CJUE, 7e ch., 11 septembre 2014, n° C-489/13
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Verest, Gerards
Défendeur :
Belgische Staat
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Da Cruz Vilaça
Juges :
MM. Bonichot, Arabadjiev
Avocat général :
M. Jääskinen
LA COUR
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 63 TFUE et 65 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans la cadre d'un litige opposant M. Verest et Mme Gerards au Belgische Staat au sujet du traitement fiscal, en Belgique, d'un bien immobilier situé en France.
Le cadre juridique
3 L'article 7, paragraphe 1, du code des impôts sur les revenus 1992 (ci après le "CIR 92") dispose:
"§ 1er. Les revenus des biens immobiliers sont:
1° pour les biens immobiliers qui ne sont pas donnés en location:
a) pour les biens sis en Belgique:
- le revenu cadastral lorsqu'il s'agit de biens immobiliers non bâtis, du matériel et de l'outillage présentant le caractère d'immeuble par nature ou par destination ou de l'habitation visée à l'article 12, § 3;
- le revenu cadastral majoré de 40 [%] lorsqu'il s'agit d'autres biens;
b) pour les biens sis à l'étranger: la valeur locative;
[...]"
4 L'article 13 du CIR 92 énonce:
"En ce qui concerne la valeur locative, le loyer et les avantages locatifs des biens immobiliers, le revenu net s'entend du montant brut du revenu diminué, pour frais d'entretien et de réparation, de:
- 40 [%] pour les biens immobiliers bâtis ainsi que pour le matériel et l'outillage, présentant le caractère d'immeuble par nature ou par destination [...]
[...]"
5 L'article 155 du CIR 92 prévoit:
"Les revenus exonérés en vertu de conventions internationales préventives de la double imposition sont pris en considération pour la détermination de l'impôt, mais celui-ci est réduit proportionnellement à la partie des revenus exonérés dans le total des revenus.
[...]"
6 L'article 3, paragraphe 1, de la convention entre la France et la Belgique tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d'assistance administrative et juridique réciproque en matière d'impôts sur les revenus, signée à Bruxelles le 10 mars 1964 (ci-après la "convention préventive de double imposition"), est libellé comme suit:
"Les revenus provenant des biens immobiliers, y compris les accessoires ainsi que le cheptel mort ou vif des entreprises agricoles et forestières, ne sont imposables que dans l'État contractant où ces biens sont situés."
7 L'article 19, A, paragraphes 2 et 4, de la convention préventive de double imposition énonce:
"La double imposition est évitée de la manière suivante:
A. En ce qui concerne la Belgique:
[...]
2. Les revenus autres que ceux visés au paragraphe 1 ci-dessus sont exonérés des impôts belges mentionnés à l'article 2, paragraphe 3 A, de la présente Convention, lorsque l'imposition en est attribuée exclusivement à la France.
[...]
4. Nonobstant les dispositions qui précèdent, les impôts belges visés par la présente Convention peuvent être calculés, sur les revenus imposables en Belgique en vertu de ladite Convention, au taux correspondant à l'ensemble des revenus imposables d'après la législation belge."
Le litige au principal et la question préjudicielle
8 Il ressort de la décision de renvoi que les requérants au principal résident en Belgique, où leurs revenus sont assujettis à l'impôt. Après l'achat d'un bien immobilier en France au mois d'août 2004, ils ont déposé, l'année suivante, une déclaration fiscale qui a fait l'objet de corrections de la part des autorités fiscales belges. Ces corrections ont été contestées par les requérants, qui ont saisi le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen (tribunal de première instance d'Anvers).
9 À la suite du rejet de leur recours, les requérants au principal ont interjeté appel devant le hof van beroep te Antwerpen (cour d'appel d'Anvers).
10 Selon cette dernière juridiction, le litige dont elle est saisie concerne le traitement fiscal en Belgique d'un bien immobilier situé en France. Elle relève à cet égard que, en vertu de la convention préventive de double imposition, les revenus des biens immobiliers ne sont imposables que dans l'État où se situe le bien. Cette exonération serait assortie au profit du Royaume de Belgique d'une réserve de progressivité en vertu de laquelle les revenus immobiliers des biens situés en France peuvent être pris en compte lors du calcul du taux d'imposition applicable aux revenus imposables en Belgique.
11 Le hof van beroep te Antwerpen relève également que le revenu des biens non donnés en location, situés en Belgique, est déterminé sur la base du revenu cadastral et qu'un revenu immobilier hypothétique est établi de manière similaire en France. Toutefois, conformément à l'article 7 du CIR 92, le revenu des biens immeubles non donnés en location, mais situés dans un État autre que la Belgique, serait déterminé en fonction de leur seule valeur locative. Le revenu cadastral belge et le revenu cadastral français seraient comparables, mais le revenu cadastral serait, en règle générale, inférieur à la valeur locative.
