CE, juge des référés, 27 novembre 2013, n° 373066
CONSEIL D'ÉTAT
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Wienerberger (Sté)
Défendeur :
Autorité de la concurrence
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
SCP Odent, Poulet, SCP Baraduc, Duhamel, SCP Celice, Blancpain, Soltner, SCP Piwnica, Molinie
Vu la requête, enregistrée le 30 octobre 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la société Wienerberger, dont le siège est 8, rue du Canal à Achenheim (67204), représentée par son représentant légal en exercice ; la société requérante demande au juge des référés du Conseil d'Etat : 1°) d'ordonner, sur le fondement de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative, la suspension de l'exécution de la décision n° 13-DCC-101 du 26 juillet 2013 de l'Autorité de la concurrence relative à la prise de contrôle exclusif des actifs "matériaux de structure" de la société Imerys TC par la société Bouyer-Leroux ; 2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
elle soutient que :
- la condition d'urgence est remplie ;
- l'exécution des engagements dont l'Autorité de la concurrence a assorti sa décision porterait une atteinte grave, immédiate et irréversible, d'une part, à l'intérêt public qui s'attache au maintien d'une concurrence effective sur le marché et, d'autre part, à sa situation ;
- l'exécution de la décision produirait des effets difficilement réversibles en cas d'annulation ultérieure de la décision dès lors qu'elle permettrait un échange de savoir-faire entre les parties à la concentration ;
- l'exécution des engagements aurait des conséquences difficilement réversibles dès lors qu'elle permettrait des échanges d'informations sensibles entre concurrents sur un marché oligopolistique ;
- l'exécution des engagements serait de nature à renforcer la position dominante de la nouvelle entité au détriment de ses deux concurrents ;
- l'exécution de la décision contestée serait de nature à entraîner des conséquences difficilement réversibles sur le marché des briques de murs et sur l'emploi ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision litigieuse ;
- elle a été prise au terme d'une procédure irrégulière au regard des dispositions des articles L. 430-6, alinéa 2, L. 463-2, alinéa 2 et L. 463-7, alinéa 3, du Code de commerce dès lors que le collège de l'Autorité de la concurrence a statué sur les nouveaux engagements sans avoir consulté les services de l'instruction et le commissaire du gouvernement qui n'ont pu donner leur avis ;
- elle a été prise au terme d'une procédure irrégulière au regard des dispositions des articles L. 430-7, III, et L. 463-7 du Code de commerce dès lors qu'il ne ressort d'aucune des mentions de la décision contestée que les membres du collège aient été de nouveau réunis après la séance du 4 juillet 2013 ;
- elle a été prise au mépris des droits de la défense et du principe de la contradiction dès lors que la société requérante, nommément visée par les engagements, n'a pas été consultée ;
- la décision litigieuse repose sur une analyse concurrentielle erronée ;
- l'Autorité de la concurrence a commis une erreur de droit dans le maniement des critères de nature à apprécier le risque d'effets anticoncurrentiels coordonnés de l'opération ;
- l'appréciation de l'aptitude des engagements à remédier aux effets anticoncurrentiels de l'opération de concentration par l'Autorité de la concurrence est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation ;
- la décision litigieuse est entachée d'une violation des dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et de l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
Vu la décision dont la suspension de l'exécution est demandée ;
Vu la copie de la requête à fin d'annulation de cette décision ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 12 novembre 2013, présenté pour l'Autorité de la concurrence qui conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
elle soutient que :
- la requête est irrecevable dès lors que la décision dont la suspension de l'exécution est demandée a produit tous ses effets ;
- la condition d'urgence n'est pas remplie ;
- l'exécution de la décision contestée n'est pas de nature à compromettre gravement le maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause ni à porter aux intérêts de la société requérante une atteinte grave et immédiate ;
- l'exécution de la décision contestée n'est pas de nature à entraîner des conséquences irréversibles du fait d'un transfert de savoir-faire ;
- l'exécution des engagements n'est ni de nature à porter une atteinte grave et irréversible à la concurrence, ni de nature à renforcer la position dominante de la nouvelle entité au détriment de ses deux concurrents ;
- l'exécution de la décision n'est pas de nature à entraîner des conséquences irréversibles sur le marché des briques de mur et sur l'emploi ;
- il n'existe aucun doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- elle a été prise au terme d'une procédure régulière ;
- les droits de la défense et le principe du contradictoire n'ont pas été méconnus ;
- le caractère erroné de l'analyse concurrentielle sur laquelle se fonde la décision litigieuse n'est pas établi ;
- l'Autorité n'a pas entaché d'erreurs son appréciation de l'aptitude des engagements à remédier aux effets anticoncurrentiels de l'opération de concentration ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 12 novembre 2013, présenté pour la société Bouyer-Leroux qui conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
