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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 31 janvier 2014, n° 12-16336

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Deltour (ès qual.), Moules Verrerie Mécanique Précision (Sté)

Défendeur :

O-I Manufacturing France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacomet

Conseillers :

Mmes Prigent, Luc

Avocats :

Mes Eslami Nodouchan, Gassert, Gauclère, Andres

T. com. Lille, du 15 févr. 2012

15 février 2012

Vu le jugement rendu le 15 février 2012 par le Tribunal de commerce de Lille qui a :

- débouté la société O-I Manufacturing France de ses fins de non-recevoir,

- dit que l'action de Me Deltour, ès qualités de liquidateur de la société MVMP, à l'encontre de la société O-I Manufacturing France est recevable et partiellement fondée,

- constaté que la société O-I Manufacturing France a brutalement rompu ses relations commerciales établies avec la société MVMP,

- condamné la société O-I Manufacturing France à payer à Me Deltour, ès qualités, la somme de 228 642 euro et celle de 5 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté Me Deltour, ès qualités, de sa demande d'indemnisation du coût de la procédure de liquidation de la société MVMP,

- débouté la société O-I Manufacturing France de toutes ses demandes,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,

- condamné la société O-I Manufacturing France aux dépens ;

Vu l'appel relevé par la Me Deltour, ès qualités de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société MVMP, et ses dernières conclusions signifiées le 4 février 2013 par lesquelles il demande à la cour, au visa des articles L. 442-6 I 5°, L. 420-2, R. 663-29 et R. 663-30 du Code de commerce ainsi que des articles 554, 564 et 565 du Code de procédure civile, de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a reconnu la responsabilité de la société O-I Manufacturing France pour rupture brutale des relations commerciales, engageant de ce fait sa responsabilité,

- constater, au vu des documents produits en appel, que cette rupture brutale a entraîné la liquidation judiciaire de la société MVMP,

- dire qu'un préavis de 24 mois aurait dû être respecté et que la marge brute ne doit pas être corrigée des frais de personnel,

- en conséquence, condamner la société O-I Manufacturing à lui payer :

la somme de 1 283 066 euro correspondant à l'indemnité de rupture brutale des relations commerciales,

la somme de 450 600,54 euro au titre du coût de la procédure de liquidation judiciaire,

la somme de 10 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- la condamner aux entiers dépens ;

Vu les dernières conclusions signifiées le 4 février 2013 par la société O-I Manufacturing France qui demande à la cour :

- au visa des articles 480 du Code de procédure civile, 1351 et 122 et suivants du Code civil, de constater l'autorité de la chose jugée et, en conséquence, débouter Me Deltour, ès qualités, de toutes ses demandes,

- subsidiairement, au visa des articles L. 442-6-I-5° et L. 420 du Code de commerce, de :

constater que la société MVMP était informée de la fermeture de l'usine de Reims et qu'elle n'a pas anticipé cette situation,

dire n'y avoir lieu à caractérisation d'une rupture brutale des relations commerciales et débouter Me Deltour, ès qualités, de l'intégralité de ses demandes,

constater que les demandes présentées ne sont pas justifiées dans leur montant au regard de la jurisprudence, ni fondées en fait et qu'il n'est pas démontré l'existence d'un préjudice dont le montant serait justifié objectivement,

- en conséquence, débouter Me Deltour, ès qualités, de toutes ses demandes,

- le condamner aux entiers dépens à lui payer la somme de 10 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

SUR CE LA COUR

Considérant que la société Moules verrerie mécanique précision, dite MVMP, a été constituée le 1er octobre 1996 avec pour objet notamment l'étude, la réalisation et la vente de moules de verrerie, son site d'exploitation se trouvant à Reims ; qu'elle a entretenu des relations commerciales avec la société VMC, filiale de la société BSN Glasspack services, qui exploitait une activité de fabrication de verre à Reims ; que, dans ce cadre, elle assurait la réparation des moules ainsi qu'une activité de mécanique liée à la verrerie ; qu'un contrat à durée indéterminée a été conclu entre les sociétés MVMP et VMC en juillet 2001, modifié par avenant du 25 octobre 2005, portant sur l'activité de révision des moules ;

Considérant que le 12 octobre 2009, la société MVMP et deux autres sociétés qui avaient procédé à son rachat ont assigné la société BSN Glasspack devant le Tribunal de commerce de Reims en paiement de dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1134 du Code civil ainsi que des articles L. 442-6-I 5° et L. 420-2 du Code de commerce ; que par jugement du 10 novembre 2009, le tribunal a fait droit à la demande d'indemnisation après avoir rejeté l'exception d'incompétence et la fin de non-recevoir soulevées par la défenderesse ; que la société BSN Glasspack services a relevé appel ;

