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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 11 mars 2014, n° 13-11938

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

AS Conseil (SARL)

Défendeur :

Legal & General France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Girerd

Conseillers :

Mmes Bodard-Hermant, Bouvier

Avocats :

Mes Teytaud, Tandeau de Marsac, Fisselier, Blanc

T. com. Paris, prés., du 31 mai 2013

31 mai 2013

La SARL AS Conseil est une société de courtage d'assurances et de produits financiers. Elle entretient des relations commerciales avec la société d'assurances Legal et General. Un accord écrit, en date du 3 novembre 2003 et renouvelé le 15 octobre 2007, fixait les commissions annuelles de la SARL AS Conseil au titre de la mise en relation de ses clients avec la société Legal et General à 0,40 % sur l'encours de tous les contrats "en cas de vie" apportés par elle.

Par un courrier du 4 février 2013, la société Legal et General lui a annoncé qu'elle réduisait cette commission à 0,10 %.

Ses protestations étant demeurées sans effet, la SARL AS Conseil a, par acte du 12 avril 2013, assigné l'assureur en référé aux fins de sa condamnation sous astreinte à lui verser les commissions dues au taux de 0,40 % aussi bien en période de constitution qu'en période de restitution.

Par ordonnance en date du 22 mai 2013, le juge des référés du Tribunal de commerce de Paris a dit n'y avoir lieu à référé en retenant que les relations entre les parties constituaient un ensemble complexe nécessitant une interprétation qui relève du juge du fond.

La société AS Conseil a interjeté appel de cette décision.

Aux termes de ses dernières conclusions en date du 8 janvier 2014, elle demande à la cour de constater l'accord intervenu sur un taux de commissionnement de 0,40 % et le trouble manifestement illicite que constitue la modification unilatérale de ce taux, de condamner la compagnie Legal et General à payer ces commissions conformément aux termes de l'accord, à rétablir ce taux et à en justifier sous astreinte, à lui payer 195 166, 56 € à titre de provision sur les commissions qu'elle aurait dû percevoir, et 15 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, de débouter l'intimé de ses demandes, et d'ordonner la publication d'un extrait de l'arrêt à intervenir dans l'"Argus de l'Assurance" aux frais de la société Legal et General.

La société Legal et General (France) conclut par dernières écritures du 28 janvier 2014 à la confirmation de l'ordonnance et au renvoi des parties à se pourvoir au fond, réclamant encore 5 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile

Sur ce LA COUR

Considérant que la société AS Conseil fait valoir que la convention a été légalement formée, que ses commissions ont en effet fait l'objet d'un accord formalisé le 3 novembre 2003 et réitéré le 15 octobre 2007 aux termes duquel elle doit percevoir 0,40 % de l'encours des dossiers tant en période de constitution qu'en période de restitution éventuelle, et tant que le contrat est géré par la société Legal et General ; que ces conditions ont été négociées par un directeur des assurances collectives habilité pour ce faire ;

Que la cause de cet accord, contrairement aux prétentions adverses, n'a nullement disparu, et que l'imprévision n'est pas une cause de révision du contrat, que d'ailleurs la société Legal et General ne démontre pas en quoi le taux convenu avec elle serait manifestement excessif par rapport aux taux habituellement pratiqués sur le marché et que les pertes qu'elle invoque ne sont pas établies ;

Qu'elle rappelle qu'une convention ne peut être modifiée unilatéralement, sauf à violer l'article 1134 du Code civil et à générer un trouble manifestement illicite ; que les parties sont tenues par le contrat et les usages du commerce et que l'accord litigieux ne peut être qualifié d'acte anormal de gestion, seule l'administration fiscale pouvant se prévaloir de ce principe, qu'au demeurant la société Legal et General ne justifie ni d'un redressement fiscal ni d'aucunes pertes imputées à un taux de commission trop élevé, alors qu'au contraire elle se vante de performances exceptionnelles au niveau mondial ;

Qu'elle indique encore que si un déséquilibre significatif était démontré dans les droits et obligations des parties, il engagerait la responsabilité de son auteur mais n'octroierait aucun pouvoir modérateur au juge, enfin que la mauvaise foi de la société Legal et General qui lui cause un trouble manifestement illicite est établie, qu'elle est fondée en sa demande de provision ;