elle soutient que :
- la requête est irrecevable dès lors que la décision dont la suspension de l'exécution est demandée, est entièrement exécutée ;
- la condition d'urgence n'est pas remplie ;
- la société requérante n'invoque aucun préjudice personnel susceptible d'établir une atteinte grave et immédiate à sa situation ;
- les atteintes à l'intérêt public qui s'attache au maintien d'une concurrence effective sur le marché des briques de mur dans la région Aquitaine ne sont pas établies ;
- il n'existe aucun doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- elle a été prise au terme d'une procédure régulière ;
- le moyen tiré de la méconnaissance des droits de la défense et du principe du contradictoire n'est pas fondé ;
- l'Autorité de la concurrence n'a pas commis d'erreur de droit dans l'application des critères permettant d'apprécier les risques liés à une position dominante collective ;
- l'Autorité de la concurrence n'a pas entaché d'erreurs son appréciation de l'aptitude des engagements à remédier aux effets anticoncurrentiels de l'opération de concentration ;
- la décision litigieuse n'est pas entachée d'une violation des dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 15 novembre 2013, présenté pour la société Imerys TC qui conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
elle soutient que :
- la condition d'urgence n'est pas remplie dès lors que la requête a été introduite tardivement ;
- la société requérante n'invoque aucun préjudice personnel susceptible d'établir une atteinte grave et immédiate à sa situation ;
- les atteintes à l'intérêt public qui s'attache au maintien d'une concurrence effective sur le marché des briques de mur dans la région Aquitaine ne sont pas établies ;
- la requête est devenue sans objet dès lors que la décision contestée a produit tous ses effets ;
- il n'existe aucun doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- le moyen tiré de la méconnaissance des droits de la défense n'est pas fondé ;
- l'Autorité de la concurrence n'a pas entaché d'erreurs son appréciation de l'aptitude des engagements à remédier aux effets anticoncurrentiels de l'opération de concentration dès lors que les risques de circulation d'informations sensibles entre concurrents sont proportionnés aux buts poursuivis ;
- l'Autorité de la concurrence n'a pas commis d'erreur de droit dans l'application des critères permettant d'apprécier les risques liés à une position dominante collective ;
Vu les observations complémentaires, enregistrées le 18 novembre 2013, présentées pour la société Wienerberger, qui reprend les conclusions de sa requête et demande en outre à ce qu'il soit enjoint à l'Autorité de la concurrence d'enjoindre à la société Bouyer-Leroux de suspendre l'exécution de l'accord-cadre du 25 octobre 2013 conclu avec la société Terreal ; elle soutient que sa requête est recevable et qu'il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée dès lors qu'elle a dénaturé le contenu même des engagements pris par la société notifiante ;
Vu le nouveau mémoire en défense, enregistrée le 19 novembre 2013, présenté pour la société Bouyer-Leroux, qui reprend les conclusions de son précédent mémoire et les mêmes moyens ; elle soutient en outre, d'une part, que les nouvelles conclusions aux fins d'injonction sont irrecevables et, d'autre part, que le moyen tiré d'une dénaturation, par la décision litigieuse, des engagements souscrits par la société Bouyer-Leroux, n'est pas fondé ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
Vu le Code de commerce ;
Vu le Code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la société Wienerberger, d'autre part, l'Autorité de la concurrence ainsi que la société Bouyer-Leroux et la société Imerys TC ;
Vu le procès-verbal de l'audience publique du 20 novembre 2013 à 9 heures 30, au cours de laquelle ont été entendus :
- Me Blancpain, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Wienerberger ;
- les représentants de la société Wienerberger ;
- Me Baraduc, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'Autorité de la concurrence ;
- les représentants de l'Autorité de la concurrence ;
- Me Piwnica, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Bouyer-Leroux ;
- les représentants de la société Bouyer-Leroux ;
- Me Odent, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Imerys TC ;
- les représentants de la société Imerys TC ;
et à l'issue de laquelle le juge des référés a clôturé l'instruction ;
1. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative : "Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision" ; qu'eu égard à leur objet, les pouvoirs ainsi conférés au juge des référés ne peuvent s'exercer que dans la mesure où la décision dont la suspension est demandée n'a pas produit tous ses effets ;
2. Considérant que la société requérante demande la suspension de l'exécution de la décision n° 13-DCC-101 du 26 juillet 2013 par laquelle l'Autorité de la concurrence a autorisé la prise de contrôle exclusif des actifs " matériaux de structure " de la société Imerys TC par la société Bouyer-Leroux sous réserve du respect d'engagements qui, aux termes des paragraphes 218 et suivants de la décision, consistent pour la société Bouyer-Leroux "à proposer (...) à ses concurrents (Terreal et/ou Wienerberger) ou, à défaut, à un grossiste, de leur vendre un volume de 25 000 tonnes par an de briques de mur (...), sans marque commerciale apposée, sur la base du prix de revient départ usine du site de production de Gironde-sur-Dropt" en Aquitaine pour une durée de cinq ans, renouvelable une fois sous le contrôle d'un mandataire indépendant ; qu'elle demande en outre qu'il soit enjoint à l'Autorité de la concurrence d'enjoindre à la société Bouyer-Leroux de suspendre l'exécution de l'accord-cadre du 25 octobre 2013 qu'elle a conclu avec la société Terreal pour mettre en œuvre les engagements que comporte la décision ;