que la société O-I Manufacturing France est intervenue devant la cour comme venant aux droits de l'appelante ; que la société MVMP a été déclarée en liquidation judiciaire et que, avec son mandataire judiciaire Me Deltour, elle a demandé l'indemnisation de son préjudice pour brusque rupture des relations à l'encontre de la société O-I Manufacturing France ; que la Cour d'appel de Reims, par arrêt du 13 juillet 2010, retenant que la société VMC avait été absorbée avec effet rétroactif au 1er janvier 2006 par la société O-I Manufacturing France, a infirmé le jugement et statuant à nouveau déclaré la société MVMP représentée par son mandataire à la liquidation judiciaire, irrecevable en son action formée contre la société BSN Glasspack services, aux droits de laquelle vient désormais la société O-I Manufacturing France et a déclaré Me Deltour, ès qualités, irrecevable en ses demandes formées en cause d'appel à l'encontre de la société O-I Manufacturing France ;

Considérant que c'est dans ces circonstances que le 12 octobre 2010, Me Deltour, ès qualités de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société MVMP, a assigné la société O-I Manufacturing services devant le Tribunal de commerce de Lille qui, par le jugement déféré, a déclaré son action recevable, constaté la rupture brutale des relations commerciales et alloué la somme de 228 642 euro, à titre de dommages-intérêts, rejetant le surplus des demandes de Me Deltour, ès qualités ;

Considérant que la société O-I Manufacturing France, intimée, pour conclure au rejet de toutes les demandes à son encontre, prétend que celles-ci se heurtent à l'autorité de chose jugée attachée à l'arrêt rendu le 13 juillet 2010 par la Cour d'appel de Reims ; qu'elle fait valoir que des demandes identiques par leur objet et leur cause ont été formées contre elle devant cette cour qui, en application des dispositions de l'article 547 du Code de procédure civile, a débouté Me Deltour, ès qualités, de l'intégralité de ses demandes ;

Mais considérant que la Cour d'appel de Reims s'est bornée à déclarer irrecevables les demandes formées en cause d'appel contre la société O-I Manufacturing France, au motif qu'est irrecevable une demande présentée en appel contre une personne qui n'a pas été partie ni représentée en première instance ; qu'elle ne s'est pas prononcée sur le fond du litige ; que le moyen de l'intimée, tiré de l'autorité de chose jugée, doit donc être rejeté ;

Considérant, sur la rupture des relations commerciales, que la société O-I Manufacturing France expose que la société MVMP n'a pas été surprise par la fermeture programmée de l'usine de la société VMC à Reims ; qu'elle allègue que les salariés de MVMP travaillaient sur le site de VMC et que la fermeture programmée en septembre 2009 s'est accompagnée de mouvements sociaux, de débats politiques et d'une information loyale faite à l'ensemble du public et des fournisseurs ainsi que de divers articles de journaux ; qu'elle soutient que l'écrit prévu par l'article L. 442-6-I 5° n'est exigé qu'à titre de preuve et non de validité et qu'une rupture n'est pas abusive dans la mesure où elle a été clairement annoncée et où elle est parfaitement connue du cocontractant ; qu'elle précise que la société MVMP a été informée, dès le premier trimestre 2009, de la cessation de ses prestations à intervenir ; qu'elle en veut pour preuve les tracts du syndicat de la société MVMP de mai 2009 et la présence des dirigeants de cette société au comité central d'entreprise de la société O-I Manufacturing France en mai 2009 ; qu'elle en déduit que la société MVMP a bénéficié d'un préavis d'au moins six mois qu'elle aurait pu mettre à profit pour réorganiser son outil industriel et chercher de nouveaux marchés ; qu'elle ajoute que l'arrêt des prestations est dû à des circonstances extérieures, à savoir la fermeture de son usine pour contrainte économique, la société MVMP ne pouvant poursuivre ses prestations en raison de la disparition du support de son intervention ; que selon elle, le tribunal a sanctionné la rupture des relations, et non la brutalité de la rupture ;

Mais considérant qu'il n'est pas contesté que la société O-I Manufacturing France a cessé de passer des commandes à la société MVMP à compter de fin septembre 2009 sans aucun avertissement écrit préalable ; qu'elle a engagé sa responsabilité en rompant brutalement les relations commerciales établies sans le préavis écrit exigé par l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce ; que c'est en vain qu'elle invoque la connaissance par la société MVMP de la fermeture à venir de son usine, cette circonstance ne pouvant la dispenser d'un préavis écrit ; qu'elle était en mesure de se conformer aux prescriptions légales dans la mesure où la fermeture de son usine à Reims était prévisible, sa maison mère O-I Manufacturing US ayant envisagé, dès 2005, une restructuration industrielle avec la possibilité d'arrêt d'une usine française, dans un but d'optimisation des capacités de production et d'efficacité opérationnelle ;