Considérant que la société Legal et General expose que les contrats apportés par AS Conseil génèrent chaque année un déficit de plus de 250 000 € compte tenu de l'augmentation constante de l'espérance de vie en France et de la modification corrélative des tables réglementaires de mortalité, conjuguées à la forte augmentation du pourcentage des rentes en service, et que le déficit est amené à progresser ; que le caractère déraisonnable et atypique des commissions convenues s'inscrivait dans le cadre de relations privilégiées du gérant d'AS Conseil avec un ancien directeur de la compagnie, licencié depuis pour faute grave ;

Qu'elle prétend que la juridiction des référés n'est pas compétente dès lors que le litige qui lui est soumis impose de trancher des questions de fond ;

Qu'en effet, l'accord litigieux est dépourvu de cause, qu'en matière de courtage d'assurance, la cause de la rémunération du courtier réside dans l'apport de clientèle et la gestion des contrats qui en résultent, à la condition que les primes versées par la clientèle permettent d'absorber les frais de gestion et de commercialisation, que l'évolution de la réglementation a significativement augmenté ces coûts de gestion et bouleversé l'économie du contrat en privant de toute contrepartie réelle l'engagement de verser une commission de 0,40 % ;

Qu'elle en déduit que la société AS Conseil ne peut caractériser un trouble manifestement illicite ;

Qu'elle ajoute que le pouvoir modérateur du juge a été renforcé par les articles L. 442-6-I-1 et 2 du Code de commerce en cas d'avantage disproportionné au regard de la valeur du service rendu et de déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, appréciation qui échappe au juge des référés ;

Qu'AS Conseil aurait pu à tout le moins accepter de renégocier le taux de ses commissions, le cas échéant le temps de transférer son portefeuille vers un autre assureur ; que son intransigeance étant susceptible d'engager sa responsabilité, l'assureur ne saurait être condamné en référé.

Considérant qu'aux termes de l'article 873 du Code de procédure civile, le président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;

Que dans le cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier ou ordonner l'exécution de l'obligation, même s'il s'agit d'une obligation de faire ;

Considérant qu'il est constant que par courrier du 3 novembre 2003 adressé à AS Conseil, la société Legal et General avait confirmé que "suite à la mise en place de tous contrats en cas de vie (retraite, produits financiers, comptes à versements libres, etc...) votre commission annuelle sera de 0,40 % sur l'encours, tant en période de constitution qu'en période de restitution éventuelle.

Le versement sera effectué lors du prélèvement par la compagnie de ses propres frais et selon le même mode de calcul.

Cette commission vous est acquise tant que le contrat sera géré par notre compagnie".

Que le 15 octobre 2007, la société Legal et General avait réitéré cet engagement dans ces Termes : "votre commission annuelle de 0,40 % sur l'encours de tous les contrats en cas de vie vous est acquise tant que la compagnie gère cet encours, tant en période de constitution qu'en période de restitution";

Considérant que ces accords avaient été conclus par M. Arnould, "directeur assurances collectives", dont la société Legal et General, qui a appliqué les accords pendant 39 trimestres, ne saurait sérieusement soutenir désormais que ses fonctions ne lui permettaient manifestement pas d'engager la société dans ses relations avec un courtier ;

Que l'indication du licenciement de M. Arnould pour faute, intervenu postérieurement et d'ailleurs jugé sans cause réelle et sérieuse par le conseil de prud'hommes le 15 avril 2013, ne saurait en effet étayer cette argumentation à défaut de tout lien démontré avec les commissions convenues avec la société AS Conseil; que le caractère inhabituel de celles-ci à la date de leur fixation ne ressort d'aucune pièce aux débats ;

Considérant que les conventions font la loi des parties, et ne sauraient être modifiées unilatéralement, même en cas de changement des conditions économiques, sauf à démontrer un bouleversement de l'équilibre des engagements des parties ;

Qu'en l'espèce, la société Legal et General a pris l'initiative le 4 février 2013 de modifier unilatéralement les conditions convenues avec AS Conseil par un courrier ainsi rédigé "dans le cadre de nos activités, nous sommes amenés à revoir la rémunération des contrats ci-dessous mis en place par votre intermédiaire... ces conditions s'appliquent à partir du 1er janvier 2013."

