CA Montpellier, 2e ch., 29 octobre 2013, n° 12-04143
MONTPELLIER
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Brasserie Milles (SAS)
Défendeur :
Le France (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bachasson
Conseillers :
Mme Olive, M. Prouzat
Avocats :
Mes Dahan, Vial, Piret
FAITS et PROCEDURE - MOYENS et PRETENTIONS DES PARTIES :
Par acte sous seing privé du 7 août 2006, la société Brasserie Milles a conclu avec la société Le France, exploitant un bar-restaurant à Canet-en-Roussillon (66), un contrat d'approvisionnement exclusif en bières, d'une durée de 7 ans à compter du 1er septembre 2006, contrat par lequel était également octroyée au débitant une subvention de 25 000 euro, ainsi qu'un engagement de caution lui permettant d'obtenir un prêt de 160 000 euro sur 5 ans auprès de la Banque Cial.
Ayant appris, au début de l'année 2009, que la société Le France avait cédé son fonds de commerce, sans que ne soit transféré à l'acquéreur le contrat d'approvisionnement, la société Brasserie Milles a, par exploit de Me Viguier, huissier de justice à Agen en date du 30 avril 2009, fait opposition au paiement du prix entre les mains de l'avocat chargé de la rédaction de l'acte de cession en vue d'obtenir le paiement, sur le fondement de l'article 5 du contrat, de la somme de 16 170 euro correspondant à la partie non amortie de la subvention et de la somme de 35 056,74 euro égale à 20 % du montant des achats restant à réaliser jusqu'au terme du contrat, au titre de l'indemnité de rupture unilatérale.
La société Le France s'étant opposée au paiement de ces sommes, la société Brasserie Milles l'a fait assigner, par acte du 30 novembre 2009, devant le Tribunal de commerce de Perpignan pour l'y voir condamner et faire valider son opposition.
Par jugement du 7 mai 2012, le tribunal a statué en ces termes :
Vu l'article 81, paragraphe 3 du traité instituant la Communauté européenne,
Vu l'article 5 de l'accord CE n° 2790 du 22 décembre 1999,
Vu les deux conventions successives d'approvisionnement exclusif,
Vu l'application de ces accords,
- Dit que les clauses contractuelles sont frappés de nullité, empêchant la société Brasserie Milles de s'en prévaloir pour obtenir une indemnité de paiement de la subvention non-amortie pour un montant de 16 170 euro, tout comme la pénalité de rupture de 20 % pour un montant de 35 056,74 euro,
- Déboute la société Brasserie Milles de l'ensemble de ses demandes,
- Ordonne la mainlevée de l'opposition pratiquée sur le prix de vente du fonds de commerce de la société Le France par la société Brasserie Milles,
- Ordonne l'exécution provisoire de la décision,
Vu les dispositions de l' article 700 du code de procédure civile ,
- Alloue à la société Le France la somme de 1000 euro, qui lui sera versée par la société Brasserie Milles.
La société Brasserie Milles a régulièrement relevé appel de ce jugement en vue de sa réformation, par deux déclarations (enrôlées sous les n° 3452 et 4375/2012), qui ont été jointes.
