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Décisions

CA Caen, 1re ch. civ., 5 février 2013, n° 09-02537

CAEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mignot

Défendeur :

Beuve Matériaux (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Mme Maussion

Conseillers :

M. Jaillet, Mme Serrin

TGI Cherbourg, du 10 août 2009

10 août 2009

Le 12 juin 2001 Monsieur Pierre Mignot, entrepreneur, qui procédait à la pose d'une toiture en fibrociment sur un hangar agricole appartenant à Monsieur F. a fait une chute mortelle à la suite de la rupture d'une des plaques de fibrociment.

Le juge d'instruction, saisi du dossier, rendait une ordonnance de non-lieu le 24 mars 2003 motifs pris de ce qu'il apparaissait que Monsieur Mignot n'avait pas respecté les règles de sécurité (absence de filet, de harnais de sécurité et déplacement debout sur les plaques de fibrociment) et que son décès était imputable à son comportement.

Se prévalant d'un constat d'huissier réalisé le 21 juin 2001 sur les plaques litigieuses, les Mignot ont par exploit en date du 10/09/2003 fait assigner la société Beuve Matériaux, fournisseur des plaques de fibrociment, sur le fondement des dispositions des articles 1386-1 et suivants du Code civil.

Cette dernière a appelé à la cause son fournisseur la société Interfer, qui a elle-même appelé à la cause le fabricant la société Edilit Spa.

Par décision du juge de la mise en état en date du 13 juillet 2004 Monsieur R. a été désigné en qualité d'expert.

Ce dernier a déposé son rapport le 07/12/2006.

Par jugement en date du 10 août 2009 le Tribunal de grande instance de Cherbourg a :

- Débouté les Mignot de l'intégralité de leurs demandes,

- Condamné les Mignot aux dépens.

Madame Viviane Mignot, Monsieur Loïc Mignot et Monsieur Anthony Mignot (les Mignot) ont interjeté appel de cette décision par déclaration au greffe en date du 10 septembre 2009, leur appel n'étant dirigé que contre la société Beuve Matériaux.

Les prétentions et moyens des parties revêtent la forme, conformément aux dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile, du visa des dernières écritures déposées:

le 02/10/2012 pour les Mignot

le 09/05/2012 pour la société Beuve Matériaux

L'ordonnance de clôture est intervenue le 07/11/2012.

Sur quoi, LA COUR,

Les Mignot fondent leurs demandes sur les dispositions des articles 1386 et suivants du Code civil concernant la responsabilité des produits défectueux.

En application des dispositions de l'article 1386-7 du Code civil et de l'application de la directive 85-374-CEE, en cas de défaut du produit, et donc de responsabilité sans faute, le fournisseur n'est susceptible d'être poursuivi que si le producteur n'est pas identifié.

En l'espèce, les tôles en fibrociment impliquées ont été livrées à Monsieur Mignot par la société Beuve Matériaux ce qui n'est pas contesté.

Il résulte de l'expertise de Monsieur R. que l'absence de marquage de certaines plaques ne permet pas de retrouver le fabricant et que la chaîne des fabricants, distributeurs et entrepreneurs ne permet pas d'assurer la traçabilité des plaques.

C'est donc à juste titre sur le fondement des dispositions de l'article 1386-7 précité que la société Beuve Matériaux a été attraite à la cause par les Mignot, en tant que fournisseur.

Sur la défectuosité des plaques

Aux termes des dispositions de l'article 1386-4 du Code civil un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.

Pour débouter les Mignot de leurs demandes le premier juge a considéré qu'aucun défaut patent de solidité des plaques n'était caractérisé.

Ce faisant il a fait une inexacte appréciation des éléments du litige.

Il est établi, et non contesté, que Monsieur Mignot qui procédait, le 12 juin 2001, à la pose d'une toiture en tôle de fibrociment sur un hangar agricole a fait une chute mortelle à la suite de la rupture d'une des plaques en fibrociment sur laquelle il marchait.

Les Mignot ont le 21 juin 2001 fait procéder à un constat par Maître B., huissier de justice, lequel s'est rendu sur le chantier et a constaté que deux catégories de plaques se trouvaient sur place, les unes de couleur gris clair et les autres nettement plus foncées.

Il a également constaté que la plaque ayant cédé sous le poids de Monsieur Mignot et toujours en place sur la toiture était de couleur claire.

L'huissier a procédé à des essais sur ces deux différents types de plaques en les posant sur deux madriers placés aux extrémités.

Trois hommes réunissant un poids total de 210 kg sont montés sur la plaque gris foncé laquelle ne s'est pas déformée et n'a pas cassé.

