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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 6 novembre 2014, n° 13-03981

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Clover (SAS)

Défendeur :

Envoyé Spécial Nord (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

MM. Birolleau, Douvreleur

Avocats :

Mes Lallement, Dondeyne, Simoneau, Bernabe, Boddaërt

T. com. Lille, du 27 nov. 2012

27 novembre 2012

Faits et procédure

La SAS Clover, exerçant son activité sous l'enseigne "Akena Vérandas", spécialisée dans la fabrication et la vente de menuiseries et de vérandas, a, à partir de 2006, fait appel à la SARL de transport Envoyé Spécial Nord (ESN) pour assurer la livraison de ses produits. Les relations entre ces sociétés ont été formalisées par contrat en date du 23 octobre 2008.

Se prévalant de ce que Clover ne lui avait passé aucune commande pendant plus de 40 jours ouvrés à partir de la fin du mois d'octobre 2010, la société ESN a, par lettre à Clover du 20 décembre 2010, constaté la rupture abusive du contrat par Clover et lui a réclamé une indemnité contractuelle de 100 000 euro. Bien que la société Clover lui ait adressé une nouvelle commande pour janvier 2011, la société ESN a maintenu sa position.

Le 3 octobre 2011, la société ESN a fait assigner la société Clover devant le Tribunal de commerce de Lille pour rupture abusive des relations commerciales établies sur le fondement de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce.

Par jugement rendu le 27 novembre 2012, le Tribunal de commerce de Lille a condamné la société Clover au paiement de la somme de 87 500 euro au titre de l'indemnité de rupture, débouté la société Clover de l'ensemble de ses demandes, l'a condamnée à verser à la société ESN la somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, débouté la société ESN de toutes ses demandes plus amples ou contraires et dit n'y avoir lieu à exécution provisoire.

La société Clover a interjeté appel de ce jugement le 27 février 2013.

Par conclusions signifiées le 4 septembre 2014, elle demande :

- d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Clover à payer à la société ESN la somme de 87 500 euro à titre d'indemnité de rupture et a débouté la société Clover de sa demande reconventionnelle et de ses demandes sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- de le confirmer pour le surplus en ce qu'il a débouté la société ESN de ses plus amples demandes ;

- de débouter intégralement la société ESN de ses demandes, sollicitées à titre principal et incident ;

- de dire irrecevables et mal fondées les demandes de la société ESN sur le plan contractuel en application du principe de non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle et de l'article 564 du Code de procédure civile ;

- de dire irrecevables et mal fondées les demandes de la société ESN au titre d'une rupture brutale, partielle et/ou totale, sur le fondement de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce ;

- de dire la société ESN intégralement responsable de la rupture des relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Clover ;

- de dire irrecevables et mal fondées les demandes de la société ESN au titre de l'article L. 442-4 du Code de commerce ;

- de débouter la société ESN de l'intégralité de ses demandes ;

- à titre reconventionnel, de condamner la société ESN à payer à la société Clover la somme de 23 349,57 euro TTC au titre des remises de fins d'année dues avec intérêts au taux légal à compter du 1er décembre 2010 ;

- en toute hypothèse, de condamner la société ESN à payer à la société Clover la somme de 18 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Elle fait valoir que c'est à tort que le tribunal a condamné Clover sur le terrain contractuel, alors qu'ESN avait engagé son action sur le fondement délictuel de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce et qu'aucune rupture brutale imputable à Clover n'est intervenue, le tribunal lui-même ayant reconnu que la rupture avait été effectuée à l'initiative d'ESN. Elle ajoute que n'est établie aucune volonté de Clover de mettre fin au contrat, de nouvelles commandes ayant été passées en décembre 2010 et janvier 2011, et que, la société Clover n'ayant pas souhaité rompre le contrat, elle n'avait pas à respecter de préavis, qu'en tout état de cause, si elle avait dû respecter un tel préavis, seule une ancienneté de deux ans pourrait être retenue puisque ce n'est qu'en 2008 qu'un contrat a été conclu, les années 2006 et 2007 n'entrant pas dans le cadre de relations commerciales établies, de sorte que le préavis ne pourrait être supérieur à 3 mois, et non 6 comme le prétend l'intimée.

Elle ajoute enfin que l'indemnisation d'une rupture brutale des relations commerciales établies ne répare que le préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non celui découlant de la rupture elle-même, d'autant que la société ESN ne démontre pas avoir subi une perte de son chiffre d'affaires, ni avoir dû engager des moyens supplémentaires à la suite de la rupture. Par ailleurs, elle devrait pouvoir justifier son taux de marge brute, qui serait 3 fois supérieure à celle du même secteur au niveau national. Enfin, l'achat de matériel spécifique que la société ESN évoque sont des investissements nécessaires à toute activité de transporteur routier et elle en a gardé la propriété pour ses autres clients, ses achats n'ont d'ailleurs pas été réalisés sous la contrainte.

Elle précise que la demande subsidiaire d'ESN sur le plan contractuel est irrecevable comme nouvelle en cause d'appel, cette demande n'ayant pas les mêmes fins que celle fondée sur le terrain délictuel puisqu'il est sollicité une indemnité concernant le non-respect du contrat, ce qui est contractuellement prévu.

Elle demande enfin à titre reconventionnel le paiement des remises de fin d'année qui sont contractuellement dues mais qui n'ont jamais été réglées par la société ESN, les avoirs évoqués par l'intimée n'étant en réalité que le résultat de négociations entre les directeurs généraux des sociétés.

La société Envoyé Spécial Nord, par conclusions signifiées le 3 septembre 2014, demande à la cour :

- à titre principal, de dire que la société Clover, exerçant sous l'enseigne Akena, s'est rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies la liant à la société ESN, en conséquence, de la condamner au paiement d'une somme de 181 548,51 euro à titre de dommages et intérêts de ce chef et, à titre subsidiaire, de dire que la société Clover a rompu de façon prématurée et abusive le contrat la liant à la société ESN et la condamner au paiement d'une somme de 100 000 euro à titre d'indemnité de rupture ;

- de dire en tout état de cause que la société Clover a obtenu, sous menace d'une rupture brutale des relations commerciales, des conditions tarifaires manifestement abusives et en conséquence, de la condamner au paiement d'une somme de 76 503, 70 euro à titre de dommages et intérêts ;

- de dire que les condamnations à intervenir porteront intérêt au taux légal à compter de l'assignation et avec capitalisation en application de l'article 1154 du Code civil ;

- de condamner la société Clover à verser à la société ESN une somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Elle fait valoir que la société Clover a cessé de passer commande auprès d'elle à la fin du mois d'octobre 2010, et ceci sans préavis, ce qui constitue une rupture brutale des relations commerciales établies, sans que la commande de 360,00 euro du 20 décembre 2010 ne puisse constituer une reprise de la relation. Elle indique que la justification avancée par Clover des conditions météorologiques n'est pas recevable, les conditions météorologiques évoquées n'étant pas telles qu'il existait une impossibilité de poser les vérandas.

Elle précise qu'après 5 ans de relations commerciales, le préavis n'aurait pas dû être inférieur à mois, et que l'indemnité de rupture à laquelle elle peut prétendre doit inclure d'une part la perte de marge brute, cette marge ressortissant à 40 % de son chiffre d'affaires, d'autre part les investissements qu'elle a réalisés pour répondre aux attentes du chargeur.

A titre subsidiaire, elle oppose que, dans l'hypothèse où la cour ne retiendrait pas la rupture brutale des relations commerciales, elle dira qu'il y a à tout le moins rupture partielle, le chiffre d'affaires mensuel réalisé étant passé de 57 469 euro à 33 252 euro, d'autant qu'à la fin de 2009, la société Clover avait demandé à la société ESN d'investir dans un nouvel équipement.