Elle demande à la cour (conclusions reçues par le RPVA le 6 décembre 2012) de condamner la société Le France à lui payer les sommes de 16 170 euro au titre de la partie non-amortie de la subvention et de 35 056,74 euro au titre de l'indemnité égale à 20 % des achats restant à réaliser, de dire bien fondée l'opposition au paiement du prix de vente formalisée le 30 avril 2009 selon exploit de Me Viguier, huissier de justice à Agen, et de condamner la société Le France à lui payer la somme de 2 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de son appel, elle fait essentiellement valoir que :
- le contrat souscrit le 7 août 2006 s'est substitué à un précédent contrat conclu en 2003, qui a été annulé, le second contrat ayant permis à la société Le France de bénéficier d'avantages économiques nouveaux (une subvention de 25 000 euro lui ayant permis de rembourser la partie non-amortie de la subvention restant due au titre du premier contrat et un engagement de caution du brasseur pour un montant de 160 000 euro lui permettant d'emprunter à nouveau),
- pendant la durée du contrat, la société Le France aurait dû réaliser un chiffre d'affaires de 260 160 euro, mais n'a réalisé, du 1er août 2006 au 15 février 2009, qu'un chiffre d'affaires de 84 876,31 euro hors droits et hors taxes, ce dont il résulte une différence de 175 183,69 euro,
- la partie non-amortie de la subvention, exigible en vertu de l'article 5 du contrat, s'élève donc à 16 834 euro (25 000 euro : 260 160 euro x 175 183,69 euro), tandis que l'indemnité de rupture due, selon ce même article, est égale à 20 % des achats restant à réaliser jusqu'au terme du contrat, soit 35 056,74 euro,
- dès lors que le contrat a été exécuté pendant trois années, de 2006 à 2009, la société Le France n'est pas recevable à en solliciter l'annulation,
- l'article 81, paragraphe 2, du traité de Rome, qui a été modifié depuis, prohibait les contrats au-delà de 5 ans, mais la jurisprudence, puis la Commission européenne, ont retenu qu'un contrat d'une durée supérieure à 5 ans n'était prohibé que s'il avait pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun, ce qui n'est pas le cas du contrat litigieux,
- le règlement (CE) n° 2790/1999 du 22 décembre 1999 présume qu'au-delà d'une part de 30 % du marché national, l'opérateur détient un pouvoir de marché de nature à affecter la libre concurrence et prévoit une durée maximale de 5 ans pour les accords d'achats exclusifs, les entreprises de petite taille, dont le seuil de marché ne dépasse pas 10 %, pouvant aller au-delà de cette durée, sans toutefois pouvoir dépasser la durée de 10 ans fixé par la loi française (l'article L. 330-1 du Code de commerce),
- compte tenu de son chiffre d'affaires, la société Brasserie Milles, dont la zone de chalandise se limite au département des Pyrénées Orientales, ne tombe donc pas sous le coup de la prohibition des contrats d'approvisionnement d'une durée supérieure à 5 ans, résultant de l'application du droit communautaire,
-la clause pénale prévue par l'article 5 du contrat ne présente aucun caractère excessif.
La société Le France conclut, pour sa part, à la confirmation du jugement et à la condamnation de la société Brasserie Milles à lui payer les sommes de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile (conclusions reçues par le RPVA le 25 octobre 2012).
Elle soutient en substance que :
- le contrat conclu en 2006 n'est que la réitération d'un précédent contrat signé le 26 novembre 2003 pour une durée de 7 ans, puisqu'elle n'a bénéficié alors d'aucun avantage supplémentaire et que la somme de 25 000 euro correspondait au montant non-amorti de la subvention du contrat initial, le montant des achats permettant l'amortissement de cette somme étant fixé à 260 160 euro,
- à la suite des achats, qu'elle a effectués, la subvention lui ayant été accordée, a été amortie conformément au contrat, ce qui a conduit la société Brasserie Milles à lui rembourser, le 15 décembre 2008, une somme de 8 009,85 euro au moyen de deux chèques de 5 149,85 euro et 2 860 euro,
-la société Brasserie Milles ne fournit aucun justificatif probant de ce que le montant d'achats, fixé à 260 160 euro, n'a pas été atteint, en sorte que ses demandes en paiement d'une partie, non-amortie, de subvention et d'une indemnité égale à 20 % des achats restant à réaliser, n'apparaissent pas fondées,
- cette indemnité s'analyse d'ailleurs en une clause pénale, manifestement excessive, devant être réduite conformément aux dispositions de l'article 1152 du code civil,
- le contrat, qu'elle a conclu pour une durée de 7 ans, est nul au regard du droit communautaire, dès lors qu'en application du règlement (CE) n° 2790/1999 du 22 décembre 1999, les clauses exclusives d'approvisionnement ne peuvent être d'une durée supérieure à 5 ans et que l'article 81, paragraphe 2, du Traité instituant la Communauté européenne sanctionne le non-respect de cette prescription par la nullité du contrat,
- si l'article L. 330-1 du Code de commerce dispose que les clauses d'exclusivité doivent être limitées à durée maximale de 10 ans, cette durée s'apprécie, conformément à l'article L. 330-2, compte tenu des différents renouvellements du contrat,
- or, le contrat du 7 août 2006 n'étant que la réplique de celui conclu le 26 novembre 2003, elle ne pouvait être tenue d'un engagement d'approvisionnement exclusif à la société Le France au-delà du 26 novembre 2010.
