CA Dijon, 1re ch. civ., 23 décembre 2013, n° 12-00953
DIJON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Marquet
Défendeur :
EMFI (SA), Berner distributeur de colles (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Robert
Conseillers :
Mmes Boury, Ott
FAITS CONSTANTS ET PROCÉDURE ANTÉRIEURE :
Jean-Claude Marquet, décédé le 7 avril 2012, exploitait jusqu'en 2003 une entreprise de menuiserie ; depuis 1994, il fabriquait des écussons en bois destinés à une clientèle de taxidermistes, qui les utilisaient pour la fixation des trophées animaliers.
Ces écussons étaient constitués de planches en chêne d'une épaisseur de 22 mm, assemblées entre elles par un système de collage à plat joint, utilisant une colle à bois de type vinylique semi rapide, avec mise sous presse le temps du séchage.
Jean-Claude Marquet indiquait qu'à partir de septembre 2000, des désordres étaient apparus sur divers écussons, qui se décollaient et affirmait avoir interrogé à ce propos le représentant de la société Berner, son fournisseur de colle, qui la faisait fabriquer par la société EMFI.
Deux échantillons de colle semblent avoir été prélevés, le 14 mai 2001, dans des conditions contestées entre les parties.
Après une première réclamation écrite du 31 janvier 2002 formulée par l'entreprise Marquet à l'égard de la société Berner, des échanges ont eu lieu entre elles à propos de l'origine des désordres, puis l'assureur de l'entreprise Marquet a fait intervenir la société S en qualité d'expert, laquelle a organisé deux réunions les 11 juin et 3 juillet 2002, cette dernière en présence de la société Berner mais en l'absence de la société EMFI, pourtant convoquée.
Selon l'expert intervenu, il apparaissait "de façon quasi certaine que les anomalies constatées sur les écussons provenaient de vices de la colle", mais il notait que seule une analyse chimique détaillée permettrait de le démontrer.
Par la suite, Jean-Claude Marquet a assigné en référé la SARL Berner pour voir ordonner une expertise ce qui a été fait par une ordonnance du président du Tribunal de commerce de Dijon du 24 septembre 2003, rendue au contradictoire de la société EMFI, appelée en cause par la société Berner. La mission de l'expert a par la suite été complétée en vue de l'évaluation du préjudice subi.
L'expert P a déposé son rapport le 4 juin 2010 après s'être adjoint un sapiteur expert-comptable qui a arrêté à 39 459 euro le préjudice matériel de l'entreprise Marquet.
Ses principales conclusions sont les suivantes :
- le décollage observé n'apparaît pas lié à la présence de traces de composés paraffiniques sur les échantillons de bois analysés,
- l'analyse des deux échantillons de colle a révélé, par rapport à la fiche technique Emfibois 860 portant sur la colle vendue, un écart notable de teneur en extrait sec (51,3 % et 47,6 % au lieu de 59 % +/- 2 %)
- compte tenu de la nature du procédé de collage qui ne met en œuvre principalement qu'une réaction physique, la colle étant constituée d'une suspension solide dans une émulsion en phase aqueuse, ce qui induit que le respect des paramètres de la teneur en matières solides est important, l'écart ainsi relevé permet techniquement d'expliquer les désordres observés (mauvaise tenue au collage, après reprise normale d'humidité).
Jean-Claude Marquet ayant assigné la SARL Berner et la SA EMFI devant le Tribunal de commerce de Dijon par acte du 29 juin 2010, cette juridiction a, par un jugement du 29 mars 2012, débouté Jean-Claude Marquet de l'ensemble des demandes et l'a condamné à payer à chacune des sociétés la somme de 2 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le tribunal a considéré d'une part que n'était pas apportée la preuve formelle de l'identité des produits utilisés par l'entreprise Marquet dans les années 1997 à 1999 et de ceux analysés en 2004 et d'autre part qu'on ne pouvait exclure que le défaut d'encollage provienne d'une mauvaise mise en œuvre du produit par l'entreprise.
Les consorts Marquet, venant aux droits de leur père en leur qualité de seuls héritiers ont relevé appel le 1er juin 2012.
PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Il convient de préciser qu'après les premières conclusions prises par les appelants le 31 juillet 2012, qui ont été signifiées à la société Berner par acte d'huissier du 7 août 2012, celle-ci a conclu le 7 novembre 2012 : par une ordonnance du 21 mars 2013, le magistrat de la mise en état a prononcé d'office l'irrecevabilité de ces conclusions en raison de leur caractère tardif par application de l'article 909 du Code de procédure civile.
Par une ordonnance du 3 octobre 2013, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevables les conclusions déposées le 6 juin 2013 par la société Berner.
