ADLC, 20 décembre 2013, n° 13-D-22
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Relative à la situation du groupe Castel au regard du I de l'article L. 430-8 du Code de commerce
Vu la décision n° 12-SO-06 du 10 avril 2012 par laquelle l'Autorité de la concurrence s'est saisie d'office de la situation de l'entreprise Castel Frères SAS au regard du I de l'article L. 430-8 du Code de commerce ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment son article L. 430-8 ; Vu les observations présentées par le groupe Castel et le commissaire du gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe et les représentants du groupe Castel entendus lors de la séance de l'Autorité de la concurrence du 27 novembre 2013 ; Adopte la décision suivante :
I. Contexte
1. Par un protocole de cession des 18 et 20 avril 2011, la société Castel Frères SAS a acquis la totalité du capital des sociétés KBB (et ainsi 99,9 % du capital des filiales de KBB, Sorevi et SNC Beaune Visites en Cave), Sodigap, Patriarche Père et Fils et SCI du Phare (l'"opération").
2. Le 6 mai 2011, la société Castel Frères SAS et les cédants, les membres de la famille Boisseaux et les sociétés Vinipar et Beaunoise de Financement et de Participation, ont signé un protocole de réalisation de cession matérialisant le transfert de la propriété des titres des sociétés cibles et la réalisation effective de l'opération.
3. Dans le cadre de l'instruction relative à la prise de contrôle de Quartier Français Spiritueux par la Cofepp en septembre 2011, l'acquisition de sociétés du groupe Patriarche par le groupe Castel a été signalée par un tiers aux services d'instruction de l'Autorité de la concurrence (ci-après l'Autorité).
4. Par échanges de courriers avec les représentants du groupe Castel courant septembre 2011, les services d'instruction de l'Autorité ont demandé à la société Castel Frères de décrire le périmètre de cette opération et de préciser le chiffre d'affaires des entreprises concernées. Au vu des informations communiquées, les services d'instruction de l'Autorité ont constaté que les seuils du I de l'article L. 430-2 du Code de commerce étaient franchis et que l'opération entrait dans le champ des articles L. 430-1 et L. 430-2 du Code de commerce. Le groupe Castel a été invité à notifier l'opération.
5. Le 12 avril 2012, l'Autorité s'est saisie d'office de cette situation au regard du I de l'article L. 430-8 du Code de commerce. Cette saisine a été enregistrée sous le n° 13-0003 DC.
6. A la suite du dépôt d'un dossier de notification le 7 octobre 2011 par le groupe Castel, qui a été déclaré complet le 9 janvier 2012, cette opération a été autorisée, à l'issue d'un examen approfondi, par la décision n° 12-DCC-92 du 2 juillet 2012.
A. LES ENTREPRISES EN CAUSE
7. La société Copagef SA (ci-après "Copagef"), contrôlée par la famille Castel [Confidentiel], est à la tête du groupe Castel. Le groupe Castel exerce principalement, via ses différentes filiales implantées en France et à l'étranger, une activité de production, d'embouteillage et de commercialisation de différentes catégories de vins tranquilles français et étrangers. Copagef exerce également une activité de distribution de vin au détail au travers notamment de l'enseigne Nicolas (463 points de vente en France) et du réseau Savour Club (8 points de vente en France). Il est en outre actif dans le secteur de la bière et des boissons gazeuses sur le continent africain. Le chiffre d'affaires mondial consolidé de Copagef s'est élevé en 2010 (dernier exercice clos avant l'opération) à [Confidentiel] d'euro, dont [Confidentiel] millions en France. Le chiffre d'affaires mondial consolidé à l'exercice clos le 31 décembre 2012 de Copagef s'est élevé à [Confidentiel] d'euro, dont [Confidentiel] en France.
8. Les entreprises acquises étaient six filiales du groupe Patriarche : KBB et ses trois filiales à 99,9 %, Sorevi, SNC Beaune Visites en Caves et SCI du Phare, ainsi que Sodigap Limited et Patriarche Père et Fils Limited (ci-après, les "sociétés Patriarche" ou "Patriarche"). Seules KBB et ses filiales sont actives en France. Ces sociétés sont principalement actives dans la production et la commercialisation de différentes catégories de vins tranquilles et effervescents. Les sociétés cibles ont réalisé un chiffre d'affaires mondial de [Confidentiel] d'euro en 2010, dont [Confidentiel] en France. A l'exercice clos le 31 décembre 2012, le chiffre d'affaires de ces sociétés s'est élevé à [Confidentiel] d'euro, dont [Confidentiel] en France.
B. L'OPÉRATION EN CAUSE
9. Aux termes d'un protocole de cession en date des 18 et 20 avril 2011, le groupe Castel a acquis la totalité du capital des sociétés KBB (et ainsi 99,9 % du capital des filiales de KBB, Sorevi et SNC Beaune Visites en Cave), Sodigap, Patriarche Père et Fils et SCI du Phare.
10. L'opération a été réalisée le 6 mai 2011, date de l'exécution des contrats et de réalisation effective de l'acquisition.
II. Analyse au regard des articles L. 430-3 et L. 430-8 du Code de commerce
11. Afin de déterminer les textes applicables, il convient au préalable de s'interroger sur la date de réalisation de la concentration (A). Au regard des textes applicables au moment de la réalisation de l'opération en cause, il conviendra ensuite d'examiner si celle-ci était contrôlable et si son absence de notification préalable à l'Autorité constitue un manquement à l'article L. 430-3 du Code de commerce (B). Enfin, si un tel manquement est établi, il s'agira d'identifier la personne à laquelle en incombe la responsabilité (C).
A. SUR LA DATE DE RÉALISATION DE L'OPÉRATION EN CAUSE ET LES TEXTES APPLICABLES
12. Compte tenu de la date de réalisation de l'opération, le texte applicable en l'espèce est l'article L. 430-8 I du Code de commerce dans sa rédaction issue de la loi de modernisation de l'économie du 4 mai 2008 qui dispose que :
"Si une opération de concentration a été réalisée sans être notifiée, l'Autorité de la concurrence enjoint sous astreinte, dans la limite prévue au II de l'article L. 464-2, aux parties de notifier l'opération, à moins de revenir à l'état antérieur à la concentration. La procédure prévue aux articles L. 430-5 à L. 430-7 est alors applicable. En outre, l'Autorité peut infliger aux personnes auxquelles incombait la charge de la notification une sanction pécuniaire dont le montant maximum s'élève, pour les personnes morales, à 5 % de leur chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos, augmenté, le cas échéant, de celui qu'a réalisé en France durant la même période la partie acquise et, pour les personnes physiques, à 1,5 million d'euro".
B. SUR LE CARACTÈRE CONTRÔLABLE DE L'OPÉRATION
1. SUR L'EXISTENCE D'UNE CONCENTRATION ET LES CHIFFRES D'AFFAIRES DES ENTREPRISES CONCERNÉES
13. Les dispositions de l'article L. 430-1 du Code de commerce prévoient que :
"I. - Une opération de concentration est réalisée : 1° Lorsque deux ou plusieurs entreprises antérieurement indépendantes fusionnent ; 2° Lorsqu'une ou plusieurs personnes, détenant déjà le contrôle d'une entreprise au moins ou lorsqu'une ou plusieurs entreprises acquièrent, directement ou indirectement, que ce soit par prise de participation au capital ou achat d'éléments d'actifs, contrat ou tout autre moyen, le contrôle de l'ensemble ou de parties d'une ou plusieurs autres entreprises.
II. - La création d'une entreprise commune accomplissant de manière durable toutes les fonctions d'une entité économique autonome constitue une concentration au sens du présent article.
