CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 15 octobre 2014, n° 13-17276
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Coopérative Dauphinoise (SCA)
Défendeur :
L'Ammoniac Agricole (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Laire, Grange, Grappotte-Benetreau, Marès
Faits et procédure
Vu le jugement du 21 juin 2013, par lequel le Tribunal de commerce de Bordeaux a débouté la société Coopérative Dauphinoise de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à Mme Perrin-Bouvier, ès qualités de liquidatrice amiable de la société L'Ammoniac Agricole, la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu l'appel interjeté le 26 août 2013 par la société Coopérative Dauphinoise et ses dernières conclusions notifiées le 22 novembre 2013, par lesquelles elle demande à la cour de réformer le jugement entrepris et statuant à nouveau, condamner la société L'Ammoniac Agricole à réparer l'intégralité du préjudice subi par la société Coopérative Dauphinoise et la condamner au paiement de la somme de 500 000 , outre celle de 5 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 21 janvier 2014 par lesquelles la société L'Ammoniac Agricole demande à la cour de confirmer, en toutes ses dispositions, le jugement entrepris, constater l'inapplicabilité de l'article L. 442-6 I 5° aux faits de l'espèce, à titre subsidiaire, constater l'absence de rupture brutale, à titre très subsidiaire, constater que la Coopérative Dauphinoise ne justifie pas du préjudice dont elle demande réparation, en conséquence, la débouter de l'ensemble de ses demandes et la condamner à payer à Mme Perrin-Bouvier, ès qualités de liquidateur amiable de la société l'Ammoniac Agricole, la somme de 7 000 en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE,
Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :
La société Coopérative Dauphinoise assure, pour le compte de ses adhérents coopérateurs, la mise à disposition de moyens nécessaires à l'activité de leurs exploitations, notamment de produits chimiques et d'engrais pour permettre les campagnes de fertilisation ayant lieu du mois de mai au mois de juillet de chaque année.
La société L'Ammoniac Agricole était l'unique distributeur en France d'ammoniac anhydre, engrais agricole sous pression, dont le transport, l'épandage et le stockage sont strictement réglementés.
Dans le cadre du contrat de distribution conclu avec la société L'Ammoniac Agricole en octobre 1998, la Coopérative Dauphinoise a créé une station de stockage constituée de cuves fixes et mobiles et a constitué un réseau de revendeurs auxquels elle était liée par des conventions d'épandage.
Par communiqué du 18 décembre 2009, la société L'Ammoniac Agricole a informé ses distributeurs dont faisait partie la société Coopérative Dauphinoise, de la future cessation de sa production d'ammoniac agricole et de la dissolution de sa société à la fin de la campagne de fertilisation 2010, soit fin juillet 2010.
Par lettre recommandée du 25 janvier 2010, la société L'Ammoniac Agricole a notifié à la société Coopérative Dauphinoise son projet de cessation d'activité avec copie de sa lettre du 18 décembre 2009, tout en prenant l'engagement d'assurer les livraisons en cours jusqu'à la fin de la campagne 2010.
Lors de son assemblée générale extraordinaire du 15 février 2010, la société L'Ammoniac Agricole a été dissoute, à effet du 1er juillet 2010, et est depuis lors en liquidation amiable.
Dès le 11 mai 2010, la société L'Ammoniac Agricole faisait part de "son impossibilité d'assurer la totalité de nos engagements (...) avant que ne survienne la période de pointe des livraisons".
Par lettre en date du 30 juillet 2010, la société Coopérative Dauphinoise a protesté d'une telle décision et de l'absence de respect d'un préavis suffisant, lui ayant causé un préjudice.
Par acte extra judiciaire en date du 10 mai 2011, la société Coopérative Dauphinoise a fait assigner la société L'Ammoniac Agricole sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, demandant réparation à hauteur de 500 000 euros.
Considérant que la société Coopérative Dauphinoise fait valoir que la brutalité de la rupture est avérée ; que la décision de la société L'Ammoniac Agricole de cesser son activité n'était pas motivée par des restrictions ou interdictions réglementaires ou communautaires, la Cour d'appel de Paris ayant relevé dans un arrêt du 13 octobre 2010, que la dissolution de la société constituait une manœuvre délibérée destinée à se soustraire à des obligations résultant de l'article L. 442-6 du Code de commerce ; que les dispositions de cet article sont applicables, même si le contrat de distribution prévoyait un préavis de trois mois et qu'il convient de rechercher si celui-ci était suffisant et raisonnable au regard de la relation commerciale entre les parties ; qu'au regard de la nature particulière des activités agricoles litigieuses, de l'ancienneté des relations contractuelles, de la poursuite des activités envisagée en juin 2010 et de l'exclusivité d'Ammoniac Agricole dans la fourniture des engrais, un préavis plus long aurait du être respecté ; que la société L'Ammoniac Agricole n'a pas respecté son engagement d'assurer sans défaillance la fourniture des produits jusqu'à la fin de la campagne 2010, impossibilité démontrée dans la lettre du 11 mai 2010 ; qu'ainsi, le préavis consenti a été tout au plus de 3 mois et non de 3 ans ;
Considérant que la société L'Ammoniac Agricole expose que sa décision d'arrêter la distribution de l'ammoniac anhydre était justifiée par la dangerosité du produit et le poids de la réglementation ; qu'à la suite de la fermeture, en 2009, de l'usine produisant l'hydrogène nécessaire à la fabrication de l'ammoniac et suite à la mission interministérielle sur les risques liés au produit, elle devait s'approvisionner dans un site plus lointain, avec des coûts de transport plus élevés et des risques réglementaires accrus ; que la décision d'un opérateur économique de se retirer d'un marché ne saurait être qualifiée de rupture brutale, cette décision découlant de la liberté du commerce ; qu'en l'espèce, le délai de préavis de 3 mois, prévu au contrat, était suffisant, dès lors que le produit est un engrais aisément substituable, ne nécessitant pas un temps de reconversion très long des distributeurs ; que le chiffre d'affaire de la société Coopérative Dauphinoise ne repose pas principalement sur la revente d'ammoniac anhydre et qu'ainsi la cessation de son activité n'a pas eu d'influence sur sa viabilité et sa capacité à vendre des engrais ; que la réalité de la campagne réalisée en 2011 par la Coopérative Dauphinoise, après l'arrêt de la distribution de l'ammoniac anhydre, démontre qu'elle n'a subi aucun dommage ; qu'elle précise avoir poursuivi ses livraisons d'ammoniac anhydre, en exécution de l'arrêt de la cour le lui enjoignant, ou en tout cas, avoir maintenu son potentiel de livraison au-delà de la campagne de 2010 et jusqu'à la campagne de 2012 ; qu'au vu de ces éléments, le préavis a, en réalité, duré 17 mois ;
Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce qu' "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...)" ;
Considérant que si les parties s'accordent sur la durée de leurs relations commerciales, elles s'opposent sur la rupture, la société Ammoniac Agricole prétendant qu'une cessation totale d'activité échappe à l'application de l'article précité ;
Considérant que si l'article L. 442-6 n'a pas vocation à prohiber le droit de toute personne, physique ou morale, d'arrêter d'exercer une activité, elle ne saurait se désintéresser de la rupture des relations commerciales qui en découle ; que, dès lors, sauf impossibilité matérielle justifiée, cette rupture doit ménager un préavis suffisant aux partenaires commerciaux ; que la circonstance que le contrat ait prévu un délai de préavis, ne dispense pas de vérifier que ce délai a effectivement permis à ceux-ci de se reconvertir ;
Considérant que c'est la société qui rompt les relations commerciales qui doit manifester à son partenaire son intention de ne pas les poursuivre dans les conditions antérieures ; que cette manifestation fait courir le délai de préavis ;