12 À la lumière de ces considérations, le hof van beroep te Antwerpen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"L'article 56 CE s'oppose-t-il à l'imposition dans un État membre des biens immobiliers non loués situés dans un autre État membre sur une autre base que leur revenu cadastral local, en particulier dans le présent cas quand on sait que le revenu cadastral local est déterminé d'une manière analogue au revenu cadastral belge de biens immobiliers belges?"
Sur la question préjudicielle
Sur la portée de la question
13 Il convient de rappeler que, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l'article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises (arrêt Brey, C 140/12, EU:C:2013:565, point 31 et jurisprudence citée).
14 Ainsi, afin de pouvoir fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi, il y a lieu d'apprécier la réglementation nationale en cause au principal dans son contexte factuel et juridique, tel qu'il ressort de la décision de renvoi.
15 Il est constant que, dans l'affaire au principal, est en cause le traitement fiscal des revenus d'un bien immobilier non donné en location acquis en France par des résidents belges, les requérants au principal. En vertu de la convention préventive de double imposition conclue entre ces deux États membres, les revenus immobiliers afférents à ce bien ne sont imposés qu'en France. Toutefois, une clause, dite "de réserve de progressivité", permet aux autorités belges de tenir compte de ces revenus afin de déterminer le taux d'imposition s'appliquant aux seuls revenus imposables en Belgique.
16 En outre, la juridiction de renvoi relève que les modalités permettant la détermination des revenus provenant d'immeubles non donnés en location diffèrent selon que le bien est situé en Belgique ou dans un autre État membre. Ainsi, il résulte de la décision de renvoi que, dans l'affaire au principal, le revenu du bien immobilier non donné en location sis en France est déterminé en fonction de la valeur locative dont le montant est supérieur au revenu cadastral d'un bien comparable sis en Belgique.
17 Au vu de ce qui précède, il convient, dès lors, de déterminer si l'article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation d'un État membre, telle que celle en cause au principal, qui prévoit, lors de l'application d'une clause de progressivité contenue dans une convention préventive de double imposition, que, pour la détermination du taux d'imposition sur le revenu, les revenus tirés d'un bien immobilier non donné en location situé dans un autre État membre sont fixés à partir de sa "valeur locative", alors que ceux tirés d'un tel bien mais situé dans le premier État membre le sont sur la base de son "revenu cadastral" et que ce dernier revenu est, en général, inférieur à la "valeur locative".
Sur l'existence d'une restriction à la libre circulation des capitaux
18 Il importe, d'emblée, de rappeler que, en vertu d'une jurisprudence constante, en l'absence de mesures d'unification ou d'harmonisation adoptées par l'Union européenne, les États membres demeurent compétents pour déterminer les critères d'imposition des revenus et de la fortune en vue d'éliminer, le cas échéant par voie conventionnelle, les doubles impositions. Dans ce contexte, les États membres sont libres, dans le cadre de conventions bilatérales tendant à éviter les doubles impositions, de fixer les facteurs de rattachement aux fins de la répartition de la compétence fiscale (arrêt Imfeld et Garcet, C 303/12, EU:C:2013:822, point 41 ainsi que jurisprudence citée).
19 Toutefois, cette répartition de la compétence fiscale ne permet pas aux États membres d'appliquer des mesures contraires aux libertés de circulation garanties par le traité FUE. En effet, en ce qui concerne l'exercice du pouvoir d'imposition ainsi réparti dans le cadre de conventions bilatérales préventives de la double imposition, les États membres sont tenus de se conformer aux règles de l'Union (arrêt Imfeld et Garcet, EU:C:2013:822, point 42).
20 Il en découle que, sous réserve du respect des libertés de circulation garanties par le traité, un État membre est libre de prévoir, en vue de l'imposition sur les revenus des personnes physiques, des méthodes d'évaluation du revenu immobilier d'un bien non donné en location qui diffèrent selon que le bien est situé dans cet État membre ou dans un autre État membre.
21 À cet égard, il convient de rappeler que les mesures interdites par l'article 63, paragraphe 1, TFUE, en tant que restrictions aux mouvements de capitaux, comprennent celles qui sont de nature à dissuader les résidents d'un État membre de faire des investissements immobiliers dans d'autres États membres (arrêt Libert e.a., C-197/11 et C 203/11, EU:C:2013:288, point 44).
22 Dans une situation telle que celle de l'affaire au principal, il est constant que tous les revenus immobiliers des résidents belges sont pris en compte lors de la fixation du taux d'imposition s'appliquant à leurs revenus imposables en Belgique. Il est également constant que le revenu d'un bien immobilier non donné en location sis en Belgique est déterminé en fonction du revenu cadastral, dont le montant est inférieur à la valeur locative retenue pour la détermination du revenu d'un tel bien situé dans un autre État membre.