Qu'aucun préavis ni aucune explication n'a précédé ou accompagné cette décision ;

Que toutefois la société Legal et General prétend contester la réalité du trouble manifestement illicite que constitue la violation alléguée des conventions passées, en développant devant la cour des moyens qu'elle prétend relever de l'appréciation du juge du fond, aux fins de voir juger qu'il n'y a pas lieu à référé ;

Considérant qu'elle soutient ainsi que le contrat serait désormais dépourvu de cause en ce que l'augmentation des coûts de gestion priverait son engagement, au regard de la commission versée, de toute contrepartie réelle ;

Que toutefois le courtier en assurance, apporteur de police, a droit à une commission aussi longtemps que dure l'assurance, et que la société Legal et General n'apporte aucun justificatif de ce que la commission convenue avec AS Conseil serait excessive ou dérogatoire ;

Que l'assureur n'établit pas davantage que les rapports contractuels seraient bouleversés par une évolution des tables réglementaires de mortalité conjuguée à l'augmentation des rentes : qu'elle se borne sur ce point à produire un tableau par elle établi intitulé "Etude de la marge de Légal et Général (France) sur le portefeuille de contrats d'assurance sur la vie apportés par AS Conseil", supposé démontrer ses pertes de marge par les chiffres reportés ; que toutefois, le seul cachet apposé "certifié conforme" sans autre précision ne saurait constituer une authentification sérieuse ;

Que dès lors la société Legal et General n'apporte pas d'éléments de nature à caractériser avec l'évidence requise en référé le déséquilibre dans l'économie du contrat qui rendrait son exécution trop onéreuse se bornant sur ce point à procéder par affirmations ;

Que l'article L. 442-6-I dont elle se prévaut encore régit les pratiques restrictives de concurrence, que ses dispositions sont donc inopérantes dans le présent litige entre un courtier et l'assureur auquel il confie la gestion de son portefeuille ;

Qu'étant encore retenu que la société Legal et General ne saurait reprocher au courtier d'avoir refusé toute négociation alors qu'elle lui a elle-même imposé la modification de sa rémunération sans préavis ni concertation, le trouble manifestement illicite que constitue la modification unilatérale d'accords en cours est suffisamment établi devant le juge des référés qui a dès lors tout pouvoir pour ordonner les mesures de remise en état ;

Qu'il sera fait injonction à la société Legal et General de rétablir le taux de commission contractuel sur l'encours des contrats d'assurance sur la vie, sans qu'il y ait lieu de prononcer une astreinte ;

Considérant que la société AS Conseil sollicite en conséquence l'allocation d'une provision correspondant au montant des commissions qu'elle aurait dû percevoir ; qu'elle forme une demande de ce chef de 195 166,56 € qui n'est pas discutée en son montant ;

Qu'au vu des développements qui précèdent, sa demande de provision sera accueillie à hauteur de cette somme ;

Considérant que la publication de cette décision dans le journal "l'Argus de l'assurance" n'est pas justifiée par les circonstances de la cause ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la SARL AS Conseil la totalité des frais irrépétibles qu'elle a exposés pour faire valoir ses droits ;

Qu'il sera fait droit à sa demande d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, dans la limite indiquée au dispositif ;

Considérant que partie perdante, la société Legal et General ne sauriat prétendre au bénéfice de ces dispositions et devra supporter les dépens.

Par ces motifs : Infirme l'ordonnance entreprise, Statuant à nouveau, condamne la société Legal et General à rétablir le taux de commissions de 0,40 % sur l'encours de tous les contrats en cas de vie apportés par la SARL AS Conseil à compter du 1er janvier 2013, Condamne la société Legal et General à verser à la SARL AS Conseil une somme provisionnelle de 195 166,56 € à valoir sur ces commissions dues sur ce montant pour l'année 2013, ainsi qu'une indemnité de 4 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties du surplus de leurs demandes, Condamne la société Legal et General aux dépens et autorise Me François Teytaud, avocat en la cause, à les recouvrer directement en application des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.