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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 7 novembre 2013, n° 11-20579

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Toprak France (SARL)

Défendeur :

Distribution Européenne Sanitaire (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

Mme Michel-Amsellem, M. Douvreleur

Avocats :

Mes Fisselier, Grappotte-Benetreau

T. com. Meaux, du 4 oct. 2011

4 octobre 2011

FAITS ET PROCÉDURE

La SARL Toprak France (la société Toprak) est la filiale française pour la commercialisation du groupe turc Toprak Holding, fabricant de produits en céramique. Le 4 janvier 2002, elle a conclu avec la société Distribution Européenne Sanitaire (la société DES), qui est une agence commerciale spécialisée dans le domaine du carrelage, un contrat de mandat de commercialiser, en son nom et pour son compte, des produits de carrelage auprès d'une clientèle de revendeurs-grossistes-détaillants et grands comptes sur les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Aisne et de l'Oise.

La société DES disposait d'une exclusivité sur son secteur, et était commissionnée à concurrence de 7 % sur les ventes.

Le contrat a fait l'objet, le 23 juillet 2007, d'un avenant étendant le secteur d'activité aux départements de Paris et de sa région, ainsi que du Rhône.

Confrontées à des difficultés économiques, les usines de fabrication du groupe de la société Toprak ont arrêté la production des produits objets du contrat d'agence, à la fin de l'année 2007. La production a été reprise en 2008, puis arrêtée définitivement en 2009.

La société Toprak France, qui était détentrice d'un stock important de marchandises, a poursuivi la vente de ces produits par l'intermédiaire de la société DES, en dépit de l'arrêt de la fabrication en Turquie jusqu'à écoulement des stocks sur le marché français, soit le 1er semestre 2010.

Les relations se sont alors arrêtées entre les deux sociétés, et la société DES a, par lettre recommandée avec avis de réception du 9 novembre 2010, demandé à la société Toprak France de la fixer sur ses intentions quant aux modalités pratiques de la résiliation de son contrat d'agence.

Les deux sociétés ne parvenant pas à un accord sur l'indemnisation de la société DES, cette dernière a fait assigner la société Toprak France devant le Tribunal de commerce de Meaux en paiement de diverses sommes.

Par jugement en date du 4 octobre 2011, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Meaux a :

- reçu la société Distribution Européenne et Sanitaire en sa demande, au fond l'a dit en partie bien fondée,

- reçu la société Toprak France en ses demandes, au fond les a dit mal fondées et l'en a déboutée,

- dit et jugé que ce contrat d'agence a pris fin en raison de la disparition de son objet,

En conséquence,

- prononcé la résiliation du contrat d'agence aux torts exclusifs de la société Toprak France,

- condamné la société Toprak France à payer à la société Distribution Européenne et Sanitaire les sommes de :

* 72 109,23 euro TTC en principal, au titre de l'indemnité de cessation du contrat en application de l'article L. 134-12 du Code de commerce

* 9 013,63 euro TTC au titre de l'indemnité compensatrice de préavis en application de l'article L. 134-11 du Code de commerce

- dit que les sommes ci-dessus porteront intérêts au taux légal à compter de l'acte introductif d'instance, et seront capitalisés année par année dans les conditions prévues par l'article 1154 du Code civil.

- condamné la société Toprak France à payer à la société Distribution Européenne Sanitaire la somme de 1 200 euro TTC au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Toprak France en tous les dépens qui comprendront le coût de l'assignation qui s'élève à 62,82 euro TTC, ainsi que les frais de greffe liquidés à 80,85 euro TTC en ce non compris le coût des actes qui seront la suite du présent jugement auquel elle demeure également condamnée.

Vu l'appel interjeté le 17 novembre 2011 par la société Toprak France contre cette décision.

Vu les dernières conclusions signifiées le 12 avril 2012 par la société Toprak France, par lesquelles il est demandé à la cour de :

A titre principal,

- infirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Meaux en date du 4 octobre 2011, en toutes ses dispositions,

- constater que la cessation des relations commerciales avec la société Distribution Européenne Sanitaire est survenue le 17 octobre 2008 en raison d'événements totalement indépendants de la volonté de la société Toprak France.

- constater que ces événements relèvent de la force majeure,

- dire et juger en conséquence que la société Toprak France est exonérée de toute responsabilité dans la rupture du contrat d'agent commercial la liant à la société DES.

A titre subsidiaire,

- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a purement et simplement rejeté le moyen tiré du caractère tardif de la demande d'indemnisation formulée par la société DES ;

- en conséquence, dire et juger que la société DES est déchue de son droit à réparation pour ne pas avoir manifesté dans le délai d'un an son intention de demander la réparation, et la débouter de l'intégralité de ses demandes ;

A titre plus subsidiaire,

- infirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Meaux en ce qu'il a condamné la société Toprak France à indemniser la société DES sur le fondement de l'article L. 134-12 du Code de commerce,

- la débouter en conséquence de toutes ses demandes,

- dire et juger, en tout état de cause, que le montant de l'indemnité que la société Toprak France a été condamnée à lui régler à la société DES est disproportionné au regard des usages de la profession, et qu'il devra au plus être limité à la somme de 44 967,99 euro.