23 Il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si, de ce fait, les revenus imposables des résidents belges propriétaires d'un bien immobilier non donné en location, situé dans un État membre autre que la Belgique, sont susceptibles d'être soumis à un taux d'imposition supérieur à celui applicable aux revenus desdits résidents disposant d'un bien comparable en Belgique.
24 Si tel était le cas, une réglementation telle que celle en cause au principal serait constitutive d'une différence de traitement susceptible de dissuader les résidents belges de faire des investissements immobiliers dans des États membres autres que la Belgique, ce qui est de nature à entraîner une restriction à la libre circulation des capitaux, prohibée, en principe, par l'article 63 TFUE.
Sur l'existence d'une justification de la restriction à la libre circulation des capitaux
25 Conformément à l'article 65, paragraphe 1, sous a), TFUE, l'article 63 TFUE ne porte pas atteinte au droit qu'ont les États membres d'appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis.
26 Cette disposition, en tant qu'elle constitue une dérogation à la liberté des mouvements des capitaux, doit faire l'objet d'une interprétation stricte. Partant, elle ne saurait être interprétée en ce sens que toute législation fiscale comportant une distinction entre les contribuables en fonction du lieu où ils résident ou de l'État dans lequel ils investissent leurs capitaux est automatiquement compatible avec le traité (voir arrêt Emerging Markets Series of DFA Investment Trust Company, C 190/12, EU:C:2014:249, point 55 et jurisprudence citée).
27 En effet, la dérogation prévue par ladite disposition est elle-même limitée par l'article 65, paragraphe 3, TFUE, qui prévoit que les dispositions nationales visées au paragraphe 1 de cet article "ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements telle que définie à l'article 63" (voir arrêt Emerging Markets Series of DFA Investment Trust Company, EU:C:2014:249, point 56).
28 Les différences de traitement autorisées par l'article 65, paragraphe 1, sous a), TFUE doivent être ainsi distinguées des discriminations interdites par le paragraphe 3 de ce même article. Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, pour qu'une réglementation fiscale nationale puisse être considérée comme compatible avec les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux, il faut que la différence de traitement qu'elle prévoit concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou soit justifiée par une raison impérieuse d'intérêt général (voir arrêt Emerging Markets Series of DFA Investment Trust Company, EU:C:2014:249, point 57).
29 D'une part, dans le litige au principal, il est constant que, en vertu de la convention préventive de double imposition telle qu'appliquée en Belgique, les revenus immobiliers des biens situés en France ne sont pas imposés en Belgique, alors que les revenus immobiliers des biens situés dans ce dernier État membre sont inclus dans l'assiette fiscale. Toutefois, cette convention permet aux autorités belges de tenir compte des revenus immobiliers des biens situés en France afin de déterminer, en application de la "réserve de progressivité" prévue par ladite convention, le taux d'imposition s'appliquant aux revenus imposables en Belgique.
30 Il y a lieu de relever qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour que la méthode de l'exemption avec "réserve de progressivité" permet d'assurer que les revenus d'un contribuable qui sont exonérés dans l'État membre de résidence peuvent néanmoins être pris en considération par ce dernier afin d'appliquer la règle de progressivité lors du calcul du montant de l'impôt sur le reste des revenus du contribuable (voir, en ce sens, arrêt Asscher, C 107/94, EU:C:1996:251, point 47).
31 L'objectif d'une telle réglementation est d'éviter que, dans l'État membre de résidence, les revenus imposables d'un contribuable, propriétaire d'un bien immobilier situé dans un autre État membre, soient frappés d'un taux d'imposition inférieur à celui applicable aux revenus des contribuables, propriétaires de biens comparables dans l'État membre de résidence.
32 À la lumière de cet objectif, la situation des contribuables ayant acquis un bien immobilier dans l'État membre de résidence est comparable à celle des contribuables ayant acquis un tel bien dans un autre État membre.
33 D'autre part, il y a lieu de constater que le gouvernement belge n'a invoqué aucun objectif d'intérêt général pouvant servir de justification.
34 Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question préjudicielle posée que l'article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation d'un État membre, telle que celle en cause au principal, dans la mesure où elle est susceptible d'aboutir, lors de l'application d'une clause de progressivité contenue dans une convention préventive de double imposition, à un taux d'imposition sur le revenu plus élevé du seul fait que la méthode de détermination des revenus des biens immobiliers conduit à ce que ceux provenant de biens immobiliers non donnés en location situés dans un autre État membre soient évalués à un montant supérieur à ceux provenant des tels biens situés dans le premier État membre. Il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si tel est bien l'effet de la réglementation en cause au principal.
Sur les dépens
35 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit: