CA Paris, 1re ch. H, 15 février 1994
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Société Centrale pour l'Equipement du Territoire
Défendeur :
Société Française des Urbanistes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Montanier
Conseillers :
MM. Bargue, Perie, Kamara
Avoués :
Me Bourdais-Virenque, SCP Fisselier-Chilloux-Boulay
Avocats :
Mes Quint, Donnedieu de Vabres
Vu les mémoires, pièces et documents déposés au greffe à l'appui du recours ;
Saisi par le ministre de l'Economie et des Finances de pratiques imputées à la Société française des Urbanistes (SFU) et à la Société centrale pour l'Equipement du Territoire (SCET) dans le domaine des prestations de service en matière d'urbanisme, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par décision du 7 juillet 1993 prise sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
- enjoint à la SFU de ne plus élaborer ni diffuser de barèmes relatifs à la rémunération des prestations en matière d'urbanisme ;
- enjoint à la SCET de ne plus participer à l'élaboration et à la diffusion de barèmes relatifs à la rémunération des prestations en matière d'urbanisme ;
- infligé à la SFU et à la SCET des sanctions pécuniaires, respectivement de 100 000 F et 1 000 000 F.
Les pratiques dénoncées portaient sur la diffusion dans l'annuaire de la SFU d'un guide de calcul des rémunérations intitulé "Définition et méthode d'évaluation des missions d'urbanisme", à l'élaboration duquel la SCET avait participé à travers un protocole d'accord signé le 7 juillet 1986 avec la SFU
La SCET a formé un recours contre cette décision tendant à son annulation, subsidiairement à son infirmation en ce qu'elle lui a infligé une sanction pécuniaire et, plus subsidiairement encore, à sa réformation sur le montant de la sanction.
Aux motifs de sa décision, le Conseil a estimé, sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986
En ce qui concerne la SFU :
Que, s'il était normal pour une organisation professionnelle de fournir à ses membres une aide à la gestion, celle-ci ne devait, de quelque manière que ce soit, exercer d'influence, directe ou indirecte, sur le libre jeu de la concurrence à t'intérieur de la profession concernée, notamment en prenant la forme d'un schéma de calcul de rémunération comportant des éléments destinés à s'imposer à toutes les entreprises; que tel était le cas de la "méthode d'évaluation des missions de l'urbaniste" insérée dans l'annuaire 1989 de la SFU et établie par cette organisation professionnelle qui présentait un caractère normatif de nature à dissuader les Urbanistes de procéder à la fixation autonome de leurs prix ;
Que ce barème avait pu avoir un effet anticoncurrentiel dès lors qu'il avait été très largement diffusé, notamment à l'ensemble des sociétés, organismes et agences composant la SFU ou qui en dépendent ;
En ce qui concerne la SCET :
Qu'elle avait participé, en application de l'accord-cadre signé entre elle et la SFU le 7 juillet 1986 qui avait pour objet de définir les missions de l'urbaniste et de préciser les méthodes d'évaluation des coûts de cette activité, à l'élaboration de la méthode de calcul critiquée, diffusée pour la première fois dans t'annuaire de la SFU de 1986, puis améliorée et complétée les années suivantes ;
Qu'elle avait contribué à la diffusion de cette méthode de calcul.
La SCET, à l'appui de son recours, fait valoir, sans remettre en cause le caractère anticoncurrentiel de la méthode de calcul diffusée :
- que le Conseil n'a pas caractérisé la prétendue participation de la SCET à l'élaboration de celles des dispositions qui ont été jugées anticoncurrentielles ;
- qu'en effet seul l'annuaire de 1989 est retenu, alors que l'élément concret invoqué à l'encontre de la SCET est la participation à l'accord cadre du 7 juillet 1986 qui a permis l'élaboration de la méthode de calcul diffusée en 1986 ;
- que, cette méthode ayant subi des modifications en 1987, 1988 et 1989, la preuve d'une corrélation entre ta participation reprochée à la SCET et celles des dispositions de la méthode parue dans l'annuaire 1989 considérées comme illicites n'est pas rapportée.
Subsidiairement, sur le montant de la sanction pécuniaire, elle reproche à la décision du Conseil de ne pas avoir tenu compte du caractère limité des atteintes à la concurrence.
A ce titre, elle soutient :
- que la méthode est strictement conforme à la circulaire DAFU/1 800 du 8 mai 1981 du ministre de l'Equipement et n'en diffère que sur quelques points précis et limités ;
- que la diffusion de la méthode auprès de ses filiales n'a été accompagnée d'aucune forme d'incitation à l'utiliser ou d'instruction à cette fin; que cette diffusion est donc exclusive de tout accord au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et n'a eu aucune incidence sur la portée réelle de la méthode et sur l'importance des atteintes à la concurrence ; qu'elle n'a, au demeurant, concerné que tes membres de son groupe et n'a pas eu d'influence en dehors de lui ;
- que sa participation est ponctuelle et secondaire puisque limitée à son seul réseau de filiales; que les faits reprochés n'ont aucun caractère répétitif ;
- que le marché de l'urbanisme, notion artificielle et incertaine, est réduit; qu'en réalité il n'y a pas de concurrence praticable sur ce marché en raison de l'omniprésence de l'Etat ;
- qu'ainsi, les conséquences sur l'économie des griefs retenus sont négligeables.
La SFU mise en cause d'office par ordonnance du délégataire du premier président en date du 27 septembre 1993 expose qu'elle n'est pas une organisation patronale; qu'elle agit avec de faibles moyens pour la reconnaissance de la profession d'urbaniste et qu'elle est avant tout soucieuse d'être irréprochable au regard de la loi.
Elle insiste sur les particularités du marché de l'urbanisme et sur la nécessité qu'elle a ressentie, à partir de 1981 où le ministre chargé de l'Urbanisme a cessé de diffuser des barèmes de rémunération, de définir la nomenclature des prestations en urbanisme, un contrat type et les conditions de ta rémunération.
Elle estime son erreur au regard des règles de fonctionnement de la concurrence bien excusable, alors qu'il existe un débat sur l'opportunité d'établir des références chiffrées en matière de rémunération dans certains secteurs.
Elle précise enfin que la méthode portait pour l'essentiel sur le contenu des missions et que les critères d'évaluation des rémunérations, très souples, n'avaient pas un caractère normatif.
Elle prie la cour de tirer toutes conséquences de droit de ses observations sans toutefois expressément former un recours contre la décision du Conseil.
Le ministre de l'Economie observe que s'il est exact que les barèmes 1986, 1987 et 1988 ne sont pas aux débats, il reste vrai que le barème 1989 résulte de ceux des années précédentes, améliorés et complétés, ainsi qu'il ressort du procès-verbal d'audition en date du 16 septembre 1991 de M. Lenoir, vice-président de ta SFU et ancien responsable d'un groupe d'agences de la SCET.
Il relève qu'il résulte du même procès-verbal d'audition que la méthode de calcul a été établie conjointement par la SFU et la SCET; qu'ainsi la participation de la SCET à l'élaboration du barème 1989 est bien acquise; qu'elle l'a d'ailleurs diffusé auprès de ses filiales, aggravant ainsi sa portée au regard de ta violation des règles de la concurrence.
Il estime enfin que la sanction infligée à la SCET, qui ne représente que 1,7 p. 100 de son chiffre d'affaires, est proportionnée à la gravité des pratiques reprochées, à sa responsabilité dans l'élaboration et la diffusion du barème et à son rôle sur le marché des prestations d'urbanisme.
La SCET réplique en rappelant notamment qu'en l'absence des annuaires 1986, 1987 et 1988 il est impossible de faire une comparaison rigoureuse entre la méthode de calcul proposée en 1986 et celle établie en 1989.
Elle ajoute que la diffusion du barème ne peut être retenue en tant que telle en l'absence d'accord au sein de son groupe et ne peut être examinée qu'au regard de la portée de sa participation à une pratique anticoncurrentielle.
Elle estime que le ministre de l'Economie n'apporte aucun élément concret propre à caractériser la gravité des pratiques incriminées et à établir la réalité du dommage à l'économie.
La SFU demande à la cour de prendre acte de l'absence de réponse du ministre de l'Economie à ses observations.
Le Conseil a fait connaître qu'il n'entendait pas user de la faculté de présenter des observations écrites devant la cour.
Le Ministère public conclut oralement au rejet du recours.
Sur quoi, LA COUR
Considérant qu'il y a lieu de constater que la SFU, mise en cause d'office, se borne à formuler des observations et n'a pas formé de recours contre la décision du Conseil ;
Considérant que le Conseil a retenu que la "méthode d'évaluation des missions de l'urbaniste" insérée dans l'annuaire 1989 de la SFU et réalisée par cette organisation professionnelle, comportait des indications permettant à des professionnels de calculer leur rémunération sans tenir compte des coûts de revient réels; que ladite méthode se fondait sur des formules mathématiques ou des forfaits permettant de déterminer de façon automatique et uniforme le prix de certaines prestations; qu'elle présentait dès lors un caractère normatif et était, de ce fait, de nature à dissuader les Urbanistes de procéder à la fixation autonome de leurs prix ;
Que la SCET, sans contester que ce barème soit contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, soutient essentiellement que la preuve de sa participation à l'élaboration de celles de ses dispositions jugées anticoncurrentielles ne serait pas établie, puisqu'il lui est seulement reproché la signature d'un accord-cadre avec la SFU, le 7 juillet 1986, ayant certes permis l'élaboration du barème paru dans l'annuaire 1986 de la SFU mais sans lien avéré avec le barème incriminé qui est le résultat de la modification des barèmes parus dans les annuaires 1986, 1987 et 1988 qui ne sont pas versés au dossier ;
Mais considérant qu'il ressort du procès-verbal d'audition du 16 septembre 1991 de M. Lenoir, aujourd'hui vice-président de la SFU, qu'il a élaboré en liaison avec la SFU, dans te cadre des fonctions qu'il occupait alors à la SCET, ta méthode d'évaluation des missions d'urbanisme parue pour la première fois dans l'annuaire de la SFU de 1986 ;
Que l'accord cadre du 7 juillet 1986 résultant de cette collaboration avait notamment pour objet de préciser les méthodes d'évaluation des coûts de l'activité d'urbaniste ;
Que l'annuaire 1989 de la SFU qui fait référence à cet accord mentionne que la méthode de calcul a été mise au point conjointement par la SCET et la SFU ;
Que la SCET n'a nullement protesté contre cette affirmation ; que bien au contraire elle a diffusé cet annuaire auprès de ses filiales ;
Que c'est ainsi vainement qu'elle prétend que sa participation au barème publié dans l'annuaire 1989 de ta SFU, dont te caractère contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est reconnu, ne serait pas établie ;
Que sa participation à l'élaboration de ce barème et la diffusion de ce document auprès de ses filiales constituent bien une pratique anticoncurrentielle visée par l'article 7 de l'ordonnance précitée ;
Considérant sur la sanction, que le Conseil a exactement défini le marché de référence comme caractérisé, d'une part, par une demande émanant de l'Etat, des collectivités territoriales et des sociétés qui relèvent d'eux, d'autre part, par une offre émanant d'architectes, d'agents
publics appartenant notamment aux services techniques de l'Etat et des collectivités locales, de salariés relevant de la SCET ou de sociétés d'économie mixte, de salariés du secteur privé et de chefs d'entreprise exerçant à titre libéral ;
Que la SCET ne peut sérieusement soutenir que ce marché constituerait une notion artificielle et incertaine au motif que l'Etat et les collectivités locales y occupent une place prépondérante, alors que ceux-ci sont eux-mêmes soumis aux règles de la concurrence ;
Que l'étroitesse du marché, résultant du peu d'Urbanistes en exercice, ne saurait non plus le faire échapper au jeu d'une libre concurrence ;
Considérant qu'il est par ailleurs constant que la place que la SCET occupe elle-même sur ce marché, compte tenu de son chiffre d'affaires hors taxes qui pour le dernier exercice connu (1991) s'est élevé à 563 033 799,46 F dont 183 081 000 F au titre des honoraires d'urbanisme, lui confère un rôle prépondérant dans l'instauration et l'application du barème incriminé ;
Que son poids économique sur ce marché a nécessairement conforté dans sa démarche la SFU dont les seules ressources sont constituées par les cotisations perçues auprès de ses adhérents qui pour le même exercice se sont élevées à 442 407 F ; qu'à l'évidence sans l'aval de la SCET, d'ailleurs rappelé dans l'annuaire de la SFU de 1989, le barème publié et diffusé, à supposer qu'il ait pu être établi à la seule initiative de la SFU, n'aurait eu qu'un moindre impact sur les professionnels ;
Considérant que la SCET fait tout aussi vainement valoir que le barème litigieux était pour partie conforme à la circulaire DAFU/1800 du 8 mai 1981 du ministère de l'Equipement ; qu'en effet cette circonstance n'est pas de nature à lui ôter son caractère anticoncurrentiel ou à exonérer ses auteurs de leur responsabilité alors que les prix des prestations en cause étaient libérés ;
Considérant enfin que si la diffusion de la méthode de calcul des rémunérations auprès des filiales de la SCET ne constitue pas un accord au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susceptible d'être sanctionné indépendamment de l'élaboration du barème lui-même, elle demeure cependant un élément d'appréciation de la gravité des faits reprochés; que cette diffusion a évidemment contribué à augmenter l'impact de la méthode d'évaluation, étant observé que même si elle n'était accompagnée d'aucune instruction formelle d'utilisation, elle constituait en elle-même une incitation à t'appliquer ;
Considérant que si l'élaboration et la diffusion de la méthode de calcul des rémunérations en incitant les Urbanistes à calculer leur prix sans tenir compte de leurs coûts de revient réels sont bien à l'origine d'un dommage à l'économie, il convient en revanche de tenir compte du fait que seul le barème 1989 a été retenu par les poursuites ; qu'il n'est donc reproché à la SCET, ainsi qu'elle le relève, qu'une participation limitée ;
Considérant qu'en fonction des critères de proportionnalité sus-énoncés et des éléments d'appréciation énumérés, étant rappelé que le chiffre d'affaires de ta SCET s'est élevé pour te dernier exercice connu à 183 081 000 F au titre des honoraires d'urbanisme, il convient, infirmant partiellement la décision du Conseil, de fixer la sanction pécuniaire infligée à la SCET à 800 000 F,
Par ces motifs : Statuant dans la limite du recours de la Société centrale pour l'Equipement du Territoire, Confirme la décision n° 93-D-30 rendue par le Conseil de la concurrence le 7 juillet 1993, sauf sur le montant de la sanction pécuniaire infligée à ta Société centrale pour l'Equipement du Territoire ; Statuant à nouveau de ce chef : Fixe à 800 000 F le montant de la sanction pécuniaire infligée à la Société centrale pour l'Equipement du Territoire ; La condamne aux dépens.