CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 27 mars 2014, n° 12-01613
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
HJ Heinz France (SAS)
Défendeur :
Kuehne + Nagel (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mme Michel-Amsellem, M. Douvreleur
Avocats :
Mes Condomines, Frering, Hamonier, Selarl Pellerin-de Maria-Guerre
FAITS CONSTANTS ET PROCÉDURE
Les sociétés HJ Heinz France (la société Heinz) et France Distribution Système, aux droits de laquelle est ensuite venue la société Kuehne et Nagel, ont entretenu des relations contractuelles portant sur des prestations de services logistiques à compter de 1995, selon la première et de 1991, selon la seconde.
La société Heinz soutient avoir résilié le contrat de 1995 en juillet 2000, ce qui est démenti par la société Kuehne et Nagel. Quoiqu'il en soit, il est constant que les deux sociétés ont maintenu leurs relations jusqu'à ce que la société Heinz décide de lancer une procédure d'appel d'offres en vue de sélectionner un nouveau prestataire, ce dont elle a averti la société Kuehne et Nagel par un courrier électronique adressé le 14 août 2007.
L'offre de la société Kuehne et Nagel n'a pas été retenue et, le 15 octobre 2008, la société Heinz lui a notifié la cessation de leurs relations commerciales, en fixant le terme au 26 janvier 2009. Le 28 octobre 2008, la société Kuehne et Nagel a manifesté son désaccord en indiquant à la société Heinz que le contrat avait tacitement été reconduit et qu'il ne pourrait être résilié que le 4 mai 2010.
Soutenant que la rupture du 15 octobre 2008 constituait une violation des termes du contrat de 1995, mais aussi une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la société Kuehne et Nagel a ensuite fait assigner la société Heinz en réparation devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement rendu le 19 janvier 2012, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société HJ Heinz France, venant aux droits de la société HJ Heinz à payer à la société Kuehne et Nagel 579 186 avec intérêts au taux légal à compter du 13 mars 2009,
- débouté la société Kuehne et Nagel de ses autres demandes y compris la majoration de TVA,
- débouté la société HJ Heinz France, venant aux droits de la société HJ Heinz de toutes ses demandes plus amples ou contraires,
- condamné la société HJ Heinz France, venant aux droits de la société HJ Heinz à payer à la société Kuehne et Nagel 10 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Heinz, le 27 janvier 2012, contre cette décision.
Vu les dernières conclusions, signifiées par la société Heinz le 4 octobre 2012, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- réformer en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 19 janvier 2012 ;
En conséquence,
- dire et juger que la société Kuehne est mal fondée en son action en indemnisation ;
- débouter la société Kuehne et Nagel de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner la société Kuehne et Nagel au paiement de 20 000 à la société Heinz France au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'appelante indique qu'elle a formellement résilié le contrat la liant à la société Kuehne et Nagel le 5 juillet 2000, avec effet au 1er janvier 2001, mais explique qu'elle ne peut en rapporter la preuve car la copie de cette lettre a été égarée. Elle soutient que les parties travaillaient ensemble sans contrat depuis plusieurs années et qu'elle rapporte la preuve par un faisceau d'éléments que le contrat de 1995 n'était plus en vigueur entre elles.
Elle précise avoir informé l'intimée dès le mois d'août 2007 qu'elle lançait un appel d'offre pour faire jouer la concurrence ce qui a constitué le point de départ du préavis qui a duré plus de 17 mois et donc a été conforme non seulement au délai de six mois prévu par le contrat de 1995, mais aussi au délai raisonnable exigé par l'article L. 442-6, I, 5°) du Code de commerce.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Kuehne et Nagel le 22 octobre 2012, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- infirmer partiellement le jugement entrepris ;
A titre principal :
- condamner Heinz à payer à Kuehne + Nagel la somme de 2 991 438,30 à titre principal, indemnité calculée en fonction du chiffre d'affaires et, à défaut d'adoption de ce mode de calcul, condamner la même société à payer à Kuehne + Nagel la somme de 1 713 323,61 à titre principal, indemnité calculée en fonction de la marge bénéficiaire brute, au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.