- infirmer le jugement pour le surplus des condamnations ;

En tout état de cause :

- condamner la société DES à verser à la société Toprak France la somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société DES aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SCP Fisselier & Associés, Avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Au principal, la société Toprak France soutient que les conditions de rupture des relations commerciales l'exonèrent de toute responsabilité. Elle fait valoir sur ce point que la crise économique était imprévisible et irrésistible et constitue un cas de force majeure dont elle a souffert.

A titre subsidiaire, l'appelante expose que les demandes de la société DES ont un caractère tardif dès lors que l'agent commercial n'a pas fait valoir ses droits dans le délai d'un an prévu par l'article L. 134-12 du Code de commerce. La société Toprak fait encore valoir que la fabrication des produits ayant cessé le 17 octobre 2008, le contrat est devenu sans objet en octobre 2009, de telle sorte que la demande de la société DES du 9 novembre 2010 est tardive.

A titre plus subsidiaire, la société Toprak soutient que l'indemnisation prononcée par le Tribunal de commerce de Meaux est injustifiée tant en son principe qu'en son quantum.

Vu les dernières conclusions signifiées le 30 avril 2012 par la société DES par lesquelles il est demandé à la cour de :

- débouter la société Toprak France de ses demandes, fins et prétentions ;

- dire non recevable la fin de non-recevoir soulevée par la société Toprak France tirée de la déchéance du droit à indemnité,

En conséquence :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions, à l'exception de celle relative au montant de l'indemnité de cessation du contrat d'agent commercial.

Statuant à nouveau sur ce dernier point :

- fixer le montant de l'indemnité de cessation du contrat à la somme de 75 463 euro ;

- débouter la société Toprak France de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

- condamner la société Toprak France à une indemnité de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens lesquels comprendront les frais de saisie-conservatoire et saisie-attribution.

A titre principal, la société DES soutient que la crise économique qui a affecté la Turquie n'étant ni imprévisible, ni irrésistible pour la société Toprak, elle ne constitue pas un cas de force majeure.

A titre subsidiaire, elle expose que la cessation du contrat d'agence n'est pas intervenue le 17 octobre 2008 dès lors que des ventes ont fait l'objet d'une facture de commissions le 19 décembre 2010.

Par ailleurs, la société DES fait valoir que l'appelante ne saurait soulever à titre subsidiaire une fin de non-recevoir tirée de la forclusion après avoir plaidé à titre principal sur l'exonération du droit à indemnité en raison d'un prétendu cas de force majeure.

A titre infiniment subsidiaire, la société DES indique que si l'on retient comme période de référence les trois dernières années complètes d'activité, l'indemnité peut être évaluée à la somme de 75 463 euro. Elle oppose que l'année 2010 ne peut être retenue pour apprécier le quantum de l'indemnité dans la mesure où cette année n'est pas complète d'une part, et n'est pas significative de l'activité de la société DES, d'autre part, puisque la société Toprak France a été dans l'incapacité de lui fournir la clientèle pendant cette année.

LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée, ainsi qu'aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

MOTIFS

La société Toprak soutient qu'elle a été victime de la crise économique, qui a été particulièrement sévère en Turquie et a conduit à la fermeture de ses usines sur ce territoire national, ce qui a ensuite causé sa réquisition par l'Etat Turc, et a rendu impossible la poursuite de ses activités.

Cependant, ainsi que l'a relevé le tribunal, la situation de crise qui a frappé la Turquie n'était ni imprévisible, ni irrésistible pour la société Toprak. Celle-ci reconnaît d'ailleurs, dans ses propres conclusions, que la survenance d'une crise économique, comme celle vécue en Turquie en 2008, ne devait pas en soi être considérée comme imprévisible. En effet, le contexte mondial et la situation liée à la crise des "subprimes" aux Etats-Unis et à ses conséquences en Europe ne pouvait que conduire inéluctablement à une baisse de la consommation et à des difficultés de financement des entreprises des pays dits émergents comme l'est la Turquie. Par ailleurs, si l'ampleur et la gravité de la crise ont surpris certains observateurs, il ne peut pour autant être considéré que la situation a été imprévisible, la cour observe à ce sujet qu'il résulte du document diffusé par l'Institut du Bosphore, intitulé "la crise économique, l'Europe et le rôle de la Turquie", que "(...) le déclin des activités économiques de la Turquie, [observé] en 2006 a été accéléré par la récession globale", le taux de croissance ayant commencé à baisser dès le début de l'année 2006.

S'agissant du caractère irrésistible, il résulte des éléments du dossier que, si les conditions économiques ont conduit à la fermeture des usines sur le territoire turc, la filiale française a continué son activité et qu'elle ne démontre pas qu'elle ait été dans l'obligation de cesser toute activité ou, à tout le moins, n'en aurait pu anticiper la cessation.