C'est en l'état que l'instruction a été clôturée par ordonnance du 3 septembre 2013.
MOTIFS de la DECISION :
Les parties ont conclu successivement deux contrats, les 26 novembre 2003 et 7 août 2006, ayant le même objet (l'approvisionnement exclusif des produits commercialisés par la société Brasserie Milles) et pour une durée identique de 7 ans commençant à courir à compter du premier jour du mois suivant la signature du contrat ; la signature du second contrat à effet du 1er septembre 2006, dont les conditions sont sensiblement différentes de celles figurant dans le contrat initial, vaut nécessairement résiliation tacite de celui-ci.
En effet, lors de la signature du second contrat, le 7 août 2006, la société Brasserie Milles a accordé à la société Le France une subvention de 25 000 euro (somme reçue par chèque tiré sur la BNP Paribas), après que celle-ci eut remboursé au brasseur, par chèque du 31 juillet 2006 (tiré sur la Société Générale), une somme identique, correspondant à la partie non-amortie de la subvention de 38 000 euro consentie en vertu du premier contrat et ce, pour un engagement d'approvisionnement exclusif sur 7 ans, réduit de 672 000 euro à 260 160 euro ; le débitant auquel avait été consenti, aux termes du premier contrat, un cautionnement à hauteur de 229 000 euro du prêt octroyé par la Banque Scalbert Dupont en vue de l'acquisition du fonds de commerce, s'est également vu accorder, dans le second contrat, après avoir obtenu de la Banque Cial un prêt de 160 000 euro permettant notamment le remboursement du solde dû sur le prêt initial, un cautionnement de ce second prêt sur une durée de 5 ans.
Il résulte de ce qui précède que de nouveaux avantages économiques ont été accordés au débitant lors de la conclusion du contrat du 7 août 2006, qui s'est substitué à celui signé le 26 novembre 2006, que les parties ont ainsi entendu résilier tacitement ; la société Le France n'est pas fondée à soutenir qu'à la suite de ses achats, la subvention, qui lui avait été accordée, a été amortie conformément au contrat, ce qui avait amené le brasseur à lui rembourser, le 15 décembre 2008, une somme de 8 009,85 euro au moyen de deux chèques de 5 149,85 euro et 2 860 euro, alors que cette somme correspond, selon les pièces produites, au versement d'une aide de marché au titre de l'année 2008 (5 149,85 euro) et au paiement d'une participation publicitaire (2 860 euro).
L'article 4 du contrat conclu le 7 août 2006 dispose qu'en cas de mutation de propriété, de mise en location-gérance du fonds de commerce, de transmission de l'exploitation d'une manière quelconque, le débitant s'engage à mettre à la charge de l'acquéreur, du gérant ou des successeurs dans l'exploitation, les obligations de la présente convention pour la durée de celle-ci restant à courir et que si l'adhésion de l'acquéreur ou du cessionnaire à la présente convention n'est pas établi par le débitant, la Brasserie Milles pourra faire opposition à paiement pour le montant de l'indemnité ci-après ; l'article 5 du contrat énonce que le non-respect total ou partiel par le débitant de l'une ou l'autre de ses obligations entraînera de plein droit, sans formalité, le remboursement immédiat de la partie non amortie de la subvention et qu'il sera également redevable, à titre d'indemnité de rupture unilatérale de la présente convention, d'une somme égale à 20 % du montant des achats restant à réaliser pour aller au terme du contrat.