La cour statuera donc seulement au vu :
- des conclusions responsives et récapitulative du 5 juin 2013 par lesquelles les consorts Marquet lui demandent, réformant le jugement, de condamner solidairement la société Berner et la société EMFI à leur verser la somme de 39 459 euro en réparation de leur préjudice matériel ainsi qu'une indemnité complémentaire de 5 000 euro en compensation du préjudice économique de l'entreprise et une indemnité de procédure de 2 000 euro,
- des conclusions du 23 mai 2013 par lesquelles la SA EMFI demande à la cour, à titre principal, de déclarer les consorts Marquet irrecevables en leur demande en raison de la prescription de l'action et subsidiairement de rejeter au fond leurs prétentions, en les condamnant solidairement dans tous les cas au paiement d'une somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et à la charge des entiers dépens, y compris les frais d'expertise.
Une ordonnance du 17 octobre 2013 clôture la procédure.
SUR CE, LA COUR :
Attendu que les consorts Marquet fondent leur action à titre principal sur les dispositions des articles 1641 et suivants du Code civil aussi bien à l'encontre de la société Berner qu'à l'égard de la société EMFI ;
Que si cette dernière, seule à avoir valablement conclu parmi les intimées, invoque la fin de non-recevoir tirée de la prescription, elle le fait sur la base de l'article 1386-17 du Code civil, texte sans application dans le cadre de la demande principale, qui n'est pas fondée sur les dispositions des articles 1386-1 et suivants du Code civil ;
Qu'elle ne prétend pas que Jean-Claude Marquet ait, en méconnaissance des dispositions de l'article 1648 alinéa 1er du Code civil, négligé d'agir dans le délai de deux ans édicté par ce texte ;
Que dès lors la demande principale sera jugée recevable, étant rappelé que la fin de non-recevoir prise de l'introduction tardive de l'action fondée sur un vice caché n'est pas d'ordre public et ne peut donc être relevée d'office; qu'ainsi, il n'y a pas lieu d'examiner la question du bref délai ;
Attendu, sur le fond, que Jean-Claude Marquet a indiqué à l'expert, sans être nullement démenti par les autres parties, s'être constamment et exclusivement approvisionné en colle auprès des établissements Berner dont le représentant lors de l'expertise a lui-même indiqué que la colle de type incriminé avait été constamment fournie par son fabricant, la société EMFI, ce que celle-ci n'a pas contesté ; que les appelants versent aux débats des factures émises à l'ordre de la menuiserie Marquet par la société Berner, portant notamment sur de la colle à bois à prise semi-rapide de type 860, conditionnée par 5 kg, pour la période de juillet 1996 à mars 2001 ;
Attendu qu'en l'absence de tout indice en sens contraire, il n'existe pas de doute raisonnable sur la réalité de la provenance de la colle utilisée par l'entreprise Marquet, et restée en sa possession lorsque, semble-t-il début 2001, elle a décidé de ne plus l'utiliser après avoir constaté la généralisation des phénomènes de décollement des bois travaillés depuis 1997 ; qu'il convient de retenir que cette colle est bien celle vendue par la société Berner et fabriquée par la société EMFI ;
Attendu que les deux échantillons de colle examinés et soumis à analyse par l'expert judiciaire ont été prélevés sur le stock de colle disponible dans l'entreprise avant la désignation de l'expert judiciaire ; que l'un d'eux, qui porte la date du 15 mai 2001 a été prélevé à cette date en présence de représentants de la société Berner, selon les indications figurant dans le rapport d'expertise amiable mais contradictoire de la société S ; que l'autre échantillon, qui porte la mention Groupama (du nom de l'assureur de l'entreprise Marquet) est constitué par "le bidon résiduel correspondant à la colle prélevée en mai 2001 par les établissements Berner", selon les termes du même rapport d'expertise amiable, qu'aucun élément du dossier ne permet de mettre en doute ; qu'il s'agit donc de la colle restée en stock dans l'entreprise lors de l'intervention de l'expert S en juin-juillet 2002 ;
Qu'ainsi, on peut considérer avec une certitude suffisante et contrairement à ce que soutient l'intimée, que les échantillons de colle en cause proviennent bien des bidons de produit livrés par la société Berner et fabriquée par la société EMFI ; que ni au cours des opérations d'expertise ni aujourd'hui, l'une ou l'autre de ces sociétés n'ont prétendu que dans la période litigieuse, c'est-à-dire entre 1997 et le début de l'année 2001, la fabrication de la colle et notamment sa composition ne soit pas restée identique ou qu'elle ait été affectée par quelque événement qui aurait pu en modifier les caractéristiques ; qu'en conséquence, il est possible d'admettre que les échantillons examinés par l'expert sont similaires à ceux effectivement mis en œuvre par l'entreprise de menuiserie durant la période de fabrication des écussons défectueux ;
