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Décisions

Cass. crim., 8 avril 1999, n° 98-84.539

COUR DE CASSATION

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gomez

Rapporteur :

M. Martin

Avocat général :

M. Cotte

Avocats :

SCP Piwnica, Molinié

Chambéry, ch. corr, du 10 juin 1998

10 juin 1998

LA COUR : - Statuant sur les pourvois formés par A Jean-Jacques, Z Marc, X Alain, contre l'arrêt de la Cour d'appel de Chambéry, chambre correctionnelle, en date du 10 juin 1998, qui, sur renvoi de cassation, après condamnation définitive de Marc-Michel Z, pour abus de biens sociaux et corruption active, Jean-Jacques A, pour complicité d'abus de biens sociaux et corruption active, et Alain X, pour complicité d'abus de biens sociaux, a prononcé sur les intérêts civils ; - Joignant les pourvois en raison de la connexité ;

I - Sur le pourvoi d'Alain X ; - Sur sa recevabilité ; - Attendu que le pourvoi, formé le 19 juin 1998, plus de cinq jours francs après le prononcé de l'arrêt contradictoire, est irrecevable comme tardif, en application de l'article 568 du Code de procédure pénale ;

II - Sur les pourvois de Jean-Jacques A et de Marc-Michel Z ; - Vu les mémoires produits ; - Sur le premier moyen de cassation proposé pour Marc-Michel Z pris de la violation des articles 2, 593, 612 et 612- 1 du Code de procédure pénale, 1351 du Code civil, 6 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, défaut de motif, manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a rejeté la demande de mise hors de cause présentée par Marc-Michel Z, et l'a condamné à payer des dommages-intérêts à l'Union Fédérale des Consommateurs ;

"aux motifs que la Cour de cassation a renvoyé la cause et les parties devant la présente juridiction ; que la décision rendue par la Cour de cassation vise Marc-Michel Z dans ses dispositions relatives à la demande formée par l'UFC ; que Marc-Michel Z reste donc partie au procès, même s'il n'était pas l'auteur du pourvoi et qu'il y a donc lieu de rejeter sa demande de mise hors de cause ;

"alors que, sauf dans les cas prévus à l'article 612-1 du Code de procédure pénale, la juridiction pénale saisie sur renvoi après cassation ne peut statuer qu'à l'égard des seules parties à la procédure qui se sont pourvues contre la décision attaquée ; que Marc-Michel Z n'ayant pas formé de pourvoi contre l'arrêt rendu le 9 juillet 1996 par la Cour de Lyon et la Cour de cassation n'ayant pas, en ce qui le concerne, fait application de l'article 612-1 du Code de procédure pénale pour décider que l'annulation qu'elle prononçait produirait des effets à son égard, l'arrêt du 9 juillet 1996 est irrévocablement passé en force de chose jugée dans toutes ses dispositions, pénales et civiles, à l'égard de Marc-Michel Z, de sorte qu'en le condamnant au profit de l'UFC, la cour d'appel a violé les textes susvisés" ;

Attendu que, par arrêt du 9 juillet 1996, la Cour d'appel de Lyon a condamné Marc-Michel Z pour abus de biens sociaux et corruption active, Jean-Jacques A pour complicité d'abus de biens sociaux et corruption active, Alain X pour complicité d'abus de biens sociaux, et a débouté l'Union fédérale des consommateurs (UFC) "Que Choisir" de sa demande de dommages-intérêts ;

Que, sur les pourvois de Jean-Jacques A, d'Alain X et de l'UFC, la Cour de cassation, par arrêt du 27 octobre 1997, a cassé la décision précitée, en ses seules dispositions relatives à l'action civile de cette dernière, et renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Chambéry pour être à nouveau jugée conformément à la loi ;

Attendu que la juridiction de renvoi, par l'arrêt attaqué, a condamné solidairement Jean-Jacques A, Alain X et Marc-Michel Z à payer des dommages-intérêts à l'UFC, en relevant que ce dernier, visé par l'arrêt de la Cour de cassation, demeurait partie au procès ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, et dès lors qu'aucune disposition de l'arrêt de la Cour d'appel de Lyon portant sur l'action civile de l'UFC n'avait acquis l'autorité de la chose jugée, la cour d'appel a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués ; d'où il suit que le moyen doit être écarté ;

