CA Paris, Pôle 4 ch. 9, 30 janvier 2014, n° 13-01855
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
MGEN
Défendeur :
Becq
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gimonet
Conseillers :
Mmes Lefevre, Cléroy
Avocats :
Mes Lecat, Bessis
Monsieur Becq a souscrit une assurance complémentaire santé auprès de la Mutuelle Générale de l'Education Nationale (la MGEN);
Le docteur Noailles, chirurgien-dentiste à Muret, lui a établi un devis portant sur la réalisation de 5 couronnes céramiques qui ont été facturées à raison de 600 euro par élément ;
La MGEN a versé à M. Becq la somme de 122 euro par prothèse et adressé un document lui expliquant qu'il n'était pas en droit d'obtenir le remboursement de la somme de 976,25 euro dès lors qu'il ne s'était pas fait soigner par un praticien ayant ratifié le protocole de la mutuelle signé avec la Confédération nationale des syndicats dentaires (la CNSD) ;
Selon ce protocole, les adhérents de la MGEN qui choisissent de se faire soigner par des chirurgiens-dentistes ayant ratifié cet accord obtiennent des remboursements pour leurs frais de prothèses supérieurs à ceux reçus par les adhérents qui choisissent un chirurgien-dentiste non signataire de l'accord ;
Le docteur Noailles n'a pas ratifié le protocole d'accord passé entre la MGEN et la CNSD ;
Saisi par M. Becq d'une demande en paiement de la somme de 976,25 euro dirigée contre la MGEN, le juge de proximité de Paris 15e arrondissement l'a débouté de cette prétention par jugement du 19 février 2008 ;
Par arrêt du 18 mars 2010, la Cour de cassation a cassé cette décision au motif qu'en appliquant un protocole d'accord fixant des tarifs de remboursement distincts pour un même acte, ce dont il résultait une différence dans le niveau des prestations de la mutuelle qui n'est fonction ni des cotisations payées ni de la situation de famille des adhérents, la juridiction de proximité avait violé l'article L. 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité ; la cour a renvoyé la cause et les parties devant le juge de proximité du 14e arrondissement de Paris ;
Par jugement du 7 septembre 2010, le juge de proximité du 14e arrondissement de Paris :
- a condamné la MGEN à payer M. Becq la somme de 976,25 euro avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 11 juillet 2007 à titre principal et celle de 3 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
- a ordonné la publication intégrale du jugement par insertions dans le journal "La lettre d'Information de la MGEN" et sur le site de la MGEN : http://www.mgen.fr aux frais de la MGEN et dans les trois mois de la signification du jugement, sous astreinte de 100 euro par jour de retard, passé ce délai ;
- s'est réservé la liquidation de l'astreinte ;
- a rejeté le surplus de la demande ;
- a condamné la MGEN aux dépens ;
Sur nouveau pourvoi de la MGEN, la Cour de cassation a déclaré irrecevable le pourvoi formé contre un jugement ayant statué sur une demande de publication présentant un caractère indéterminé et a condamné la MGEN à payer à M. Becq la somme de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
La MGEN a alors interjeté appel du jugement du 7 septembre 2010 du juge de proximité du 14e arrondissement de Paris et, par conclusions signifiées le 3 juillet 2013, a demandé à la cour :
Vu l'article L. 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité,
Vu les articles 101 et 102 TFUE, lus en combinaison avec l'article 4 § 3 TUE
Vu les articles L. 420-1 et 420-2 du Code de commerce.
- de dire inapplicables à l'affaire les dispositions de l'article L. 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité qui auraient pour objet ou pour effet d'interdire aux mutuelles de moduler les prestations en fonction des conditions de délivrance des actes et des services en ce qu'une telle interdiction contreviendrait au droit et à la jurisprudence tant communautaire que nationale sur l'égalité de traitement des acteurs en concurrence sur un marché ;
- d'infirmer en conséquence le jugement en toutes ses dispositions et de débouter M. Becq de ses demandes ;
- de condamner M. Becq à lui rembourser la somme de 4 726,02 euro versée le 10 novembre 2010 en exécution du jugement infirmé ;
- de condamner M. Becq à lui payer une somme de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens d'appel ;
Monsieur Becq a demandé à la cour, par conclusions signifiées le 24 juillet 2013 :
Vu l'article L. 112-1 du Code de la mutualité,
Vu l'article L. 162 CSS,
Vu l'article R. 4127-210 CSP,
- de confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;
- de condamner la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale à lui payer la somme de 10 000 euro au titre de son préjudice moral tenant à l'obstruction à la loi opposée avec acharnement par la Mutuelle ;
- de condamner la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale à publier à ses frais dans quatre revues professionnelles qui sont "L'Indépendentaire", "L'information dentaire", "Le Chirurgien-dentiste de France" et "La Lettre", dans le délai d'un mois suivant la signification de l'arrêt à intervenir, l'intégralité de la décision, sous astreinte de 1 500 euro par mois et par numéro, et l'inscription en première page de la revue, en caractère égal à celui le plus gros du journal, le titre "Protocole MGEN CNSD Condamné" ;
- de condamner la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale à publier en première page de son site Internet http://www.mgen.fr, pendant une durée d'un an, aux frais de la MGEN et dans le délai d'un mois à compter de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de 1 000 euro par jour de retard ou de carence, l'intégralité de l'arrêt avec en titre la mention Protocole MGEN CNSD Condamné ;
- de condamner la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale à publier en première page de son journal "La Lettre d'information de la MGEN", sur toutes ses publications pendant une durée d'un an, aux frais de la MGEN et dans le délai d'un mois à compter de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de 1 000 euro par jour de retard, le dispositif de l'arrêt à intervenir ;
- de condamner la Mutuelle Générale de l'Éducation Nationale à lui payer la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens devant être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
SUR CE
Considérant qu'aux termes de l'article L. 112-1 alinéas 1er et 3 du Code la mutualité :
"Les mutuelles et les unions qui mènent des activités de prévention ou d'action sociale ou qui gèrent des réalisations sanitaires, sociales ou culturelles ne peuvent moduler le montant des cotisations qu'en fonction du revenu ou de la durée d'appartenance à la mutuelle ou du régime de sécurité sociale d'affiliation ou du lieu de résidence ou du nombre d'ayants droit ou de l'âge des membres participants...
