s'est trouvée décrédibilisée ; qu'elle a consacré des investissements importants et une forte implication dans la commercialisation et la promotion des produits de la société Ökofen France, dans le cadre d'une relation commerciale établie qui offrait des perspectives de progression constante ; que la rupture, à laquelle elle ne s'attendait pas, est abusive dans la mesure où elle survient juste au moment où la société allait recueillir le fruit des efforts et des importants investissements dédiés aux produits Ökofen; qu'elle a appris que la société Ökofen France avait tenté de la supplanter dans sa relation privilégiée avec Batipôle, structure de la Chambre des Métiers des Côtes d'Armor ayant pour but d'informer les professionnels et les particuliers sur l'habitat de demain, dans laquelle ses ingénieurs et ses formateurs interviennent régulièrement, pour des formations sur plusieurs technologies ; que la rupture l'a désorganisée ;
Considérant que les contrats à durée indéterminée à exécution successive peuvent être rompus unilatéralement par chacune des parties à tout moment sauf à respecter un préavis raisonnable ; qu'en l'espèce, la durée du préavis de rupture ayant été fixée d'un commun accord, la rupture des relations commerciales entre les parties n'est pas abusive ; que la société Quénéa ne peut obtenir une réparation que si elle rapporte la preuve d'un préjudice distinct de celui résultant de la cessation de ses relations d'affaires avec la société Ökofen France;
Considérant que la société Quénéa ne rapporte pas la preuve d'actes déloyaux commis par la société Ökofen France, les reproches faits à cette société concernant la période post contractuelle sont inopérants, la société Ökofen France et son nouveau distributeur régional en poursuivant la commercialisation et la distribution des produits Ökofen dans la suite de la société Quénéa n'ont pas commis de faute ;
Considérant que les investissements effectués pour promouvoir et commercialiser les produits Ökofen durant l'exécution du contrat, qui relèvent de l'activité normale de la société, n'ouvrent pas droit à dédommagement, à défaut de dispositions contraires, d'autant que la société Quénéa a retiré des bénéfices de cette commercialisation ; que d'ailleurs il n'est pas établi que tous les investissements faits par la société Quénéa (participation à des salons, acquisition de matériel d'exposition, frais de formation et salariaux) l'aient été au seul bénéfice de la commercialisation des produits Ökofen, qui ne représentent qu'un très faible pourcentage de son activité globale ; que la preuve d'un préjudice économique de la société Quénéa, qui est spécialisée depuis 1996 dans le secteur des énergies renouvelables et principalement dans le solaire photovoltaïque et l'éolien, n'est pas rapportée ;
Considérant qu'aucun document versé aux débats ne permet d'établir l'existence d'un préjudice d'image résultant pour la société Quénéa de la rupture des relations commerciales avec la société Ökofen France; qu'aucune désorganisation de la société Quénéa n'est démontrée, étant observé que les licenciements économiques invoqués par cette société sont intervenus en 2013 et que les deux lettres de licenciement produites mentionnent "(...) nous rencontrons depuis janvier 2011 de graves difficultés économiques en ce qui concerne, surtout, l'activité photovoltaïque. Cette situation s'est encore dégradée depuis l'année en cours" ;
Considérant qu'il n'est pas inutile de rappeler que la rupture des relations commerciales est intervenue après que la société Quénéa ait cessé de payer à la société Ökofen France les factures d'achat de matériel de chauffage à granulés de bois ; qu'il résulte de l'ensemble des factures produites aux débats, que le montant des factures impayées à la société Ökofen France s'élevait à la somme de 31 089 83 euro TTC, à mi-octobre 2009, puis à la somme de 47 848 63 euro TTC, à la fin du mois d'octobre 2009 ;
Considérant que la société Quénéa sera déboutée de sa demande indemnitaire au titre de la rupture déloyale et le jugement confirmé de ce chef ;
Sur la demande en paiement des factures :
Considérant que la société Ökofen France demande la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Quénéa à lui payer la somme de 211 490,19 euro TTC, outre intérêts à trois fois le taux légal à compter de la date d'échéance de chacune des factures correspondante ; que cette demande n'est pas contestée par la société Quénéa ; que le jugement sera confirmé de ce chef ;
Sur la demande de dommages-intérêts pour résistance abusive :