Elle demande par ailleurs la condamnation à dommages et intérêts, sur le fondement de l'article L. 442-6 I, 4° du Code de commerce, de Clover qui n'a pas hésité, dès le mois d'avril 2009, à exercer des pressions sur ESN sous la menace d'une rupture de la relation commerciale afin qu'ESN réduise ses tarifs.

Sur les remises de fin d'année 2009, ESN précise que ces remises ont été versées par la compensation avec le montant de factures opérée par Clover, faisant suite en cela aux échanges intervenus entre les deux sociétés.

MOTIFS

Sur la rupture brutale de la relation commerciale

Considérant que l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale" ;

Considérant que Clover ne conteste pas qu'aucune commande n'a été passée à ESN à partir du 21 octobre 2010, alors même :

- qu'un flux régulier de commandes existait depuis le 28 février 2006, à un rythme, au vu du Grand livre d'ESN (pièce n° 2 communiquée par ESN), compris entre deux et sept commandes par mois depuis le début de l'année 2010 ;

- que le chiffre d'affaires mensuel moyen réalisé par ESN avec Clover au cours des six premiers mois de 2010 était de l'ordre de 20 000 euro ;

Que la commande passée par Clover le 20 décembre 2010 - soit le même jour que la lettre par laquelle ESN a constaté la rupture du contrat - commande isolée d'un montant réduit - 360 euro - hors de proportion avec le flux habituel de commandes, ne saurait établir que la relation était toujours en cours ; que Clover ne saurait expliquer l'arrêt des ordres de transport par les conditions météorologiques de l'automne 2010, les documents produits par Clover ne démontrant pas que les éléments climatiques invoqués, qui ne sauraient être caractéristiques de la force majeure, aient paralysé son activité ou ait fait obstacle à la passation de la moindre commande pendant deux mois ; qu'il n'est pas discuté que Clover n'a ni notifié de préavis, ni même apporté la moindre information à son partenaire, aucune réponse n'ayant été donnée à la demande d'explication d'ESN du 17 novembre 2010 ; que la cessation soudaine des commandes caractérise, dans ces conditions, la rupture brutale de la relation commerciale ;

Considérant que le préjudice résultant d'une rupture brutale de la relation commerciale doit être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis qu'aurait dû respecter le cocontractant ;

Considérant que, si le contrat conclu entre les parties a été formalisé le 23 octobre 2008, le Grand livre d'ESN confirme que, comme le soutient ESN, les relations commerciales entre les sociétés ESN et Clover ont débuté en février 2006 ; que, compte tenu de la durée de la relation commerciale établie entre les parties, un préavis de quatre mois aurait dû être mis en œuvre ; qu'il ressort de l'attestation de l'expert-comptable de la société ESN (pièce n° 31 communiqué par ESN) que la marge brute dégagée par ESN sur le contrat Clover ressort à un taux compris entre 34 et 60 % du chiffre d'affaires selon les zones géographiques et les modalités de transport ; qu'ESN est fondée à retenir un taux moyen de 40 % ; que Clover ne conteste pas que le chiffre d'affaires d'ESN avec Clover s'est élevé à 45 010 euro en moyenne mensuelle entre octobre 2009 et janvier 2011 ; que la perte de marge brute pendant la durée du préavis de quatre mois peut en conséquence être estimée à 45 010 euro x 40 % x 4 mois 72 016 euro ; que la cour condamnera Clover au paiement de cette somme et réformera en ce sens le jugement entrepris ;

Considérant, sur la demande de compensation de certains investissements, qu'ESN ne démontre ni que les équipements acquis (chariots élévateurs et kits d'adaptation) ne seraient pas utilisables pour d'autres clients, ni que les bâches dédiées ne seraient pas encore amorties ; que la décision entreprise sera confirmée en ce qu'elle a rejeté la demande d'ESN de ce chef ;

Sur la demande d'ESN relative aux conditions tarifaires abusives

Considérant qu'ESN demande, au visa de l'article L. 442-6 du Code de commerce, de dire que Clover a obtenu, sous menace d'une rupture brutale des relations commerciales, des conditions tarifaires manifestement abusives ;