Les mutuelles et les unions visées au présent article ne peuvent instaurer de différences dans le niveau des prestations qu'en fonction des cotisations payées ou de la situation de famille des intéressés" ;
Que cet article porte donc l'interdiction aux mutuelles d'instaurer une différence dans le niveau des prestations servies à ses adhérents en fonction de la ratification ou non par le chirurgien-dentiste consulté d'un protocole signé entre la mutuelle et un syndicat de dentiste, ce critère étant étranger à ceux limitativement énumérés par la loi, le niveau des cotisations payées et la situation de famille des adhérents ;
Considérant que la MGEN fait valoir qu'interpréter l'article L. 112-1, alinéa 3 du Code de la mutualité comme interdisant aux mutuelles de proposer une prestation différenciée selon que l'adhérent a ou non choisi de consulter un médecin conventionné, contrevient au principe communautaire d'égalité et de non-discrimination dans la concurrence ainsi qu'au droit national sur l'égalité de traitement des acteurs en concurrence sur un marché ;
Qu'elle se plaint en effet d'être ainsi placée dans une situation plus contraignante que les autres organismes complémentaires d'assurance-maladie (OCAM) opérant sur le marché qui ne sont pas régis par le Code de la mutualité et sont donc libres de différencier leurs prestations selon que les patients s'adressent à praticiens adhérents ou non à des réseaux de soins ;
Qu'elle fait valoir que l'interdiction qui pèse sur les mutuelles est sans justification en droit de la concurrence et invoque notamment l'avis n° 09-A-46 du 9 septembre 2009 de l'Autorité de la concurrence selon lequel : "Tant la constitution de réseaux de soins que celle de bases de données sur les prix des médicaments doivent a priori être favorablement accueillies au regard de la politique de concurrence et des intérêts des consommateurs" ;
Qu'elle se réfère encore à la décision n° 13-D-05 du 26 février 2013 de l'Autorité de la concurrence selon laquelle la mise en place d'un réseau de professionnels agréés dans le secteur de l'optique-lunetterie par la société Kalivia ne remplissait pas les conditions d'une interdiction au titre des articles 101 et 102 du TFUE et L. 420-1 et L. 420-2 du Code commerce ;
Qu'elle estime que la différence de traitement instaurée par l'article L. 112-1, alinéa 3 du Code de la mutualité entre les mutuelles et les autre organismes complémentaires d'assurance maladie ne repose sur aucune différence de situation pertinente ;
Considérant cependant que la MGEN ne précise pas quelle entreprise déterminée se trouverait placée dans une position déterminante dont elle abuserait ;
Que Monsieur Becq invoque, quant à lui, l'arrêt de la Cour de cassation du 14 mars 2013 selon lequel "l'interdiction faite aux mutuelles par le législateur, dans un dessein de meilleure solidarité, d'instaurer des différences dans le niveau des prestations qu'elles servent, autrement qu'en fonction des cotisations payées ou de la situation de famille des intéressés, a pour contrepartie d'autres avantages qu'il leur consent et l'appellation spécifique qu'il leur garantit de sorte qu'elles ne sont pas placées en situation de concurrence défavorable par rapport aux autres organismes complémentaires d'assurance maladie" ;
Considérant que les organismes agissant dans le domaine de l'assurance maladie complémentaire peuvent être classés en trois catégories :
- les mutuelles, sociétés de droit privé à but non lucratif qui ne peuvent intervenir que dans le domaine de l'assurance de personnes et relèvent du Code de la mutualité ;
- les sociétés d'assurance, qui sont régies par le Code des assurances ;
- les institutions de prévoyance, qui sont des sociétés de personnes de droit privé à but non lucratif qui ne peuvent exercer leur activité que dans le domaine de l'assurance de personnes ;
Considérant que les mutuelles, qui représentent 58 % de l'offre complémentaire, selon la MGEN, bénéficient d'avantages de nature fiscale qui leur sont exclusivement consentis tels que des exonérations de taxes sur les salaires et sur les actes d'huissiers et encore le bénéfice du Fonds national de solidarité et d'actions mutualistes ;
Que la MGEN, qui parait laisser de côté sa spécificité d'acteur mutualiste et les avantages qu'elle lui procure, n'est pourtant pas placée dans les mêmes conditions de concurrence que les autres organismes complémentaires d'assurance-maladie qui ne bénéficient pas des avantages accordés aux mutuelles ;