Considérant que Me Deltour, ès qualités, qui veut voir reconnaître la nécessité d'un préavis de 24 mois, invoque des relations commerciales remontant à 1996 ; que la société O-I Manufacturing France objecte que les relations n'ont été établies qu'à compter de 2005, que sur la base de cette durée un préavis de trois mois était suffisant et, qu'en fait, la société MVMP ayant été informée depuis mai 2009, elle a bénéficié d'un préavis de six mois ; que ceci étant, les pièces contractuelles produites par Me Deltour, ès qualités, datent de 2001 ; qu'il ne produit aucun élément probant pour la période antérieure ; qu'en conséquence, la preuve n'est rapportée que de l'existence de relations commerciales à partir de 2001, soit pendant près de 9 ans ; que les chiffres d'affaires réalisés par la société MVMP avec sa cocontractante correspondaient à 76,2 % de son chiffre d'affaires total pour la période de 2006 à 2008 ; qu'au regard de ces éléments, un préavis d'un an aurait dû être respecté ;

Considérant que Me Deltour, ès qualités, critique le jugement en ce qu'il a, pour le calcul du préjudice, déduit les charges de personnel de la marge brute moyenne des trois derniers exercices comptables de la société MVMP, dans la mesure où l'activité exercée était celle de prestation de services ; qu'il estime que cette méthode, non conforme à la jurisprudence et économiquement discriminatoire, aboutit à retenir la notion d'excédent brut d'exploitation et non la marge brute ; que sur la base d'une marge commerciale brute annuelle de 641 533 euro multipliée par deux années, il aboutit à un préjudice de 1 283 066 euro ;

Considérant que la société O-I Manufacturing France, s'appuyant sur un rapport réalisé par un expert-comptable, réplique que :

- les chiffres versés aux débats par Me Deltour sont incohérents, les chiffres d'affaires ne correspondant pas à ceux figurant au bilan,

- la marge brute est calculée sur une assiette constituée par la totalité du chiffre d'affaires alors qu'elle devrait l'être sur le seul chiffre d'affaires réalisé avec VMC et ne tient pas compte des charges de personnel, ni la sous-traitance à laquelle la société MVMP a dû recourir de manière habituelle,

- le préjudice est constitué par la perte de marge d'exploitation et non par la perte de marge commerciale ;

Mais considérant que le préjudice réparable est celui résultant de la brusque rupture ; qu'il convient de l'indemniser sur la base de la perte de marge brute calculée, non sur le chiffre d'affaires total de la société MVMP pendant les trois derniers exercices, qui aboutit à un montant de 641 533 euro sur 12 mois, mais sur celui réalisé avec la société O-I Manufacturing France pendant la même période, soit à hauteur de 76 % ; que les charges de personnel supportées par la société MVMP constituent des frais fixes qui sont les mêmes qu'il y ait eu poursuite des relations pendant la période de préavis ou rupture brutale ; qu'aucun élément n'est produit sur un éventuel recours de la société MVMP à la sous-traitance ; qu'en conséquence, il convient d'allouer à Me Deltour, ès qualités, la somme de 487 565 euro à titre de dommages-intérêts ;

Considérant que Me Deltour, ès qualités, demande en outre paiement du coût de la procédure de liquidation judiciaire de la société MVMP à concurrence de 450 600,54 euro ; qu'il se fonde sur son rapport du 12 janvier 2010 établi dans le cadre du redressement judiciaire de la société MVMP qui précise que le principal client de MVMP était MVP, que suite à la cessation d'exploitation de cette dernière société, "MVMP s'est retrouvé sans chiffre d'affaires à exécuter et n'a quasiment plus de comptes clients à récupérer" et que MVMP a dû procéder au licenciement de six salariés sans pouvoir en supporter le coût, d'où la nécessité d'effectuer une déclaration de cessation des paiements ;

Mais considérant que Me Deltour, ès qualités, ne peut valablement tenir la société O-I Manufacturing France pour responsable du fait qu'au cours des années précédant la brusque rupture la société MVMP n'a pas suffisamment diversifié sa clientèle ; que le bilan de la société MVMP arrêté au 31 décembre 2008 faisait déjà apparaître une perte de 27 082 euro ; qu'il n'est pas démontré que la liquidation judiciaire de la société MVMP soit en relation directe de cause à effet avec la brusque rupture des relations par la société O-I Manufacturing France ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté ce chef de demande ;

Considérant, vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, qu'il y a lieu d'allouer la somme de 8 000 euro à Me Deltour, ès qualités, et de débouter la société O-I Manufacturing de sa demande de ce chef ;

Par ces motifs : Infirme le jugement seulement en ce qu'il a condamné la société O-I Manufacturing France à payer à Me Deltour, ès qualités, la somme de 228 642 euro et celle de 5 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Statuant à nouveau, condamne la société O-I Manufacturing France à payer à Me Deltour, en sa qualité de mandataire judiciaire à la liquidation judiciaire de la société Moules Verrerie Mécanique Précision (MVMP) : la somme de 487 565 euro à titre de dommages-intérêts, la somme de 8 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Confirme le jugement pour le surplus, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société O-I Manufacturing France aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.