Attendu que dans ses conclusions rappelées ci-dessus, l'expert a indiqué que les deux échantillons, soumis à analyse en 2005, révélaient un écart notable avec la fiche technique produit quant à leur teneur en extraits secs; qu'il a indiqué qu'en raison de la nature de la colle, constituée d'une suspension solide dans une émulsion en phase aqueuse (avec une absence de rôle prépondérant d'une réaction chimique proprement dite), le respect des paramètres de composition liés directement à la teneur en matières solides était important ; qu'il en a déduit que l'écart relevé (teneur de l'ordre de 15 à 20 % trop basse) permettait techniquement d'expliquer les désordres observés c'est-à-dire une mauvaise tenue au collage après reprise normale d'humidité ;
Que l'expert a précisé sans équivoque (rapport page 16) que le temps passé, même au-delà de la date de péremption mentionnée par le fabricant, ne pouvait expliquer la perte en masse de matière solide dans le produit ; qu'il a exclu toute possibilité d'une réaction quelconque de nature à faire décroître la teneur en matière solide de la colle avec le temps ; qu'en particulier, l'expert n'a pas admis l'hypothèse d'une décantation du sulfate de calcium entraînant une baisse en extraits secs dont fait état la société EMFI ; qu'ainsi l'anomalie de composition constatée dans le produit analysé ne peut en aucune manière être imputée à la durée de conservation de la colle entre ces livraisons et les travaux de l'expert ;
Que ce dernier n'a pas retenu parmi les causes possibles de l'inefficacité de la colle la présence de traces de composés paraffiniques détectée sur l'un des échantillons de bois examinés ; qu'il a précisé que de telles traces, trop faibles mêmes pour que leur dosage soit envisageable, n'étaient en aucun cas de nature à expliquer le défaut de tenue au collage qui n'aurait pu être provoqué que par la présence dans la colle d'un polluant à hauteur de 5 à 10 % au minimum (rapport pages 17 et 27) ;
Attendu qu'ainsi, il est possible de retenir les conclusions de l'expert ; qu'il n'y a pas lieu, comme le fait la société EMFI en les isolant de leur contexte, de s'arrêter à certaines observations dubitatives de son rapport, marquées par un souci de précaution scientifique et de prise en compte de toutes les hypothèses possibles, dans la mesure où elle n'altèrent pas le sens général de son travail ;
Attendu en conséquence que les appelants caractérisent bien l'existence d'un vice caché affectant la colle achetée par leur auteur et utilisée par lui pour la fabrication des écussons affectés du défaut de tenue au collage ;
Attendu qu'ils sont ainsi fondés en leur action dirigée d'abord contre la société Berner, fournisseur de la colle et, en tant que vendeur professionnel, réputée avoir eu connaissance du vice affectant la marchandise qu'elle distribuait ; qu'ils le sont également à l'égard de la société EMFI, puisque l'action en garantie avait été transmise à Jean-Claude Marquet, sous-acquéreur de la colle vendue par la société EMFI à la société Berner, et qu'il n'est pas allégué que celle-ci lui ait fait subir une quelconque transformation, de sorte que le vice de composition relevé ci-dessus était nécessairement préexistant à la vente intervenue entre ces deux sociétés ;
Attendu que l'expert a exactement considéré que Jean-Claude Marquet avait à juste titre pris la décision de ne pas commercialiser les écussons appartenant à la série ayant généré un nombre important de retours de ses clients en raison des défectuosités constatées ; qu'il a pu procéder à un inventaire contradictoire du stock ainsi légitimement estimé inutilisable, de manière à le soumettre à l'expert-comptable qui l'a effectivement pris pour base de son travail destination ;
Attendu que le préjudice subi par l'entreprise, qui doit être mis à la charge des intimées en application de l'article 1645 du Code, Code civil, sera arrêté au montant évalué par l'expert-comptable Gorecki intervenu comme sapiteur auprès de l'expert judiciaire c'est-à-dire à la somme de 39 459 euro; que ce montant n'est du reste l'objet d'aucune contestation ;
Attendu qu'en revanche la réclamation d'une somme de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts ne sera pas admise, faute pour les consorts Marquet de démontrer la réalité du trouble commercial dont ils font état ;
Par ces motifs : Réforme en toutes ses dispositions le jugement du 29 mars 2012 et statuant à nouveau : Condamne in solidum la SARL Berner et la SA EMFI à payer aux consorts Marquet, venant aux droits de Jean-Claude Marquet, la somme de 39 459 euro à titre de dommages-intérêts ; Rejette leur demande afférente au préjudice économique ; Vu l'article 700 du Code de procédure civile condamne in solidum les sociétés intimées à payer aux consorts Marquet une indemnité de procédure de 2 000 euro ; Rejette le surplus des demandes ; Condamne in solidum les sociétés Berner et EMFI aux dépens de première instance et d'appel, en ce inclus les frais d'expertise.