3. Considérant qu'il résulte de l'instruction que la prise de contrôle exclusif des actifs "matériaux de structure" de la société Imerys TC par la société Bouyer-Leroux autorisée par la décision en cause était pleinement réalisée au plus tard à la date du 8 novembre 2013 ; qu'ainsi, au plus tard à cette date, la décision en cause était entièrement exécutée en tant qu'elle autorise la concentration notifiée ; que, dans ces conditions, les conclusions de la société Wienerberger tendant à la suspension de l'exécution de la décision contestée sont devenues sans objet en tant que cette décision autorise l'opération de concentration et qu'il n'y a, dès lors, plus lieu d'y statuer dans cette mesure ; qu'en revanche, il y a lieu de statuer sur les conclusions tendant à la suspension de la décision contestée en tant qu'elle comporte des engagements qui trouveront à s'appliquer pendant les cinq années qui viennent à compter du 1er janvier 2014, sous le contrôle d'un mandataire indépendant ;
4. Considérant que l'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celle-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre ; qu'il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue ; que l'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire ;
5. Considérant que pour justifier de l'urgence à prononcer la suspension demandée, la société Wienerberger fait valoir que la concentration autorisée par la décision contestée est de nature à compromettre de façon difficilement réversible le maintien d'une concurrence effective sur le marché des briques de mur dans la région Aquitaine, que l'exécution des engagements est de nature à entraîner des conséquences graves et difficilement réversibles sur la concurrence et, enfin, que sa situation sur ce marché est gravement fragilisée dès lors qu'en tant que nouvel entrant, il lui sera plus difficile d'y être rentable ; qu'il résulte toutefois de ce qui a été dit au point 3 de la présente ordonnance que la condition d'urgence doit être appréciée seulement au regard des engagements que comporte la décision en cause ;
6. Considérant qu'il résulte tant de l'instruction écrite que des débats lors de l'audience publique que le marché des briques de mur dans la région Aquitaine, qui ne représente que 1,3 % du chiffre d'affaires en France de la société Wienerberger, par ailleurs leader mondial dans ce domaine, se caractérisait, avant même l'opération de concentration en cause, par une situation dans laquelle il n'existait qu'un seul site de production régional, à Gironde-sur-Dropt, exploité par la société Imerys TC qui contrôlait ainsi 50 à 60 % du marché contre 20 à 30 % pour la société Terréal, qui exploitait des sites de production à proximité de la région Aquitaine, le reste du marché se répartissant entre les sociétés Bouyer-Leroux, essentiellement à destination de la construction de maisons individuelles, et Wienerberger, essentiellement à destination de la construction d'immeubles collectifs ; que l'opération de concentration en cause n'apparaît pas par elle-même de nature à porter à la situation de la concurrence sur ce marché une atteinte telle que les engagements que comporte la décision soient, par leur insuffisance ou leur inadéquation, de nature à permettre une atteinte grave et immédiate à la concurrence sur le marché en cause ou à la situation de la requérante au point de justifier que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu'il tient de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative pour ordonner la suspension de leur exécution en tant qu'ils ne comporteraient pas des injonctions plus adaptées à la nécessité de prévenir les effets anticoncurrentiels de l'opération ; qu'ainsi, la condition d'urgence n'étant pas remplie, les conclusions à fins de suspension de l'exécution de la décision contestée en tant qu'elle comporte des engagements doivent être rejetées ainsi que les conclusions à fins d'injonction, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'existence d'un doute sérieux quant à la légalité de la décision en cause en tant qu'elle comporte des engagements ;
7. Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de la société Wienerberger présentées au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ; qu'en revanche il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Wienerberger une somme de 2 000 euros au bénéfice respectivement de l'Autorité de la concurrence, de la société Bouyer-Leroux et de la société Imerys TC, au titre des mêmes dispositions ;
ORDONNE
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête de la société Wienerberger tendant à la suspension de la décision en cause en tant qu'elle autorise la prise de contrôle exclusif des actifs " matériaux et structure " de la société Imerys TC par la société Bouyer-Leroux.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de la société Wienerberger est rejeté.
Article 3 : La société Wienerberger versera à l'Autorité de la concurrence, à la société Bouyer-Leroux et à la société Imerys TC la somme de 2 000 euros chacune au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Wienerberger, à l'Autorité de la concurrence, à la société Bouyer-Leroux et à la société Imerys TC.