Considérant que l'article L. 442-6 I, 4° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : 4° d'obtenir ou de tenter d'obtenir, sous la menace d'une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiements, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d'achat ou de vente" ;

Considérant que, par courriel en date du 28 avril 2009 faisant référence à une réunion du même jour, le directeur général de Clover a indiqué au directeur général d'ESN : "Nous avons convenu que vous revisitez vos tarifs pour demain. Je vous joins ma proposition qui me semble raisonnable au regard des efforts et de la rigueur que nous mettons en place" ; que, par courriel du 18 novembre 2009, faisant suite à une réunion du 16 novembre 2009, ESN a indiqué à Clover "ne pouvoir répondre à vos sollicitations de baisse de prix", mais pour autant a proposé des baisses de tarifs concernant les navettes usine de Clover - prestataire logistique ;

Considérant qu'il résulte des éléments de la procédure que, si Clover a tenté, en 2009, d'obtenir du transporteur des conditions tarifaires plus favorables, ESN ne démontre ni que cette tentative ait été faîte sous la menace d'une rupture de la relation commerciale - les échanges intervenus sur ce point entre les deux sociétés ne comportant aucune menace de rupture et étant au surplus antérieurs de plus d'une année à la cessation de la relation - ni que les conditions proposées par le chargeur aient été manifestement abusives ; que la décision entreprise sera en conséquence confirmée en ce qu'elle a débouté ESN de sa demande de ce chef ;

Sur la demande reconventionnelle de la société Clover au titre des remises de fins d'année

Considérant que le principe des remises de fin d'année par ESN, prévues par l'article 4-3 du contrat du 28 octobre 2008 ("Le transporteur consentira une remise annuelle égale à 1 % du montant total des prestations facturées si celui-ci est supérieur à 300 k€. 1 % supplémentaire est consenti par tranche de 100 k€ majoré du montant de la remise."), n'est pas contesté ; qu'en réponse à la lettre de Clover du 22 avril 2010 par lequel le chargeur indiquait être en attente d'un avoir correspondant aux remises, ESN a, le 26 avril 2010, précisé que les avoirs étaient parvenus à son cocontractant ; que, par courriel en date du 28 avril 2010, Clover a indiqué à ESN : "Conformément à mon engagement : vous allez recevoir un virement de 25 k€ et un autre de 22 499,04 euro correspondant :

Fact. du 31/12/2009 : 129,17 euro

Fact. du 31/12/2009 : 609,96 euro

Fact. du 31/01/2010 : 45 615,44 euro

Fact. du 31/01/2010 : 129,17 euro

Fact. du 28/02/2010 : 23 826,70 euro

Avoir du 28/02/2010 : - 382,72 euro

Intérêts de retard 2009 : 9 017,60 euro

Contes/Fact 02/10 : - 3 617,90 euro

RFA 2009 : (CA réalisé sur 2009 et payé 898 827,34 euro) - 24 828,39 euro

Garantie sur sinistre encours - 3 000 euro

Soit un total de 47 499,83 euro"

Qu'il résulte de ces éléments qu'un accord est intervenu entre les parties sur les modalités de prise en compte des remises ; que, dès lors que Clover confirme avoir procédé aux deux règlements, au bénéfice d'ESN, de 25 000 euro et de 22 499,04 euro, elle admet implicitement avoir procédé à la compensation des factures dues et les remises de fin d'année 2009 ; que c'est donc à raison que les premiers juges ont retenu que ces remises ont déjà été réglées par ESN ; que le jugement sera confirmé sur ce point ;

Considérant que l'équité commande de condamner Clover à payer à ESN la somme de 3 000 euro au titre des frais hors dépens exposés en cause d'appel ;

Par ces motifs LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris, sauf sur le montant de l'indemnité de rupture, Statuant à nouveau de ce chef, Condamne la SAS Clover à payer à la SARL Envoyé Spécial Nord la somme de 72 016 euro à titre d'indemnité de rupture, Condamne la SAS Clover à payer à la SARL Envoyé Spécial Nord la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, Condamne la SAS Clover aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.