III. - Aux fins de l'application du présent titre, le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent, seuls ou conjointement et compte tenu des circonstances de fait ou de droit, la possibilité d'exercer une influence déterminante sur l'activité d'une entreprise, et notamment :
- des droits de propriété ou de jouissance sur tout ou partie des biens d'une entreprise ;
- des droits ou des contrats qui confèrent une influence déterminante sur la composition, les délibérations ou les décisions des organes d'une entreprise".
14. Au cas d'espèce, à l'issue du processus d'acquisition, la société Castel Fères SAS détenait, à la date du 6 mai 2011, la totalité du capital des sociétés KBB, Sodigap, Patriarche Père et Fils, SCI du Phare et 99,9 % du capital des sociétés SA Sorevi et SNC Beaune Visites en Caves.
15. Dès lors cette opération constituait bien une concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce.
16. En outre, l'article L. 430-2 du Code de commerce précise :
"I. - Est soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du présent titre toute opération de concentration, au sens de l'article L. 430-1, lorsque sont réunies les trois conditions suivantes :
- le chiffre d'affaires total mondial hors taxes de l'ensemble des entreprises ou groupes de personnes physiques ou morales parties à la concentration est supérieur à 150 millions d'euro ;
- le chiffre d'affaires total hors taxes réalisé en France par deux au moins des entreprises ou groupes de personnes physiques ou morales concernés est supérieur à 50 millions d'euro ;
- l'opération n'entre pas dans le champ d'application du règlement (CE) n° 139-2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises".
17. Au cas d'espèce, les seuils de notification de l'opération en cause doivent être appréciés sur la base des chiffres d'affaires connus à la date de sa réalisation, le 6 mai 2011.
18. Pour l'exercice clos le 31 décembre 2010, les entreprises concernées avaient réalisé ensemble un chiffre d'affaires total sur le plan mondial de plus de 150 millions d'euro (Copagef : [Confidentiel] d'euro ; sociétés Patriarche : [Confidentiel] d'euro). Pour le même exercice, chacune d'entre elles avait réalisé, en France, un chiffre d'affaires supérieur à 50 millions d'euro (Copagef : [Confidentiel] d'euro pour l'exercice clos le 31 décembre 2010 ; sociétés Patriarche : [Confidentiel] d'euro pour le même exercice).
19. Compte tenu de ces chiffres d'affaires, l'opération ne revêtait pas une dimension communautaire. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au point I de l'article L. 430-2 du Code de commerce étaient franchis. Cette opération était donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatifs à la concentration économique.
2. SUR LES JUSTIFICATIONS AVANCÉES POUR L'ABSENCE DE NOTIFICATION
20. S'agissant du caractère contrôlable de l'opération, le groupe Castel a fait valoir que les chiffres d'affaires nets en France (déduction des rabais, remises et ristournes) des sociétés KBB et Sorevi (1) s'élevaient respectivement à [Confidentiel] et [Confidentiel] millions d'euro. En conséquence, selon le groupe Castel, seul le chiffre d'affaires réalisé en France par l'acquéreur excédait le seuil de notification, les deux principales sociétés cibles ayant, chacune, réalisé un chiffre d'affaires net inférieur à 50 millions d'euro au dernier exercice clos précédant l'opération. A titre complémentaire, le groupe Castel a également fait valoir que l'opération conduisait à de faibles incréments de parts de marché, le nouvel ensemble représentant moins de 25 % des différents marchés concernés.
21. Ces arguments ne peuvent être retenus. L'article L. 430-2 I du Code de commerce dispose que la notification d'une concentration à l'Autorité est obligatoire lorsque, notamment, "le chiffre d'affaires total hors taxes réalisé en France par deux au moins des entreprises ou groupes de personnes physiques ou morales concernés est supérieur à 50 millions d'euro". Le V de l'article L. 430-2 énonce que les modalités de calcul de chiffre d'affaires applicables au contrôle national des concentrations sont celles de l'article 5 du règlement européen n° 139-2004. Le paragraphe 4 de l'article 5 du règlement n° 139-2004, auquel le Code de commerce renvoie expressément, précise que ce chiffre d'affaires est déterminé comme suit :
"Le chiffre d'affaires total d'une entreprise concernée au sens du présent règlement résulte de la somme des chiffres d'affaires : a) de l'entreprise concernée ; b) des entreprises dans lesquelles l'entreprise concernée dispose directement ou indirectement : i) soit de plus de la moitié du capital ou du capital d'exploitation ; ii) soit du pouvoir d'exercer plus de la moitié des droits de vote ; iii) soit du pouvoir de désigner plus de la moitié des membres du conseil de surveillance ou d'administration ou des organes représentant légalement l'entreprise ; iv) soit du droit de gérer les affaires de l'entreprise ; (...)"
22. En l'espèce, Sorevi étant une filiale à 99,9 % de KBB, le chiffre d'affaires total à prendre en compte pour déterminer si cette entreprise concernée atteignait les seuils de l'article L. 430-2 du Code de commerce résultait de la somme du chiffre d'affaires de KBB et de celui de Sorevi. Le chiffre d'affaires total de l'ensemble, objet de l'acquisition réalisée en France, s'élevait ainsi à environ [Confidentiel] d'euro, d'après les informations initialement communiquées par le groupe Castel, et excédait 50 millions d'euro pour l'exercice 2010.
23. Le chiffre d'affaires total mondial hors taxes réalisé par le groupe Castel étant de [Confidentiel] d'euro pour la même période, celui de l'ensemble des entreprises parties à la concentration était supérieur à 150 millions d'euro. Enfin, le groupe Castel ayant réalisé en France un chiffre d'affaires de [Confidentiel] d'euro pour l'exercice 2010, deux au moins des entreprises concernées réalisaient en France un chiffre d'affaires supérieur à 50 millions d'euro. Les seuils définis au I de l'article L. 430-2 étaient donc franchis et l'opération était soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatifs à la concentration économique.
24. Par ailleurs, l'argument avancé par le groupe Castel tenant au faible impact de l'opération sur la concurrence compte tenu des parts de marché et de la position des parties sur les différents marchés concernés par l'opération est sans incidence sur l'application des articles L. 430-1 et L. 430-2 du Code de commerce, le caractère contrôlable d'une opération de concentration ne s'appréciant qu'au regard de seuils exprimés en termes de chiffres d'affaires des entreprises.
25. La prise de contrôle des sociétés Patriarche par le groupe Castel n'a pas été notifiée aux services compétents avant sa réalisation le 6 mai 2011. Dès lors, la réalisation de cette opération sans notification préalable à l'Autorité constitue un manquement à l'article L. 430-3 du Code de commerce dont la sanction relève de l'article L. 430-8 du même Code.
C. SUR L'IMPUTABILITÉ DU MANQUEMENT
26. Dans le cas où une opération de concentration est réalisée sans avoir été notifiée préalablement à l'Autorité, l'article L. 430-8 du Code de commerce prévoit que celle-ci "peut infliger aux personnes auxquelles incombait la charge de la notification une sanction pécuniaire (...)". Par ailleurs, le deuxième alinéa de l'article L. 430-3 indique que "l'obligation de notification incombe aux personnes physiques ou morales qui acquièrent le contrôle de tout ou partie d'une entreprise ou, dans le cas d'une fusion ou de la création d'une entreprise commune, à toutes les parties concernées qui doivent alors notifier conjointement".
27. L'article L. 430-1 du Code de commerce, qui définit la notion de contrôle, précise notamment qu'"une opération de concentration est réalisée (...) lorsqu'une ou plusieurs personnes, détenant déjà le contrôle d'une entreprise au moins ou lorsqu'une ou plusieurs entreprises acquièrent, directement ou indirectement, que ce soit par prise de participation ou achat d'éléments d'actifs, contrat ou tout autre moyen, le contrôle de l'ensemble ou de parties d'une ou plusieurs autres entreprises" et que "aux fins de l'application du présent titre, le contrôle découle des droits, contrats ou autres moyens qui confèrent, seuls ou conjointement, et compte tenu des circonstances de fait ou de droit, la possibilité d'exercer une influence déterminante sur l'activité de l'entreprise".
28. Il résulte de ces dispositions que le défaut de notification d'une opération de concentration doit être imputé à la personne physique ou morale sur laquelle pesait l'obligation de notification, c'est-à-dire à celle acquérant de façon ultime le contrôle de la cible, et non à la seule personne juridiquement signataire de l'accord d'acquisition, dans la mesure où cette personne dispose, "directement ou indirectement", de la "possibilité d'exercer une influence déterminante sur l'activité" de la cible. Le Conseil d'Etat a ainsi jugé que le manquement à l'obligation de notification était imputable à la société mère à 100 % du cessionnaire des actions de la société cible, dans la mesure où elle "doit être regardée comme ayant acquis, à l'issue de l'opération, une influence déterminante sur l'activité de l'entreprise cible" (décision du Conseil d'Etat du 24 juin 2013, société Etablissements Fr. Colruyt, §10).
29. En l'espèce, les cibles ont été acquises par la société Castel Frères SAS, filiale indirecte à 100 % de la société Copagef SA (2). En conséquence, il y a lieu d'imputer la réalisation de l'opération sans notification préalable à cette réalisation à la société Copagef SA.
III. Détermination du montant de la sanction
30. L'article L. 430-8 du Code de commerce prévoit que l'Autorité "peut infliger aux personnes auxquelles incombait la charge de la notification une sanction pécuniaire dont le montant maximum s'élève, pour les personnes morales, à 5 % de leur chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos, augmenté, le cas échéant, de celui qu'a réalisé en France durant la même période la partie acquise et, pour les personnes physiques, à 1,5 million d'euro".
31. Le chiffre d'affaires consolidé de Copagef réalisé en France s'est élevé à l'exercice clos le 31 décembre 2012 à [Confidentiel] d'euro. Ce chiffre d'affaires inclut celui des sociétés acquises par l'opération. Le montant maximum de la sanction s'élèvera donc, au cas d'espèce, à 5 % du chiffre d'affaires de Copagef, soit un plafond de [Confidentiel] d'euro.
32. Conformément au principe de la proportionnalité des peines et à celui de l'individualisation des sanctions, il sera tenu compte, pour déterminer en l'espèce le montant de la sanction, tant de la gravité des faits eu égard aux circonstances de l'espèce (A) que de la situation individuelle de l'entreprise en cause (B).
A. SUR LA GRAVITÉ DU MANQUEMENT
33. A titre liminaire, il convient de préciser qu'un manquement à l'obligation de notification d'une opération de concentration constitue, en tant que tel et quelle que soit l'importance des effets anticoncurrentiels de cette opération sur le ou les marchés pertinents concernés, un manquement grave, dès lors qu'il fait obstacle au contrôle des opérations de concentration qui incombe à l'Autorité de la concurrence (décision du Conseil d'Etat du 24 juin 2013, société Etablissements Fr. Colruyt, §11). La caractérisation du manquement sanctionné par le I de l'article L. 430-8 du Code de commerce ne nécessite donc pas la démonstration d'une atteinte à la concurrence qui pourrait être provoquée par la concentration non notifiée. Si cette infraction est, dès lors, grave par nature, l'appréciation de l'Autorité n'en tient pas moins compte des circonstances concrètes du cas d'espèce, qu'elles soient aggravantes ou atténuantes, et notamment du caractère plus ou moins évident de la contrôlabilité de l'opération, de la taille de l'entreprise et des moyens, notamment juridiques, dont celle-ci pouvait disposer, ou de l'éventuelle volonté de ses responsables de contourner l'obligation légale de notification, en particulier lorsque l'opération était susceptible de porter une atteinte substantielle à la concurrence.
34. Au cas d'espèce, il convient de tenir compte de plusieurs circonstances de nature à conférer au manquement une gravité particulière.
35. En premier lieu, l'évaluation du caractère contrôlable de l'opération au titre du contrôle national des concentrations était tout à fait évidente : elle ne soulevait aucune difficulté d'analyse juridique. En effet, l'opération consistait dans l'acquisition de la totalité du capital des sociétés KBB, Sodigap, Patriarche Père et Fils, SCI du Phare et de 99,9 % du capital des sociétés SA Sorevi et SNC Beaune Visites en Caves auprès des mêmes cédants, dans le cadre d'une opération de concentration unique, ces sociétés réalisant un chiffre d'affaires de [Confidentiel] d'euro, soit nettement supérieur au seuil de 50 millions d'euro prévu par l'article L. 430-2 du Code de commerce.
36. En deuxième lieu, la gravité du manquement reproché doit être d'autant plus relevée que le protocole de cession des 18 et 20 avril 2011 entre les propriétaires de Patriarche et Castel prévoyait, à son article 9, que la cession était subordonnée "à la réalisation des conditions suspensives ci-après : - obtention tacite ou expresse de toutes les autorisations requises en matière de contrôle des concentrations par les autorités nationales et/ou supranationales".
37. Or il ressort des éléments au dossier que la méconnaissance, par le groupe Castel, de ses obligations résulte de sa volonté de réaliser rapidement l'opération. Les représentants du groupe Castel ont en effet expliqué, lors de leur audition par le rapporteur, que "[le 22 mars 2011] les cédants ont été d'accord pour réaliser l'opération et compte tenu de leurs tergiversations antérieures, on a décidé de finaliser le plus rapidement possible : on a signé le protocole les 18 et 20 avril et pour ne pas laisser échapper l'affaire, l'opération a été réalisée dans la foulée. (...) Même si nous avions un engagement des cédants dans le protocole d'accord, nous avons voulu terminer vite car il y avait eu des chauds et des froids et nous n'étions pas certains que les vendeurs n'allaient pas changer d'avis". Interrogés sur la question de savoir comment le groupe Castel avait vérifié que la clause suspensive était remplie, ses représentants ont alors expliqué que "personne n'a vérifié que cette clause était remplie".
38. Cette explication est toutefois contredite par les termes du protocole de réalisation de cession du 6 mai 2011, qui rappellent les conditions suspensives du protocole de cession et précisent expressément que "le cessionnaire [i.e., Castel Frères SAS] déclare par les présentes renoncer expressément et de son seul chef à obtenir toute autorisation requise en matière de contrôle des concentrations par les autorités nationales et-ou supranationales" (3). Les représentants du groupe Castel ont admis en séance avoir réalisé la concentration sans ignorer l'existence de cette condition suspensive, mais en supposant au contraire, sur la base d'une interprétation incorrecte des textes applicables, que l'opération n'était pas contrôlable. Par conséquent, l'infraction reprochée au groupe Castel est d'autant moins justifiable qu'elle s'explique par une démarche dont l'unique objectif était la réalisation rapide de la concentration, le groupe Castel s'exonérant consciemment de la vérification du caractère contrôlable de l'opération alors même que cette obligation lui était rappelée à plusieurs reprises dans le processus d'acquisition et qu'il avait la possibilité d'effectuer cette vérification.
39. En troisième lieu, il convient de relever que la société Copagef est à la tête d'un groupe important qui générait, au dernier exercice clos avant la réalisation de l'opération concernée, un chiffre d'affaires total annuel de [Confidentiel] d'euro. Compte tenu de la taille du groupe, l'entreprise en cause disposait des moyens lui permettant de recourir à un conseil juridique adéquat. Le comportement du groupe Castel est d'autant moins excusable à ce titre que celui-ci avait une expérience récente du contrôle des concentrations, puisqu'en février 2011 il avait notifié auprès de la Commission européenne la prise de contrôle exclusif de domaines viticoles situés dans la région bordelaise et du distributeur de vins le Savour Club, ainsi que la prise de contrôle conjointe de la société Grands Millésimes de France (4). Cette opération a été contrôlée et autorisée par la Commission le 31 mars 2011, concomitamment au processus par lequel le groupe Castel a pris le contrôle des sociétés du groupe Patriarche. Le groupe Castel était donc parfaitement informé de l'existence de règles relatives au contrôle des concentrations et était assisté de conseils spécialisés dans le cadre de l'opération relative à Savour Club et Grands Millésimes de France.
40. En sens contraire, à la décharge de l'entreprise, il convient de relever qu'une fois l'opération notifiée à l'Autorité de la concurrence, le groupe Castel a coopéré à la procédure de contrôle de la concentration. Par ailleurs, même s'il est établi que le groupe Castel s'est volontairement exonéré de l'obligation de notifier l'opération, aucun élément du dossier ne permet de suggérer que le groupe Castel aurait cherché délibérément à contourner le contrôle des concentrations au regard des risques concurrentiels anticipés de l'opération.
41. Le groupe Castel soutient en outre que deux circonstances supplémentaires devraient atténuer le montant de l'amende.
42. En premier lieu, il se prévaut de sa coopération à la procédure mise en œuvre sur le fondement de l'article L. 430-8 I du Code de commerce. Le groupe Castel prétend avoir régularisé sa situation en notifiant l'opération à la première demande de l'Autorité et fait valoir qu'il a reconnu l'infraction et répondu avec diligence aux demandes d'information et d'auditions des services d'instruction.
43. Il convient toutefois de rappeler que le manquement constaté n'a fait l'objet d'aucune dénonciation spontanée de la part du groupe Castel. Celui-ci n'est pas même venu consulter spontanément l'Autorité sur la contrôlabilité de l'opération, laquelle, au contraire, a été mise à jour par les services d'instruction de l'Autorité.
44. De plus, le groupe Castel n'a pas régularisé sa situation dès la première demande des services d'instruction, puisqu'il a initialement opposé à ces derniers, par lettre du 13 septembre 2011, le caractère prétendument non contrôlable de l'opération, contraignant le service des concentrations de l'Autorité à demander à nouveau, le 20 septembre 2011, la notification de l'opération. Dans ce contexte, la seule circonstance que le groupe Castel ait reconnu l'infraction, reconnaissance qui, au demeurant, est intervenue à la fin de l'instruction, en réponse au rapport qui lui était notifié, ne peut suffire à justifier une atténuation du montant de l'amende au titre de la coopération de l'entreprise à la procédure.
45. En second lieu, le groupe Castel fait valoir que l'Autorité a constaté, dans sa décision n° 12-DCC-92, que la concentration n'avait pas entraîné d'effets anticoncurrentiels. La prise en compte des effets anticoncurrentiels de l'opération n'a toutefois été retenue par la pratique décisionnelle qu'au titre d'une circonstance aggravante, renforçant la gravité de l'infraction (5). Le Conseil d'Etat a d'ailleurs jugé "qu'un manquement à l'obligation de notification d'une opération de concentration constitue, en tant que tel et quelle que soit l'importance des effets anticoncurrentiels de cette opération sur le ou les marchés pertinents concernés, un manquement grave, dès lors qu'il fait obstacle au contrôle des opérations de concentration qui incombe à l'Autorité de la concurrence" (décision du Conseil d'Etat du 24 juin 2013, Sté Etablissements Fr. Colruyt, §11). Aussi, si l'Autorité est fondée à tenir compte du fait que l'opération n'entraîne pas d'atteinte à la concurrence pour déterminer le montant de l'amende, au sens où le constat d'une telle atteinte aggraverait l'infraction poursuivie, le fait que la concentration n'ait pas porté atteinte à la concurrence n'est pas de nature, en soi, à atténuer la gravité de l'infraction.
B. SUR LA SITUATION DE LA PERSONNE MORALE SANCTIONNÉE
46. Compte tenu de l'imputation du manquement poursuivi à la société Copagef, tête du groupe Castel, il convient d'apprécier la situation de l'entreprise en cause et sa capacité contributive au regard de l'ensemble du groupe.