Sur le moyen unique de cassation proposé pour Jean-Jacques A pris de la violation des articles 1382 du Code civil, 38 et suivants et 42 à 47 de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, 432-11 et 433-1 du nouveau Code pénal, 177 de l'ancien Code pénal, 2, 485, 591 et 593 du Code de procédure pénale, ensemble violation du principe du libre choix du délégataire d'un service public, défaut de motifs et manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt a déclaré l'Union Fédérale des Consommateurs de l'Isère "Que Choisir" recevable et bien fondée à solliciter 300 000 francs de dommages et intérêts, à la charge notamment de Jean-Jacques A, au titre du préjudice subi par les usagers de l'eau du fait des hausses du prix de l'eau, consécutives à l'affermage du réseau de la ville de Grenoble ;

"aux motifs que la concession du service de l'eau de la ville de Grenoble a été effectuée, non après mise en concours de plusieurs candidats, examen des prestations fournies par chacun d'eux, et choix de celui présentant le maximum d'avantages pour les consommateurs tant au point de vue de la qualité des services rendus qu'à celui de leur prix, comme cela aurait dû l'être, mais uniquement parce que W, via le groupe Z et la société B, était en mesure de procurer au maire les dons et avantages à usage personnel ci-dessus énumérés ; qu'il résulte de cette manière de procéder, incompatible avec une concurrence saine et loyale entre les différents prestataires d'eau, et contraire à l'intérêt général des consommateurs représentés par l'Union Fédérale des Consommateurs "Que Choisir", un préjudice distinct à la fois du préjudice matériel de chacun d'eux, et du préjudice social réprimé par l'action publique ; que s'il a été jugé par la Cour d'appel de Lyon qu'aucun élément du dossier ne permet d'établir que les délits objet des poursuites aient entraîné une hausse de l'eau (page 70), la présente cour, afin d'évaluer le préjudice général des consommateurs, retient les éléments suivants extraits du rapport de la Chambre régionale des comptes en date du 21 novembre 1995 : - après la concession de l'eau à W la situation devait être bénéficiaire pour la commune dans un premier temps, et ne devait s'inverser qu'à partir de la douzième année, si bien qu'au terme des 25 ans d'affermage, le solde pour la commune, exprimé en francs constants non actualisés devait se révéler négatif à hauteur de 179 millions (rapport page 15), tout cela pour un service identique à celui assuré précédemment par les services techniques de la ville ; - "au moment où elle lui a remis ses deux services de l'eau et de l'assainissement, la commune a accepté de procurer à son fermier des moyens financiers beaucoup plus importants que ceux avec lesquels elle les avait fait jusque-là fonctionner ; elle a donc consenti à ce que les usagers des deux services supportent au bénéficie du fermier des augmentations programmées à l'avance des tarifs, mais sans les assortir des justifications nécessaires dans les contrats conclus" (rapport page 33) ; - "il apparaît que les décisions prises cette année-là (1989) pour la gestion des service de l'eau et de l'assainissement communaux ont eu pour les usagers et contribuables grenoblois un impact négatif" (...) "il existe ainsi de solides raisons de renégocier les conventions d'affermage afin de redresser leur économie dans l'intérêt des usagers de la ville de Grenoble - (rapport page 34) ; que le dossier contient ainsi tous les éléments pour fixer à la somme de 300 000 francs le préjudice collectif des usagers de l'eau de la ville de Grenoble, représentés par l'Union Fédérale des Consommateurs "Que Choisir" ;

"alors de première part que, l'Administration délégante a le libre choix du partenaire chargé de l'exploitation d'un service public, aucune obligation de publicité du projet de délégation ni de mise en concours préalable à la conclusion du contrat ne pesant sur elle antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 ; que c'est donc au mépris de ces principes que la cour d'appel a considéré qu'en l'espèce, l'attribution, en 1989, du service des eaux de la ville de Grenoble à la société W ne pouvait s'expliquer que par les dons et avantages offerts au maire de cette ville, Alain X, par les actionnaires du fermier désigné, dès lors que le choix de celui-ci s'était effectué selon une procédure prétendument irrégulière, sans mise en concours préalable et examen comparatif de la qualité des prestations et niveaux de prix proposés par les candidats "comme cela aurait dû l'être" ; qu'en déduisant en ces termes l'existence d'un lien (indirect) de causalité entre les actes de corruption - dont il est désormais acquis, selon l'arrêt de la Cour de Lyon du 9 juillet 1996, sur ce chef définitif, qu'ils ont entouré l'affermage du réseau des eaux grenobloises - et le préjudice inhérent, pour les usagers, aux augmentations tarifaires prévues au contrat, la cour d'appel a violé les principes relatifs aux concessions du service public et, par fausse application, la loi précitée du 29 janvier 1993 ;