Considérant, en l'espèce, que, par communiqué du 18 décembre 2009, la société L'Ammoniac Agricole a informé ses distributeurs dont faisait partie la société Coopérative Dauphinoise, de la future cessation de sa production d'ammoniac agricole et de la dissolution de sa société à la fin de la campagne de fertilisation 2010, soit fin juillet 2010 ; que cette décision a été notifiée personnellement à la société Coopérative Dauphinoise, par lettre recommandée du 25 janvier 2010 ; que la société L'Ammoniac Agricole a pris, dans ce courrier, l'engagement d'assurer les livraisons en cours jusqu'à la fin de la campagne 2010 ; qu'il peut en être déduit que le préavis consenti était d'une durée de 15 mois ; qu'en effet, les achats d'ammoniac anhydre s'effectuent chaque année sur une campagne allant de mai à juillet ; que si la campagne 2010 était assurée, en revanche celle de 2011 ne l'était pas, imposant la recherche de solutions alternatives ; que les effets de la rupture se sont manifestés au démarrage de la campagne 2011 au cours de laquelle l'ammoniac anhydre n'était plus disponible en tant qu'engrais ;
Considérant que la durée du préavis a pour finalité de permettre aux entreprises victimes de remédier à la désorganisation résultant de la rupture ; qu'elle s'apprécie au regard de critères qui dépendent de la nature et de l'ancienneté de la relation commerciale, de la notoriété des produits pris en considération, du degré de dépendance à l'égard du fournisseur, de la faculté de trouver des partenaires équivalents, et d'amortir les investissements engagés légitimement pour satisfaire les besoins spécifiques du cocontractant, auteur de la rupture ;
Considérant, en l'espèce, que les relations commerciales ont duré près de 12 ans ;
Considérant que bien que la société L'Ammoniac Agricole soit son fournisseur exclusif, la société Coopérative Dauphinoise ne se trouvait pas en situation de dépendance à son égard, de nombreux engrais azotés alternatifs pouvant être achetés et vendus aux exploitants agricoles ; qu'en effet, l'ammoniac anhydre fait partie de la famille des engrais azotés, comme l'urée, les ammonitrates et les solutions azotées ; que ces engrais remplissent la même fonction que l'ammoniac anhydre et peuvent être utilisés indifféremment par les agriculteurs ; que cependant, il y a lieu de prendre en considération les frais de reconversion de la société Coopérative Dauphinoise ; que celle-ci justifie avoir dû engager des frais de transformation et d'agencement pour adapter ses installations aux produits de substitution de l'ammoniac, pour un montant de 60 778 euros hors taxe et avoir dû accomplir de nombreuses formalités administratives, s'agissant d'activités réglementées ;
Considérant, enfin, que la société Coopérative Dauphinoise ne réalisait qu'une part très modeste de son chiffre d'affaires avec la société L'Ammoniac Agricole, cette part se situant aux alentours de 0,35 % de son chiffre d'affaires ; qu'ainsi l'indisponibilité d'ammoniac pour la Coopérative Dauphinoise n'a pas eu d'influence sur sa viabilité à court et moyen terme et particulièrement sur sa capacité à vendre des engrais ;
Considérant qu'au vu de ces éléments, il y a lieu de considérer que le préavis octroyé était suffisant ;
Considérant, toutefois, que la société Coopérative Dauphinoise prétend que ce préavis n'a pas été effectif, ainsi qu'en attesterait un courrier de mai 2010 dans lequel la société L'Ammoniac Agricole reconnaîtrait ne pas pouvoir livrer la campagne 2010 ; qu'en effet, dès le 11 mai 2010, la société L'Ammoniac Agricole faisait part de "son impossibilité d'assurer la totalité de nos engagements (...) avant que ne survienne la période de pointe des livraisons" ;
Mais considérant que la société Coopérative Dauphinoise ne démontre pas avoir subi de ruptures d'approvisionnement pendant la campagne 2010 ; qu'en effet, si les courriers de mai attestent de sérieuses difficultés au cours de ce mois, la cour ne dispose d'aucune information sur les ventes qui ont eu lieu pendant la campagne 2010 et sur les éventuels baisses de celles-ci ; que les courriers versés aux débats, datés de mai, ne sauraient préjuger de la réalisation finale de la campagne ; qu'ainsi, ces allégations seront rejetées ;
Considérant, enfin, que les développements sur l'exécution de l'arrêt de la cour d'appel du 13 octobre 2010 sont sans emport sur la solution du présent litige ; qu'en effet, si la société L'Ammoniac Agricole s'est vue enjoindre par la cour de reprendre la fourniture d'ammoniac anhydre, il n'est pas démontré que la société Coopérative Dauphinoise ait été informée de cette reprise d'activité, même si cette information est probable, compte tenue de l'étroitesse du marché concerné ;
Considérant, en définitive, qu'il y a lieu de confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris, Condamne la société Coopérative Dauphinoise aux dépens de l'instance d'appel qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile. Condamne la société Coopérative Dauphinoise à payer à Madame Perrin-Bouvier, ès qualités de liquidatrice amiable de la société L'Ammoniac Agricole la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.