CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 21 novembre 2013, n° 12-22523
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Fortia Financial Solutions (SAS)
Défendeur :
Princeton Financial Systems Gmbh, Princeton Financial Systems France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Charlon
Conseillers :
Mmes Graff-Daudret, Maunand
Avocats :
Mes Carpentier, Wavrin, Weil, Charluteau
Faits et procédure :
La SAS Princeton Financial Systems (PFS France) et la société de droit allemand Princeton Financial Systems (PFS Gmbh) font partie du groupe Princeton Financial Systems (PFS).
Elles exposent avoir pour activité la conception, la production et la commercialisation de logiciels et solutions permettant d'optimiser et d'automatiser les procès de contrôle interne dans l'industrie financière et avoir pour clients des institutions bancaires ou groupes financiers. Elles précisent que l'un de leurs logiciels phares est le "MIG21" et qu'un autre de leurs logiciels est le "Lawcard", une solution de veille juridique appliquée à la règlementation financière.
M. Réda Bouakel a été embauché en février 2008 par PFS France comme directeur des ventes. A partir du mois de mai 2008, il a également exercé le mandat social de directeur général, dont il a été révoqué en juillet 2011. Au mois d'août 2011, il a été licencié pour faute grave.
Le 18 novembre 2011, PFS France et M. Réda Bouakel ont signé un "Accord transactionnel" devant mettre fin à leur différend.
Ce Protocole contenait (Article 2) une "clause de non-concurrence" ainsi rédigée : "Monsieur Bouakel reconnaît expressément être tenu par les termes de la clause de non-concurrence stipulée à l'article 12 de son contrat de travail, et ce jusqu'au 5 août 2012".
Estimant que M. Bouakel s'était rendu coupable d'agissements déloyaux postérieurement à la signature du Protocole, notamment dans le cadre de la création d'une société concurrente, la SAS Fortia Financial Solutions (Fortia), les sociétés PFS France et PFS Gmbh ont sollicité et obtenu, par ordonnance sur requête du 20 avril 2012, l'autorisation de procéder à des mesures de constat.
Par ordonnance du 20 novembre 2012, le président du Tribunal de grande instance de Paris a dit n'y avoir lieu à rétractation de l'ordonnance sur requête du 20 avril 2012. Appel a été interjeté contre cette ordonnance. La procédure est actuellement pendante.
Par acte des 1er et 2 décembre 2012, les sociétés PFS France et PFS Gmbh ont assigné la société Fortia et M. Réda Bouakel devant le juge des référés aux fins de mesures provisoires.
Par ordonnance contradictoire du 22 novembre 2012, le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris :
- a déclaré M. Réda Bouakel recevable et bien fondé en son exception d'incompétence,
- s'est déclaré incompétent et a renvoyé les demandeurs à mieux se pourvoir à son encontre,
- a interdit à la société Fortia et à tout consultant ou sous-traitant de cette dernière de proposer ou d'effectuer des prestations liées aux logiciels MIG 21 et Lawcard ou tout autre logiciel développé par le groupe Princeton Financial "Solutions" auprès des sociétés suivantes clientes des sociétés Princeton Financial Systems France et Princeton Financial Systems Gmbh : La Banque Postale Asset Management, Ikano Fund Management SA (Luxembourg), La Société Générale, UBS AG et UBS Fund Services Luxembourg SA, Caceis SA, Caceis Fastnet, Crédit Suisse, Crédit Mutuel, Euro-Information SAS, Meeschaert, ce pendant une année à compter de la date de signification de la présente ordonnance et sous astreinte de 30 000 euros par infraction constatée, rejetant pour le surplus,
- condamné la société Fortia à payer aux sociétés Princeton Financial Systems France et Princeton Financial Systems Gmbh la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné la société Fortia aux dépens.
La société Fortia a interjeté appel de cette décision le 11 décembre 2012.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 2 octobre 2013.
Moyens et prétentions Fortia :
Par dernières conclusions du 1er octobre 2013, auxquelles il convient de se reporter, la société Fortia fait valoir :
- qu'elle n'a pas agi sur des domaines concurrents ni sur la maintenance des logiciels des sociétés PSF France et PSF Gmbh, qu'aucun Code source n'a été volé, et que le principe est celui de la libre concurrence,
- que les sociétés PSF France et PSF Gmbh ne démontrent pas une identité de clients,
- que les conditions de l'article 873 du Code de procédure civile ne sont pas remplies, qu'il n'existe aucun dommage imminent ni trouble manifestement illicite.
Elle demande à la cour :
- de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré M. Bouakel recevable et bien fondé en son exception d'incompétence et renvoyer à son égard les sociétés PFS France et PFS Gmbh,
Pour le surplus,
- de réformer la décision entreprise,
- de débouter les sociétés PFS France et PFS Gmbh de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions,
- de condamner les sociétés PFS France et PFS Gmbh à lui verser solidairement une somme de 3 000 euros et une somme de 3 000 euros à M. Réda Bouakel,
- de condamner solidairement les sociétés PFS France et PFS Gmbh aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL Carpentier.