"alors de deuxième part que, pour justifier d'un lien de causalité entre, d'une part, les délits de corruption retenus - selon l'arrêt de la Cour de Lyon du 29 juillet 1996, sur ce point définitif - à la charge d'Alain X et de certains dirigeants des groupes Z et B, à raison des avantages procurés par ces derniers au susnommé, alors maire de Grenoble, en vue de l'attribution du service des eaux de cette ville à la société W, et, d'autre part, le préjudice subi par les consommateurs du fait des hausses des tarifs d'eau prévues au contrat, la cour d'appel a énoncé que la commune avait consenti à ce que, par le biais de ces hausses de prix, dénuées de justifications contractuelles apparentes, le fermier bénéficiât de moyens financiers beaucoup plus importants que ceux avec lesquels elle avait elle-même fait précédemment fonctionner le réseau ; qu'en s'en tenant à ce constat, en lui-même impuissant à établir que la modification du mode d'exploitation du réseau par remise à un partenaire privé - par définition soumis à des impératifs de profit ou du moins d'équilibre financier qui ne s'imposent pas à la personne publique gérant elle-même l'exploitation d'un service public -, eût pu se faire, s'il n'y avait eu corruption, sans répercussion sur les prix facturés aux usagers, la cour d'appel, faute de la moindre recherche sur ce point, n'a en définitive rien caractérisé d'autre qu'un lien de causalité purement hypothétique ; que, ce faisant, elle n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 2 du Code de procédure pénale et 1382 du Code civil ;

"alors de troisième part, qu'en prétendant encore justifier de l'atteinte que les actes de corruption susvisés auraient portée à l'intérêt collectif des usagers de l'eau grenoblois, par une référence aux énonciations du rapport de la Cour régionale des comptes faisant état du déficit que l'opération d'affermage serait supposée créer, au bout de la 25e année, la cour d'appel n'a en cela rien caractérisé d'autre que la survenance future - si ce n'est éventuelle - d'un préjudice, au détriment des contribuables de la commune dont l'intérêt collectif ne se confond pas avec celui des consommateurs d'eau au seul nom desquels pouvait agir l'Union Fédérale des Consommateurs de l'Isère, Que Choisir" ; que, ce faisant, elle a statué par un motif inopérant et donc impuissant à conférer une base légale à sa décision au regard de l'ensemble des textes susvisés" ;

Sur le second moyen de cassation proposé pour Marc-Michel Z pris de la violation des articles 2 et 593 du Code de procédure pénale, 433-1 du Code pénal, défaut de motifs, manque de base légale, ensemble violation de la loi pénale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a condamné le prévenu à verser solidairement une somme de 300 000 F à l'UFC, au titre de la réparation du préjudice collectif des usagers de l'eau de la ville de Grenoble ;

"aux motifs que la concession du service de l'eau de la ville de Grenoble a été effectuée, non après mise en concours de plusieurs candidats mais uniquement parce que W, via le groupe Z et la société B, était en mesure de procurer au maire les dons et avantages à usage personnel tels que mise à disposition privée d'un appartement situé (...), prise en charge des collaborateurs de l'équipe parisienne, versements au profit d'un journal régional pour promouvoir son image et celle de la ville de Grenoble, utilisation gratuite de taxis aériens, croisières familiales et leçons d'anglais ; que cette manière de procéder, contraire à l'intérêt général des consommateurs, a engendré un préjudice distinct à la fois du préjudice matériel de chacun d'entre eux et du préjudice social réprimé par l'action publique ; que si la Cour de Lyon dont l'arrêt a été partiellement annulé a jugé qu'aucun élément du dossier ne permet d'établir que les délits, objet des poursuites aient entraîné une hausse de l'eau, la présente Cour, afin d'évaluer le préjudice général des consommateurs retient les éléments extraits du rapport de la Chambre régionale des Comptes en date du 21 novembre 1995 selon lesquels si la situation de la commune devait dans un premier temps être bénéficiaire, elle devait s'inverser au terme de la douzième année de sorte qu'à l'issue des vingt-cinq années d'affermage, le solde négatif devait s'élever à la somme de 179 millions de francs, en francs constants non actualisés, pour un service identique à celui précédemment assuré par la ville ; que des augmentations programmées à l'avance des tarifs ont été imposées aux usagers par le fermier et qu'en définitive, au vu de l'impact négatif de ces contrats, il existe de solides raisons de renégocier les conventions d'affermage afin de redresser leur économie dans l'intérêt des usagers de la ville de Grenoble ; qu'ainsi le dossier contient tous les éléments pour fixer à la somme de 300 000 F le préjudice collectif des usagers de l'eau de la ville de Grenoble et qu'en conséquence, Alain X, Marc-Michel Z et Jean-Jacques A, tous condamnés pour corruption en raison de leurs agissements pour l'attribution de la concession du traitement de l'eau, doivent l'être également solidairement dans le paiement à la partie civile de la somme susmentionnée ;