Considérant que la société Ökofen France expose que pour recouvrer sa créance elle a été confrontée à l'attitude dilatoire de la société Quénéa qui a cherché par tous moyens à ne pas régler des factures qui n'étaient pas contestées ; que jusqu'à l'exécution forcée intervenue en décembre 2012, soit un an après la condamnation par jugement assorti de l'exécution provisoire, la société Quénéa s'est abstenue de payer tout ou partie de l'arriéré de factures s'élevant à la somme de 211 490,19 euro ;
Considérant que la société Ökofen France soutient que la société Quénéa, qui n'avait aucune difficulté de trésorerie, a instrumentalisé l'²article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans le seul but de retarder le paiement d'une créance certaine, liquide et exigible ; qu'elle fait observer que la société Quénéa passait commande auprès d'elle après avoir perçu le prix de revente par le client final, qu'ainsi cette société s'est délibérément abstenue durant trois années de lui régler le montant de ses factures, faisant dégénérer son refus de paiement en abus ;
Considérant que la société Quénéa répond qu'il n'existait aucun impayé, ainsi qu'en témoigne la totale absence de réclamation de la société Ökofen France avant le 21 décembre 2009 et qu'elle n'a commis aucun abus en recherchant une indemnisation suffisante du préjudice par elle subit tout en offrant à la société Ökofen France des garanties quant au paiement de la créance qui pourrait subsister à son profit ;
Considérant qu'en application des dispositions de l'article 1153 du Code civil des dommages-intérêts distincts des intérêts moratoires ne peuvent être obtenu par le créancier que lorsque le débiteur a causé par sa mauvaise foi un préjudice indépendant du retard ; qu'en l'espèce la société Ökofen France ne rapporte la preuve d'un préjudice indépendant du retard ;
Considérant que par courrier officiel du 19 mai 2011 l'avocat de la société Ökofen France a informé l'avocate de la société Quénéa de l'accord de sa cliente pour s'abstenir de toute mesure d'exécution "dans l'attente de la décision de la Cour d'appel de Rennes" saisie d'un appel de l'ordonnance de référé du 24 février 2011, sous réserve d'un engagement de caution solidaire consenti par la banque de la société Quénéa ; que par courrier du 7 juin 2011, l'avocate de la société Quénéa a transmis à son confrère un engagement de caution solidaire en faveur de la société Ökofen France à hauteur de la somme de 211 490,19 euro, dans l'attente du jugement du Tribunal de commerce de Rennes, la garantie expirant "deux mois après qu'un arrêt définitif soit rendu" ;
Considérant que la société Quénéa a depuis le début de la procédure initiée contre elle par la société Ökofen France cherchée à obtenir une compensation entre les sommes qu'elle devait et celles qu'elle réclamait à la société Ökofen France; que la société Ökofen France a toléré cette situation dans la mesure où sa créance était garantie par une caution bancaire durant la procédure au fond ;
Considérant que bien que la société Quénéa ne pouvait imposer que le sort des demandes en paiement de chacune des sociétés soit lié, cependant il n'apparaît pas qu'en obtenant que ces demandes soient examinées ensemble au fond, elle ait commis une faute faisant dégénérer en abus son droit d'agir et de se défendre en justice ; que la société Ökofen France sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive et le jugement confirmé de ce chef ;
Sur l'article 700 du Code de procédure civile
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Ökofen France l'intégralité des frais et honoraires exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'il il lui sera alloué la somme de 10 000 euro ;
Les mêmes considérations ne conduisent pas à faire droit à la demande du même chef de la société Quénéa ;
Par ces motifs : Confirme le jugement sauf en sa disposition ayant condamné la société Ökofen France à payer à la société Quénéa Energies Renouvelables la somme de 20 410,26 euro à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies, ordonné la compensation des créances et condamné la société Quénéa Energies Renouvelables à payer le solde ; Et statuant à nouveau, dans cette limite : Déboute la société Quénéa Energies Renouvelables de toutes ses demandes au titre de la rupture brutale des relations commerciales ; Dit n'y avoir lieu à compensation ; Condamne la société Quénéa Energies Renouvelables à verser à la société Ökofen France la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Quénéa Energies Renouvelables aux dépens d'appel et dit qu'ils seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.