Moyens et pretentions des sociétés PFS France et Gmbh :
Par dernières conclusions du 1er octobre 2013, auxquelles il convient de se reporter, les sociétés PFS France et Gmbh font valoir :
- qu'il y a concurrence directe entre Fortia et PFS,
- que des agissements de concurrence déloyale et parasitaire ont été perpétrés par Fortia, tels la désorganisation de l'activité de la société PFS France, l'amalgame créé entre Fortia et PFS France, le démarchage déloyal et le détournement des clients de PFS,
- que les mesures conservatoires prononcées en première instance sont bien fondées.
Elles demandent à la cour :
- de constater que la société Fortia est une concurrente directe des sociétés PFS France et PFS Gmbh,
- de constater que la société Fortia a commis des "agissements déloyaux de concurrence déloyale" constitutifs d'un trouble manifestement illicite au préjudice des sociétés PFS France et PFS Gmbh en détournant les clients ou en leur proposant des prestations liées aux logiciels du groupe PFS, MIG21 et Lawcard,
En conséquence,
- de confirmer l'ordonnance entreprise dans toutes ses dispositions,
- de débouter la société Fortia de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,
- de condamner la société Fortia au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- de condamner la société Fortia au paiement des entiers dépens.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que selon l'article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile, le juge des référés peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;
Considérant que les actes de concurrence déloyale et agissements parasitaires sont constitutifs d'un trouble manifestement illicite ;
Considérant que c'est à tort que la société Fortia soutient ne pas être concurrente de la société PFS France, aux motifs qu'elle n'aurait pas d'activité de commercialisation et de maintenance de logiciel et que son activité se limiterait à des prestations de conseil pour comparer des solutions de conformité ;
Qu'en effet, les statuts de la société Fortia mentionnent, au titre de l'objet social, "Développement de logiciels, commercialisation de logiciels, conseils "'tandis que son extrait "Kbis" indique pour activité : "Développement de logiciels, commercialisation de logiciels, conseils" ; que le Business plan de Fortia présente également, parmi les offres de cette société, celle de "vente de logiciels", "consulting sur solution MIG21", "négociation sous-traitance maintenance PFS" ;
Que dans un courriel du 19 mars 2012, adressé à M. Menegatti de UBS Fund Services (Luxembourg), M. Réda Bouakel indique : "Fortia est un fournisseur de logiciel (..). Nous disposons d'une équipe de consultants très expérimentés ayant travaillé pendant longtemps chez PFS (6 ans) et nous avons une solide maîtrise de MIG21. Nous comptons parmi nos clients Ikano Luxembourg que nous conseillons sur MIG21 et à des fins de conformité à la règlementation" ; que l'appelante ne prouve pas ne pas pouvoir exercer effectivement cette maintenance à défaut des codes source ;
Que ces activités sont directement concurrentes de celles de PFS, les extraits de registres de commerce des intimées indiquant, pour PFS France, une activité de "vente de progiciels informatiques, toutes opérations ou prestations de conseil en informatique, d'intégration, d'adaptation et de mise en œuvre et toutes prestations informatiques", et pour PFS Gmbh, "le commerce de produits de l'information technologique surtout dans l'industrie de la finance, en particulier le développement de software, la vente, la formation, les prestations de conseil s'y rapportant" (...) "également par le biais de la maintenance" ;
Que le démontre encore le contrat cadre du 1er janvier 2012 conclu par PFS France avec La Banque Postale Asset Management, et le cahier des charges y afférent, montrent que la société PFS France offre au client des prestations d'assistance "pour configurer, améliorer et optimiser son environnement logiciel MIG21" ;
Considérant, sur les agissements déloyaux, que les sociétés PFS France et Gmbh reprochent à la société Fortia d'avoir démarché et détourné certains de ses clients, et créé un amalgame entre la société PFS France et elle ;
Qu'il résulte des pièces produites par les intimées qu'en décembre 2011, trois des quatre salariés de la société PFS France. MM. Henry, Rivoire et Petrov, ont démissionné concomitamment, indiquant rejoindre une société AM Fine Software ; qu'ils sont devenus peu après les trois des cinq associés fondateurs de la société Fortia, immatriculée le 24 février 2012, le quatrième associé, détenteur de plus de 50 % du capital social, étant l'épouse de M. Réda Bouakel, et le cinquième une SAS Badajam Software, représentée par M. Michael Priem ;