Qu'en raison de ces avantages dont elle bénéficie en qualité de mutuelle, la MGEN ne démontre pas qu'elle serait en situation de concurrence défavorable par rapport aux sociétés d'assurance et aux institutions de prévoyance ;
Que, dès lors, l'article L. 112-1 du Code la mutualité n'apparaît pas comme une mesure susceptible d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises comme plaçant les sociétés d'assurance et les institutions de prévoyance en position dominante au détriment des mutuelles ou favorisant la conclusions d'ententes contraires à l'article 101 du TFUE ou au droit national sur l'égalité de traitement des acteurs en concurrence sur un marché ;
Considérant qu'il n'est par ailleurs pas établi que le protocole que la MGEN passe avec des praticiens, qui conduit ceux-ci à aligner leurs tarifs, "favorise la fixation des prix par le libre jeu du marché en faisant obstacle à leur hausse" ;
Qu'à cet égard, M. Becq invoque la décision du 21 novembre 2012 de la Cour de justice de l'Union européenne, saisie par la juridiction de proximité de Chartres d'une question préjudicielle concernant la conventionnalité de l'article L. 112-1 du Code de la mutualité au regard des articles 101 et 102 du TFUE en ce qu'il impose aux mutuelles une interdiction qui n'est pas faite aux autres entreprises pratiquant également l'assurance complémentaire santé ;
Considérant que la Cour de justice a rendu une ordonnance d'irrecevabilité faute de précision dans la décision de renvoi du cadre factuel et réglementaire du litige au principal et d'un minimum d'explications sur les raisons du choix des dispositions du droit de l'Union dont il est demandé l'interprétation ainsi que sur le lien établi entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige et faute d'indication sur les pratiques et les abus de position dominante susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres et qui ont pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence ;
Que la Cour de justice de l'Union européenne a cependant indiqué que : "de prime abord, la disposition nationale litigieuse, telle qu'interprétée par la Cour de cassation, en tant qu'elle interdit la modulation des remboursements des frais de santé en fonction de l'appartenance du prestataire de soins à un réseau, serait de nature à favoriser la concurrence plutôt qu'à la restreindre" ;
Qu'il convient, en considération de l'ensemble de ces éléments, de débouter la MGEN de sa demande tendant à faire juger inapplicables à l'affaire les dispositions de l'article L 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité en tant qu'elles porteraient une interdiction qui contreviendrait au droit et à la jurisprudence tant communautaire que nationale sur l'égalité de traitement des acteurs en concurrence sur un marché ;
Considérant que, dès lors que l'article L. 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité trouve à s'appliquer au présent litige, Monsieur Becq apparaît bien fondé à solliciter de sa mutuelle le paiement de la différence entre le montant du remboursement qu'il a perçu pour avoir consulté un praticien non agréé par la MGEN et celui qu'il aurait obtenu de sa mutuelle à raison des mêmes soins s'il avait consulté un praticien agréé par la MGEN ;
Qu'en effet, en raison de la prohibition actuellement édictée par l'article L. 112-1 alinéa 3 du Code de la mutualité, M. Becq ne peut se voir imposer par sa mutuelle un remboursement minoré pour avoir fait le choix de consulter un dentiste non conventionné MGEN/CNSD, lequel a accompli la même prestation de soins qu'un praticien conventionné ;
Que le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la MGEN à payer M. Becq la somme de 976,25 euro avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 11 juillet 2007 ;
Qu'en revanche, il n'y a pas lieu d'ordonner la publication du présent arrêt confirmatif du jugement ayant lui-même ordonné sa publication ;
Considérant que M. Becq n'établit pas l'existence d'un préjudice moral, apprécié par lui à la somme de 10 000 euro, qu'il aurait subi en raison de l'obstruction à la loi opposée par la MGEN, alors d'ailleurs que cette mutuelle n'a fait qu'user de son droit de soumettre sa cause à l'examen des juges sans que ce droit ait dégénéré en abus ; que M. Becq doit être débouté de sa demande en paiement de dommages-intérêts ;
Par ces motifs : LA COUR Confirme le jugement en toutes ses dispositions ; Déboute M. Becq de ses demandes en paiement de dommages-intérêts et de publication de l'arrêt ; Déboute la MGEN de toutes autres demandes ; Condamne la MGEN à payer M. Becq la somme de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens devant être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.