Une seule personne d'un poids de 74 kg est montée sur une plaque gris clair, laquelle s'est cassée en deux morceaux francs.

L'expérience a été renouvelée une deuxième fois sur une plaque gris clair et il a été constaté que lors de la montée la plaque pliait mais ne cédait pas, que toutefois au premier mouvement léger du corps elle se cassait en deux morceaux dans le sens de la longueur.

Ces constatations, certes faites par un non expert, ont démontré la fragilité des plaques gris clair.

Cette fragilité a été confirmée tant par l'expertise de Monsieur R. que par le rapport d'essai émanant du CSTB sur des plaques remises par la société Beuve Matériaux.

L'expertise de Monsieur R. a porté sur trois plaques de dimensions 900 mm environ 1 500 mm et une plaque de dimensions 900 mm 1 750 mm, plaques provenant du chantier F.

L'expert a constaté que la charge de rupture limite pour la catégorie C n'était pas obtenue pour une des plaques essayées.

Si l'expert a pu considérer qu'un seul essai indiquant une charge de rupture insuffisante était statistiquement insuffisant pour conclure au non-respect de la norme européenne EN494, il n'en demeure pas moins que l'expertise vient conforter les constatations de l'huissier.

De plus, Monsieur Eric B. a déclaré dans le cadre de l'enquête préliminaire réalisée par la gendarmerie que la société avait lancé, à ses frais, une expertise sur les plaques mises en cause, expertise confiée au Centre Scientifique et Technique du Bâtiment CSTB.

Les résultats de cette expertise n'ont pas été communiqués à l'expert, lequel a déploré que malgré l'engagement de Monsieur B. il n'avait pas eu communication du résultat des essais et il a fallu un incident devant le Conseiller de la Mise en Etat pour que le rapport du CSTB soit communiqué.

Il résulte de ce rapport que les essais réalisés sur les plaques livrées par la société Beuve Matériaux, plaques prises sur le chantier confié à Monsieur Mignot et réceptionnées par le CSTB le 19/07/2001, ont mis en évidence que " les plaques testées sont non conformes ", tant au niveau du moment de flexion que de la rupture et déformation.

Force est de constater que parmi les plaques testées figurent des plaques marquées " C1X NTE 00Y372 " marquage qui correspond aux plaques de couleur gris clair tel que relevé par l'huissier dans son procès-verbal du 21/06/2001 (page 5), l'huissier ayant relevé sur un morceau de plaque claire ce même numéro.

Il est donc suffisamment établi que les plaques de fibrociment livrées par la société Beuve Matériaux à Monsieur Mignot étaient défectueuses, l'expert R. ayant en outre relevé que " selon la norme EN 494 il appartenait au distributeur Beuve Matériaux de connaître le fabricant des produits vendus, ainsi que les éventuelles conformités aux normes européennes et française et en particulier la traçabilité des productions et que cette exigence importante de la norme n'a pas été respecté sur cette opération ".

La société Beuve Matériaux sera en conséquence déclarée responsable, sur le fondement des dispositions de l'article 1386-1 du dommage causé aux Mignot suite au décès de Monsieur Mignot.

Sur l'exonération de responsabilité

Aux termes des dispositions de l'article 1386-13 du Code civil " la responsabilité du producteur (fournisseur) peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ".

La société Beuve Matériaux soutient que le sinistre trouve sa cause unique dans le non-respect par Monsieur Mignot des règles élémentaires de prudence et de sécurité qui s'attachaient à son intervention et ce dans la mesure où il n'a pas respecté les dispositions du décret n° 65-48 du 8 janvier 1965 imposant aux personnes travaillant sur un toit de mettre en place un dispositif permettant d'éviter les chutes et à ceux travaillant sur des matériaux de résistance insuffisante de mettre en place un dispositif leur permettant de ne pas prendre appui directement sur ces matériaux.

La société Beuve Matériaux pour se voir exonérer totalement de sa responsabilité doit établir que l'attitude de Monsieur Mignot présentait les caractéristiques de la force majeure, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Il n'y a donc pas lieu de l'exonérer de la responsabilité de plein droit pesant sur elle.

Toutefois, en circulant sur la toiture composée de plaques en fibrociment sans avoir respecté les dispositions réglementaires applicables, aucune protection n'ayant été mise en œuvre, Monsieur Mignot a contribué à la réalisation du dommage dans une proportion que la Cour évalue à 50 %.

Sur la réparation du préjudice

Sur le préjudice moral

Le préjudice moral de Madame Mignot sera justement évalué à 23 000 euro et celui de chacun des enfants à 16 000 euro, dont moitié à la charge de la société Beuve Matériaux.