Que des courriels du mois d'octobre 2011 et du 2 décembre 2011 montrent que dès cette période, les coordonnées de clients de PFS ont été transférées par M. Bouakel et M. Rivoire, alors salarié de PFS devenu associé de Fortia, à M. Priem, à qui M. Bouakel a proposé une participation de 10 % dans Fortia en joignant le business plan et transmis une liste de contacts, parmi lesquels des clients de PFS ;
Qu'au cours du mois de janvier 2012 et mars 2012, les sociétés Ikano et La Banque Postale Asset Management se sont désengagées brutalement de leurs négociations et/ou contrats en cours avec PFS France, tandis que M. Bouakel annonçait le 29 février 2012 aux trois anciens salariés de PFS France et cofondateurs de Fortia, ainsi qu'à M. Priem :'"le deal avec Ikano est fait !" ; que d'autres pièces montrent que Ikano est devenue client de Fortia (ex : pièce 50 intimées), et qu'ont encore été démarchées par M. Bouakel "se présentant comme directeur commercial - pour le compte de Fortia, en février et mars 2012, la Société Générale et UBS Find Luxembourg" (pièce 18 et 51 intimées) ;
Qu'après avoir débauché trois des quatre, soit la quasi-totalité, des salariés de PFS France, ceux-ci ayant de surcroît une expérience de plusieurs années au sein de cette entreprise, sur des logiciels spécifiques, contribuant par là même à la désorganiser, Fortia a non seulement démarché ses clients en profitant de la liste fournie par M. Bouakel, mais encore elle a entretenu une confusion entre la société PFS France et elle-même ;
Qu'un constat d'huissier du 13 avril 2012 montre, en effet, qu'à cette date, le site Internet www.fortia.fr comportait le logiciel MIG21 de PFS ainsi que sa marque et son logo ; que le 11 juin 2012 et encore le 4 octobre 2012, M. Bouakel, qui dans le même temps usait de la qualité de directeur des ventes de Fortia, soit le même poste qu'il occupait chez PFS, continuait de se présenter sur Linkedin et Viadeo, comme directeur commercial de PFS, faisant ainsi bénéficier la société Fortia de la renommée des sociétés intimées et de leurs logiciels ;
Que le courriel précité du 19 mars 2012, dont l'objet même est intitulé "MIG21", dans lequel M. Bouakel, en qualité de directeur commercial de Fortia, immatriculée au registre du commerce et des sociétés un mois seulement auparavant, présentait cette société à un responsable de la société UBS Fund Services comme ayant une solide maîtrise de MIG21, joignait à ce courriel deux profils d'anciens consultants de PFS France dont le préavis venait de prendre fin quelques jours auparavant et se targuait d'avoir pour client Ikano, un client majeur de PFS Gmbh, est particulièrement éloquent à cet égard ;
Considérant que le parasitisme se définit comme l'ensemble des comportements par lesquels un agent économique s'immisce dans le sillage d'autrui afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts, de son savoir-faire et de sa notoriété ;
Que les faits précités constituent manifestement des agissements parasitaires ;
Qu'ainsi, c'est à bon droit que le premier juge a retenu l'existence d'un trouble manifestement illicite ; que les faits mis en évidence par les éléments du débat caractérisent en outre un dommage imminent ;
Considérant, sur les mesures provisoires, que les mesures d'interdiction ordonnées par ce juge sont propres à assurer la cessation de ce trouble manifestement illicite et à prévenir ledit dommage ;
Que ces mesures sont proportionnées, en ce qu'elles ciblent limitativement les clients des sociétés PFS, démarchés ou dont les coordonnées ont été usurpées ;
Que la société Fortia soutient vainement que son activité serait réduite à néant par les mesures prononcées, alors que celles-ci ne concernent que onze sociétés, les intimées faisant observer sans être contredites qu'il existe 572 établissements de crédit et 625 sociétés de gestion de portefeuille bénéficiant à ce jour de l'agrément de l'Autorité des Marchés Financiers en France, et auprès desquelles Fortia ne démontre pas ne pas pouvoir exercer son activité ;
Que pas davantage n'établit la disproportion la chute alléguée par Fortia de son chiffre d'affaires en 2013, alors, d'une part, que l'exactitude des chiffres avancés est douteuse (CA de 343 904, 51 HT euros sur onze mois en 2012 contre 4 200 euros HT en janvier 2013 selon ses conclusions et pièce 23 ; 339 764 euros selon bilan arrêté au 30.06.2013 pièce 29), et que d'autre part, et surtout, selon une lettre de l'expert-comptable de Fortia du 14 janvier 2013, 46, 20 % du chiffre d'affaires de l'appelante au cours de l'année 2012 a été réalisé avec la société Ikano et est, donc, le fruit de ses agissements perpétrés en violation des droits des sociétés PFS ;
Que l'ordonnance entreprise, sera, en conséquence, confirmée en toutes ses dispositions ;
Par ces motifs : Confirme l'ordonnance entreprise, Y ajoutant, Condamne la SAS Fortia Financial Solutions à payer à la SAS Princeton Financial Systems France et à la société de droit allemand Princeton Financial Systems Gmbh la somme globale de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SAS Fortia Financial Solutions aux dépens d'appel.