"alors que, le délit de corruption active est sans relation directe ou indirecte avec le dommage collectif allégué par une association de consommateurs et résultant exclusivement de la décision de la personne investie du mandat électif et du pouvoir décisionnel ; qu'en effet, le délit de corruption active commis par un particulier est uniquement caractérisé par l'agissement consistant à solliciter l'élu ou à accepter sa proposition destinée, moyennant versement d'une rémunération, à consentir un avantage lié à la fonction ; qu'un tel fait n'est pas susceptible, en lui-même, de constituer la cause génératrice du préjudice qui, éventuellement, peut résulter pour les consommateurs, des actes de la fonction de l'élu attribuant la concession du service de l'eau de la commune à une société dont le Président a accepté la proposition susvisée, de sorte qu'en se prononçant ainsi, l'arrêt attaqué n'a pas légalement justifié sa décision ;

"alors qu'en tout état de cause, si le juge apprécie souverainement le préjudice découlant d'une infraction, il en est autrement lorsque cette appréciation est déduite de motifs insuffisants, erronés ou contradictoires ; qu'en l'espèce, la cour d'appel ne pouvait, pour déterminer le montant du préjudice collectif prétendument subi par les usagers de l'eau de la ville de Grenoble, représentés par l'Union Fédérale des Consommateurs "Que Choisir", invoquer le solde négatif à hauteur de 179 millions de francs, supporté par la commune et par les contribuables grenoblois au terme de 25 ans d'affermage, exprimé en francs constants non actualisés ; qu'en se fondant ainsi sur des motifs erronés assimilant le préjudice des contribuables à celui des consommateurs, lesquels ne sauraient justifier la condamnation prononcée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés" ;

Les moyens étant réunis : - Attendu que, pour condamner Jean-Jacques A et Marc-Michel Z, définitivement déclarés coupables de corruption active, à payer des dommages-intérêts à l'UFC "Que Choisir", les juges relèvent que la concession du service de l'eau de la ville de Grenoble a été attribuée par Alain X, maire de cette ville, à la société W, filiale commune du groupe Z, dont Marc-Michel Z était l'un des dirigeants, et de la société B, dont Jean-Jacques A était le directeur commercial et le directeur de l'eau pour la France, uniquement parce qu'elle était en mesure de procurer au maire les dons et avantages personnels promis ; qu'ils retiennent, en se fondant sur les conclusions du rapport de la Chambre régionale des comptes que la commune a accepté de fournir au concessionnaire des moyens beaucoup plus importants que ceux employés auparavant et qu'elle a consenti à ce que les usagers supportent au bénéfice de la société W des augmentations de tarifs programmées à l'avance et non justifiées dans les contrats conclus ; que les juges en déduisent que les agissements des prévenus sont en lien avec lesdites augmentations de tarifs ; qu'ils concluent que les usagers de l'eau de la ville de Grenoble, représentés par l'UFC, ont subi un préjudice collectif distinct à la fois du préjudice matériel de chacun d'eux et du préjudice social relevant de l'action publique ;

Attendu qu'en l'état de ces énonciations, et abstraction faite des motifs critiqués par la première branche du moyen proposé pour Jean-Jacques A, la cour d'appel, qui a souverainement apprécié tant l'existence du lien de causalité entre l'infraction et le dommage que l'importance du préjudice collectif des usagers, a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués ; d'où il suit que les moyens doivent être écartés ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;

I - Sur le pourvoi d'Alain X ;

Le déclare Irrecevable ;

II - Sur les pourvois de Jean-Jacques A et de Marc-Michel Z ;

Les Rejette.