Sur le préjudice économique

Monsieur Mignot était entrepreneur en menuiserie.

A la suite de son décès une cessation d'activité de l'entreprise est intervenue au mois de juillet 2002.

Le décès de Monsieur Mignot engendre pour le conjoint survivant et les enfants un préjudice économique tenant à la perte de revenus du foyer, ainsi qu'à la perte de l'unité économique représentée par l'entreprise.

Il convient d'ordonner une mesure d'expertise préalable pour déterminer ces préjudices, l'expert devant tenir compte du régime matrimonial des époux, ainsi que de l'âge des enfants au moment du décès.

Il sera fait droit à la demande de provision sollicitée à hauteur de 20 000 euro.

Sur la demande de dommages et intérêts fondée sur les dispositions de l'article 1382 du Code civil

La réticence de la société Beuve Matériaux à produire les résultats du rapport du CSTB comme elle s'y était engagée a occasionné aux Mignot un préjudice et ce notamment dans la mesure où le tribunal de grande instance n'a pas été en possession de tous les éléments permettant d'apprécier la responsabilité, ce préjudice sera indemnisé à hauteur de 500 euro pour chacun.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

La société Beuve Matériaux qui succombe sera condamnée en tous les dépens de première instance et d'appel en ce y compris les frais d'expertise judiciaire et à payer aux Mignot, unis d'intérêt la somme de 6 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, - Infirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 10 août 2009 par le Tribunal de grande instance de Cherbourg, Statuant à nouveau, Vu les articles 1386 et suivants du Code civil, - Déclare la société Beuve Matériaux responsable du préjudice subi par les Mignot suite au décès de Monsieur Pierre Mignot, sur le fondement des dispositions de l'article 1386-1 du Code civil, - Dit que la responsabilité sera partagée par moitié entre la société Beuve Matériaux et Monsieur Pierre Mignot, Par voie de conséquence, - Condamne la société Beuve Matériaux à payer en réparation de leur préjudice moral : 11 500 euro à Madame veuve Mignot, 8 000 euro à Loïc Mignot 8 000 euro à Anthony Mignot - Condamne la société Beuve Matériaux à payer à chacun des Mignot une somme de 500 euro à titre de dommages et intérêts, Avant dire droit sur le préjudice économique des Mignot - Ordonne une mesure d'expertise, - Commet pour y procéder Monsieur Renaud B.[...] avec pour mission : * Rechercher le revenu annuel global net imposable du ménage avant le décès, * Préciser le revenu de Madame Mignot, avant le décès et subsistant après le décès, mais également les revenus consécutifs au décès (éventuelle pension de réversion, prestation sociale versée par l'organisme de sécurité sociale, rente versée à la veuve si elles existent), * Préciser la valeur de l'entreprise au moment du décès et sa perte de valeur suite au décès, - Dit que l'expert pourra s'adjoindre tout spécialiste de son choix, à charge pour lui d'en informer préalablement le magistrat chargé du contrôle des expertises et de joindre l'avis du sapiteur à son rapport ; dit que si le sapiteur n'a pas pu réaliser ses opérations de manière contradictoire, son avis devra être immédiatement communiqué aux parties par l'expert ; - Dit qu'avant de déposer son rapport, l'expert fera connaître aux parties ses premières conclusions, leur impartira un délai pour formuler dires et observations qu'il annexera avec ses réponses à son rapport ; - Fixe à 3 000 euro la consignation que devront opérer les Mignot au Greffe de cette Cour, par chèque à l'ordre de Monsieur le Régisseur d'avances et de recettes, avant le 30/03/2013, à titre de provision à valoir sur les frais et honoraires de l'expert ; - Dit qu'à défaut de consignation dans le délai imparti, la désignation de l'expert sera caduque ; - Dit que l'expert devra déposer son rapport au greffe de la Cour dans le délai de 4 mois de sa saisine; - Commet le magistrat de la mise en état de la première chambre de la cour pour surveiller les opérations d'expertise ; - Dit qu'en cas d'empêchement de l'expert commis, il sera pourvu à son remplacement par ordonnance de ce magistrat rendue sur simple requête ou même d'office ; - Condamne la société Beuve Matériaux à payer aux Mignot, unis d'intérêts, la somme de 20 000 euro à titre de provision à valoir sur leur préjudice économique, - Condamne la société Beuve Matériaux à payer aux Mignot, unis d'intérêts, la somme de 6 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, - La condamne aux dépens de première instance, - Réserve les dépens d'appel.