Le jugement doit donc être confirmé en ce qu'il a jugé que la société Toprak était responsable de la rupture du contrat d'agent commercial conclu avec la société DES.

Sur la déchéance du droit à indemnité de rupture

Ainsi que le précise l'article L. 134-12, alinéa 2, du Code de commerce, "l'agent commercial perd le droit à réparation s'il n'a pas notifié au mandant, dans un délai d'un an à compter de la cessation du contrat, qu'il entend faire valoir ses droits". Ce délai étant un délai de forclusion et non de prescription, il est loisible à la partie qui l'invoque de ne pas l'opposer avant toute défense au fond et le moyen soulevé sur ce fondement par la société Toprak est donc recevable.

Cependant, il résulte des termes de la lettre adressée par la société DES à la société Toprak, le 9 novembre 2010, non contestés par celle-ci, que si elle a, en 2009, annoncé à la société DES que sa société mère de droit turc avait décidé d'arrêter la production des carrelages faisant l'objet du contrat, les relations se sont poursuivies "(...) jusqu'à la moitié de l'année 2010 (...)". C'est, dès lors, à compter du 30 juin 2010 que doit s'apprécier le délai d'un an prévu par le texte susvisé. Or, la société DES qui a, par sa lettre du 9 novembre 2010, soit dans un délai de cinq mois, fait connaître à la société Toprak, qu'elle entendait demander l'indemnisation, conformément aux dispositions légales et aux usages de la profession, de son préjudice résultant de la cessation du contrat, est fondée à faire valoir ses droits à cet égard.

Sur le montant de l'indemnité

Il résulte de l'article L. 134-12, alinéa 1, du Code de commerce, qu'en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi.

Si, ainsi que le fait valoir la société Toprak, la société DES était avertie dès le début de l'année 2009 de l'arrêt de la production des carrelages objets du contrat et que les ventes qui continuaient ne portaient que sur l'écoulement du stock, son préjudice est néanmoins constitué par la perte des rémunérations acquises lors de l'activité développée dans l'intérêt commun des parties et non, comme le soutient à tort la société Toprak, simplement de la perte d'une clientèle. L'existence du préjudice de la société DES est donc établie par la cessation du contrat d'agence commerciale.

S'il est d'usage de calculer le préjudice au regard des deux dernières années de l'activité du contrat d'agent, il convient néanmoins de ne pas indemniser le préjudice au-delà de sa réalité. Or, ainsi qu'il a été relevé ci-dessus, la société DES, qui savait dès le début de l'année 2009 que la société Toprak ne vendait plus que les stocks des carrelages dont la production avait cessé, a pu anticiper la perte du contrat et la compenser par la recherche d'autres clients pour répondre à la demande de sa clientèle, puisqu'elle n'était tenue à aucune exclusivité de son activité. Dans ces circonstances, il n'y pas lieu de calculer le préjudice par une moyenne des trois dernières années ayant rapporté le montant le plus élevé de commissions à la société DES, mais de faire une moyenne au regard des commissions des années 2008, 2009 et 2010, soit les trois dernières années d'accomplissement du contrat qui, selon les indications de la société DES, a cessé à la fin du mois de juin 2010.

Dès lors, il convient d'additionner les commissions perçues pour ces trois années (8 836,56 pour six mois en 2010, 36 132,43 euros en 2009 et 35 916,36 en 2008) soit 80 885,35 euros, de diviser ce montant par 30 mois et de multiplier cette moyenne de 2 696,17 euros par 24 mois. Ainsi, le préjudice subi par la société DES s'établit à la somme de 64 708,28 euros et non à la somme de 72 109,23 euros, comme l'a décidé le tribunal, dont le jugement doit être réformé sur ce point.

Par ailleurs il convient de préciser que les dommages-intérêts ne sont pas assujettis à la TVA et que la condamnation ne doit pas être prononcée avec la mention TTC ou HT.

Sur les frais irrépétibles

La société DES a dû exposer des frais non compris dans les dépens pour faire valoir ses droits, qu'il ne serait pas équitable de laisser à sa charge. Il convient au regard de l'ensemble des éléments du dossier, de condamner la société Toprak à lui verser la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré sauf en ce qu'il a condamné la société Toprak France à payer à la société Distribution Européenne et Sanitaire la somme de 72 109,23 euros TTC en principal, au titre de l'indemnité de cessation du contrat, en application de l'article L. 134-12 du Code de commerce ; Statuant à nouveau de ce chef ; Condamne la société Toprak France à payer à la société Distribution Européenne et Sanitaire la somme de 64 708,28 euros en principal, au titre de l'indemnité de cessation du contrat en application de l'article L. 134-12 du Code de commerce ; Rejette toutes demandes autres plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Toprak France à verser à la société DES la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Toprak France aux dépens qui seront recouvrés dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile.