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Décisions

CE, 1re et 6e sous-sect. réunies, 30 décembre 2013, n° 357115

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Beaudout Père et Fils (Sté)

Défendeur :

Confédération Française des Travailleurs Chrétiens

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Rapporteur :

M. Trouilly

Rapporteur public :

M. Lallet

Avocats :

Me Le Prado, SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray

CE n° 357115

30 décembre 2013

LE CONSEIL : - Vu la requête, enregistrée le 24 février 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par la société Beaudout Père et Fils, dont le siège est à La Treille à Saint-Front de Pradoux (24400) ; la société requérante demande au Conseil d'Etat : 1 °) d'annuler pour excès de pouvoir le dernier alinéa de l'article 6 de l'arrêté du ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé du 23 décembre 2011 portant extension d'accords et d'avenants examinés en sous-commission des conventions et accords du 9 décembre 2011, qui étend l'avenant n° 100 du 27 mai 2011 à la convention collective nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie (entreprises artisanales), relatif à la désignation des organismes assureurs ; 2°) le cas échéant, de surseoir à statuer et de renvoyer à titre préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne toute question relative à la conformité de l'arrêté attaqué au droit de l'Union européenne ; 3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la Constitution ; Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 267 ; Vu le Code de commerce ; Vu le Code de la sécurité sociale ; Vu le Code du travail ; Vu le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 ; Vu la décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013 du Conseil constitutionnel ; Vu le Code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de M. Pascal Trouilly, Maître des Requêtes, - les conclusions de M. Alexandre Lallet, rapporteur public ; La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray, avocat de la Fédération nationale de l'agro-alimentaire - CFE-CGC et autres et à Me Le Prado, avocat de la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie-française ;

1. Considérant qu'en vertu de l'article L. 911-1 du Code de la sécurité sociale, les "garanties collectives dont bénéficient les salariés", qui ont notamment pour objet, aux termes de l'article L. 911-2 du même Code, de prévoir "la couverture (...) des risques portant atteinte à l'intégrité physique de la personne ou liés à la maternité" en complément de celles qui résultent de l'organisation de la sécurité sociale, peuvent notamment être déterminées par voie de conventions ou d'accords collectifs ; qu'en vertu de l'article L. 911-3 du même Code, ces accords peuvent être étendus dans les conditions prévues par le Code du travail, sous réserve des dispositions spécifiques applicables lorsqu'ils ont pour objet exclusif la détermination de telles garanties collectives ; que la légalité d'un arrêté ministériel prononçant l'extension d'un accord collectif relatif à un régime de prévoyance complémentaire des salariés ou d'un avenant à celui-ci est nécessairement subordonnée à la validité de la convention ou de l'avenant en cause ;

2. Considérant que, par l'arrêté attaqué du 23 décembre 2011, le ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé a étendu l'avenant n° 100 du 27 mai 2011 à la convention collective nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie (entreprises artisanales) ; que par son article 6, cet avenant désigne, pour une nouvelle période de cinq ans, l'institution de prévoyance AG2R Prévoyance en tant qu'unique organisme gestionnaire du régime de remboursement complémentaire des frais de soins de santé institué, au profit des salariés de cette branche, par l'avenant n° 83 à cette même convention conclu le 24 avril 2006, sur la base d'une mutualisation des risques couverts et de l'adhésion obligatoire des employeurs ;

3. Considérant, en premier lieu, qu'il résulte des dispositions du décret du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du Gouvernement que le directeur général du travail, dont le décret de nomination a été publié au Journal officiel de la République française le 26 août 2006, avait du fait de cette nomination compétence pour signer l'arrêté attaqué au nom du ministre ;

4. Considérant, en deuxième lieu, que, par sa décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale , qui permet qu'un accord collectif, sous réserve du réexamen au moins tous les cinq ans des modalités d'organisation de la mutualisation des risques selon des conditions et une périodicité fixées par cet accord, prévoie une mutualisation des risques dont il organise la couverture auprès d'un ou plusieurs organismes tels qu'une institution de prévoyance, auxquels adhèrent alors obligatoirement les entreprises relevant du champ d'application de l'accord, y compris si elles ont déjà adhéré à un contrat ou souscrit un contrat auprès d'un organisme différent pour garantir les mêmes risques à un niveau équivalent ; qu'il a cependant décidé que la déclaration d'inconstitutionnalité de cet article ne prendrait effet qu'à compter de la publication de sa décision, intervenue le 16 juin 2013, et ne serait pas applicable aux contrats en cours ; que la légalité d'un acte s'appréciant à la date de son édiction, la société requérante ne saurait utilement soutenir que l'arrêté qu'elle attaque devrait être annulé en raison de l'inconstitutionnalité dont sont entachées les dispositions de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale ; que l'avenant se bornant, sur ce point, à faire usage de la possibilité prévue par le législateur, le moyen tiré de ce que l'arrêté, en tant qu'il étend un avenant désignant un organisme auquel les entreprises de la branche sont tenues d'adhérer, serait lui-même contraire à la Constitution, ne peut qu'être également écarté ;

5. Considérant, en troisième lieu, que les stipulations de l'article 9 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui imposent à l'Union, dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, de prendre en compte les exigences liées à la garantie d'une protection sociale adéquate, ne créent pas d'obligation à la charge des Etats membres ; que, par suite, elles ne peuvent être utilement invoquées à l'encontre de l'arrêté attaqué ;

6. Considérant, en quatrième lieu, qu'aux termes de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : "Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. (...)" ; qu'aux termes du 1. de l'article 106 du même traité : "Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 18 et 101 à 109 inclus" ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 420-2 du Code de commerce : "Est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées" ;

7. Considérant, d'une part, qu'AG2R Prévoyance, bien que n'ayant pas de but lucratif et agissant sur le fondement du principe de solidarité, a été librement choisie, à la suite d'une négociation portant notamment sur les modalités de son engagement, parmi les institutions de prévoyance, mutuelles et entreprises d'assurance susceptibles d'être désignées pour assurer la gestion du régime complémentaire en litige et doit ainsi être regardée comme une entreprise exerçant une activité économique, choisie par les partenaires sociaux parmi d'autres entreprises avec lesquelles elle est en concurrence sur le marché des services de prévoyance qu'elle propose ; que, toutefois, si la société requérante fait valoir que cette désignation n'a pas été contrôlée par l'Etat et que le fonctionnement du régime ferait l'objet d'un contrôle limité de la part de celui-ci, il n'en résulte pas, alors que les prestations et les cotisations du régime sont fixées par avenant à la convention collective et qu'il n'est pas même soutenu que les prestations fournies ne correspondraient pas aux besoins des entreprises concernées, qu'AG2R Prévoyance serait amenée, par le simple exercice des droits exclusifs qui lui ont été conférés, à exploiter une position dominante de façon abusive ; que la circonstance, à la supposer établie, que les partenaires sociaux n'auraient pas exercé au cours de la période antérieure à la reconduction d'AG2R un contrôle suffisant sur la gestion du régime est sans incidence sur la validité de l'avenant litigieux au regard des articles 102 et 106 du traité et, par suite, sur la légalité de l'arrêté attaqué ; que, par ailleurs, il ne résulte pas de ces mêmes circonstances que l'arrêté attaqué mettrait, par lui-même, AG2R en situation d'abuser d'une position dominante sur le marché de la protection complémentaire en matière de santé dans le secteur de la boulangerie artisanale, en méconnaissance des dispositions précitées de l'article L. 420-2 du Code de commerce ;

8. Considérant, d'autre part, que si la société requérante soutient que le choix d'AG2R Prévoyance n'a pas été précédé d'une procédure de mise en concurrence, alors que d'autres organismes étaient susceptibles d'offrir les mêmes garanties et qu'il existait déjà des liens entre l'institution de prévoyance et certains acteurs de la branche, il résulte clairement des stipulations des articles 102 et 106 du traité qu'elles n'imposent pas de modalité particulière d'attribution de droits exclusifs ;

9. Considérant, toutefois, que la société requérante soutient également que la désignation d'AG2R en tant qu'unique organisme gestionnaire du régime a été effectuée en méconnaissance de l'obligation de transparence, qui découle du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne ; qu'en particulier, par son arrêt du 3 juin 2010 rendu dans l'affaire C-203-8, la Cour a qualifié l'obligation de transparence de condition préalable obligatoire du droit d'un Etat membre d'attribuer à un opérateur le droit exclusif d'exercer une activité économique, quel que soit le mode de sélection de cet opérateur ; que la réponse au moyen soulevé dépend de la question de savoir si le respect de cette obligation de transparence est une condition préalable obligatoire à l'extension, par un Etat membre, à l'ensemble des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés ; que cette question est déterminante pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat ; qu'elle présente une difficulté sérieuse ; qu'il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête de la société Beaudout Père et fils ;

DECIDE

Article 1er : Il est sursis à statuer sur la requête présentée par la société Beaudout Père et Fils, jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question suivante : le respect de l'obligation de transparence qui découle de l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne est-il une condition préalable obligatoire à l'extension, par un Etat membre, à l'ensemble des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Beaudout Père et Fils, au ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, à la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française, à la Fédération générale agroalimentaire CFDT et au président de la Cour de justice de l'Union européenne. Les autres défendeurs représentés devant le Conseil d'Etat par la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, Coudray, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, seront informés de la présente décision par celle-ci. Copie en sera adressée au Premier ministre.