47. Les comptes consolidés de la société Copagef montrent que le groupe Castel a réalisé, en 2012, un chiffre d'affaires de [Confidentiel] d'euro, en progression constante et significative depuis 2009. Il s'agit d'un groupe important et diversifié, actif dans la production et la distribution de vins et de bières, en France et à l'étranger, ainsi que dans la distribution de détail à travers les enseignes Nicolas et Savour Club.
48. Le groupe a d'ailleurs étendu ses activités par une croissance externe soutenue ces dernières années. Il se présente lui-même comme une "une référence mondiale dans le domaine de la boisson". Comme le souligne le président du groupe sur le site internet de Castel, "en acquérant des sociétés, comme dernièrement dans le vin avec Barton & Guestier, Barrière Frères ou encore Patriarche, nous tenons à associer leur héritage exceptionnel à nos compétences et notre vitalité pour le meilleur rayonnement de nos activités à travers le monde" (6)
49. En 2012, le groupe présente un résultat net consolidé de [Confidentiel] d'euro dont [Confidentiel] d'euro de résultat part du groupe, soit un bénéfice équivalent à [Confidentiel]% du chiffre d'affaires. Ce bénéfice est en croissance de [Confidentiel]% par rapport à 2010. Le groupe Castel est au demeurant peu endetté et présente, au bilan, une trésorerie nette importante, de l'ordre de [Confidentiel] d'euro pour l'exercice 2012, dont [Confidentiel] de valeurs mobilières de placement. Les flux de trésorerie générés par l'activité sont croissants depuis 2009, ce qui signifie que son activité est pérenne et en progression. A la fin 2012, ils compensent les flux de trésorerie liés aux opérations d'investissement et de financement. Sa situation économique est donc saine, son activité lui permettant de générer des profits significatifs.
C. SUR LE MONTANT DE LA SANCTION
50. Il ressort de ce qui précède que la gravité, par nature, du défaut de notification, en tant qu'elle fait obstacle au contrôle des concentrations, est accentuée en l'espèce par plusieurs facteurs tenant à l'absence de toute difficulté pour l'analyse du caractère contrôlable de l'opération, la méconnaissance volontaire par le groupe Castel de ses obligations en vue de réaliser rapidement l'opération et le fait que ce dernier constitue un groupe important, n'ignorant pas l'existence des règles relatives au contrôle des concentrations, et doté de moyens lui permettant de recourir à un conseil juridique adéquat.
51. Par ailleurs, l'Autorité tient compte, pour déterminer le montant de l'amende, de la nécessité de conférer à la sanction un caractère dissuasif. Le manquement sanctionné par l'article L. 430-8 I du Code de commerce fait désormais l'objet d'une pratique décisionnelle bien établie au niveau national. En outre, le caractère dissuasif de l'amende doit être adapté à la situation particulière de l'entreprise en cause et des comportements constatés. En l'espèce, les faits constatés dans la présente décision dénotent l'adoption d'un comportement volontaire par lequel le groupe Castel a formellement décidé de renoncer à vérifier son obligation de notification.
52. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de sanctionner la société Copagef SA à hauteur de 4 millions d'euro.
Notes :
1 Parmi les autres sociétés cibles, SNC Beaune Visites en Cave a réalisé en 2010 un chiffre d'affaires de [Confidentiel] euro et la SCI du Phare est une société civile immobilière sans chiffre d'affaires. Les deux autres sociétés acquises ne sont pas actives en France.
2 Copagef SA contrôle Castel Frères SAS par l'intermédiaire de la société SIA Négoce, dont Copagef détient 100 % du capital.
3 Protocole de réalisation de cession du 6 mai 2011, article 2.
4 Décision de la Commission européenne du 31 mars 2011, n° COMP-M.6149, Suntory-Castel-GMdF-Savour Club-Maaf Subsidiaries.
5 Arrêté du ministre de l'économie du 28 janvier 2008, SNCF, p. 7.
6 Voir http:--www.groupe-castel.com-groupe- (au 4 décembre 2012).