Pour s'opposer à la demande en paiement de la somme de 16 170 euro au titre de la partie non-amortie de la subvention et de celle de 35 056,74 euro au titre de l'indemnité égale à 20 % des achats restant à réaliser, la société Le France invoque la nullité du contrat d'approvisionnement exclusif conclu le 7 août 2006, qu'elle a pourtant exécuté du moins jusqu'en février 2009, au motif que la durée de 7 ans dudit contrat contrevient à l' article 5 du règlement (CE) n° 2790/1999 de la commission du 22 décembre 1999 (concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du Traité).
Il est de principe que la règle, invoquée par la société Brasserie Milles, selon laquelle l'exception de nullité peut seulement jouer pour faire échec à la demande d'exécution d'un acte qui n'a pas encore été exécuté, ne s'applique qu'à compter de l'expiration du délai de prescription de l'action ; s'agissant, comme en l'espèce, d'un contrat d'approvisionnement exclusif, dont la durée serait contraire au droit communautaire, le point de départ du délai de prescription de l'action en nullité, fixé à 5 ans par l'article 1304 du code civil, court à compter de la conclusion du contrat lui-même ; or, la demande de nullité du contrat présentée par la société Le France l'a été par le biais de conclusions, qui ont été notifiées le 8 septembre 2011 à la société Brasserie Milles et développées à l'audience du tribunal de commerce du 2 avril 2012, soit plus de 5 ans après la date de conclusion du contrat, le 7 août 2006 ; il s'ensuit que l'action en nullité du contrat, formée par voie d'exception, est atteinte par la prescription.
La société Brasserie Milles communique un extrait de son livre journal, récapitulant les factures éditées à l'ordre de la société Le France au cours de la période du 1er août 2006 au 15 février 2009 avec l'indication des dates, numéros et montants des factures ; il en résulte un chiffre d'affaires, hors droits et taxes, réalisé au cours de cette période de 84 876,31 euro soit, par rapport au montant des achats à réaliser de 260 160 euro, une différence de 175 283,69 euro ; la société Le France n'apporte aucun élément, tiré de sa propre comptabilité, permettant de remettre en cause le résultat obtenu.
La partie, non-amortie, de la subvention due au brasseur, en vertu de l'article 5 du contrat, s'élève alors à la somme de : 25 000 euro : 260 160 euro x 175 283,69 euro = 16 843,83 euro, réduite à 16 170 euro conformément à la demande, l'indemnité de 20 % des achats restant à réaliser s'établissant alors à : 175 283,69 euro x 20% = 35 056,74 euro.
La société Le France, qui n'a pas mis à la charge du cessionnaire de son fonds les obligations nées du contrat du 7 août 2006, est donc redevable des sommes réclamées ; s'agissant de l'indemnité de 20 % des achats restant à réaliser, il n'est pas établi que le montant de cette indemnité serait excessif au regard du préjudice effectivement subi par le brasseur du fait de la rupture anticipé du contrat.
Il convient en conséquence d'infirmer le jugement entrepris et de faire droit à l'intégralité des demandes de la société Brasserie Milles.
Au regard de la solution apportée au règlement du litige, la société Le France doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, ainsi qu'à payer à la société Brasserie Milles la somme de 2 000 euro au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, Infirme dans toutes ses dispositions le jugement entrepris et statuant à nouveau, Condamne la société Le France à payer à la société Brasserie Milles les sommes de : -16 170 euro au titre de la partie, non-amortie, de la subvention, -35 056,74 euro au titre de l'indemnité de 20 % des achats restant à réaliser, Dit valable l'opposition au paiement du prix, formalisée par exploit de Me Viguier, huissier de justice à Agen, en date du 30 avril 2009, Condamne la société Le France aux dépens de première instance et d'appel, ainsi qu'à payer à la société Brasserie Milles la somme de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, Dit que les dépens d'appel seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du même code.