- majorer cette indemnité des intérêts au taux légal multiplié par deux au titre des pénalités et ce conformément aux lois d'ordre public du 15 mai 2001 et 5 janvier 2006,
A titre subsidiaire :
- condamner Heinz à payer à Kuehne + Nagel la somme de 2 665 022,40 à titre principal, indemnité calculée en fonction du chiffre d'affaires et, à défaut d'adoption de ce mode de calcul, condamner la même société à payer à Kuehne + Nagel la somme de 1 517 515,19 à titre principal, indemnité calculée en fonction de la marge bénéficiaire brute, au titre de la violation du contrat de 1995.
- majorer cette indemnité des intérêts au taux légal multiplié par deux au titre des pénalités et ce conformément aux lois d'ordre public du 15 mai 2001 et 5 janvier 2006,
A titre infiniment subsidiaire :
- condamner Heinz à payer à Kuehne + Nagel la somme de 845 135 à titre principal, indemnité calculée en fonction du chiffre d'affaires et, à défaut d'adoption de ce mode de calcul, condamner la même société à payer à Kuehne + Nagel la somme de 440 568,93 à titre principal, indemnité calculée en fonction de la marge bénéficiaire brute, au titre de la violation du contrat de 1995.
- majorer cette indemnité des intérêts au taux légal multiplié par deux au titre des pénalités et ce conformément aux lois d'ordre public du 15 mai 2001 et 5 janvier 2006,
En tout état de cause :
- ordonner la capitalisation des intérêts échus ;
- condamner Heinz à payer à Kuehne + Nagel une somme de 20 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Kuehne et Nagel expose que le contrat qu'elle a conclu avec la société Heinz en 1995 faisait suite à un contrat de 1991. Elle précise que le contrat de 1995 précisait qu'il était à durée déterminée de 3 ans reconductible tacitement et fait valoir qu'à la suite de quatre reconductions tacites, ce contrat était valable jusqu'au 4 mai 2010. Elle oppose que la société Heinz ne produit aucune preuve d'une rupture formelle du contrat prétendument daté du 5 juillet 2000.
L'intimée soutient en outre que la date à laquelle elle a été informée de l'appel d'offres ne peut constituer le point de départ du préavis, car la société Heinz n'y manifestait pas expressément sa volonté de ne pas continuer leurs relations. Elle ajoute que même si elle a fait des propositions dans le cadre de celui-ci, ses propositions correspondaient à des négociations stratégiques en raison des nouvelles orientations de la société Heinz qui venait d'acquérir la société Bénédicta.
Elle fait valoir que la société Heinz a commis une faute grave en rompant les relations contractuelles qu'elles entretenaient depuis 18 ans sans respecter les stipulations de leur contrat et que la rupture a été abusive et brutale au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°) du Code de commerce.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée, ainsi qu'aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la reconduction du contrat conclu entre les parties le 4 mai 1995
Les parties s'opposent sur la question de savoir si leurs relations s'inscrivaient en 2007 toujours sous l'empire du contrat de 1995, la société Heinz soutenant qu'elle l'avait expressément résilié en 2000 et la société Kuehne et Nagel contestant cette rupture.
La réponse à ce point de désaccord entre les parties est toutefois indifférente à la solution du litige qui les oppose qui porte sur le caractère brutal de la rupture de leurs relations commerciales ainsi que sur la réparation du préjudice que la société Kuehne et Nagel prétend avoir subi.
En effet, il convient de rappeler que s'agissant de l'application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la durée du préavis prévu par les dispositions contractuelles qui ont pu lier les parties ne constitue pas un élément déterminant, puisque le délai prévu par ce texte doit d'apprécier principalement au regard de la durée des relations des parties.
Par ailleurs, quand bien même ce contrat aurait-il régi les relations des parties à la date de la rupture en 2007 ou en 2008, selon ce qui sera tranché ci-dessous, il convient de relever qu'il était prévu à son article 7 qu'en cas de renouvellement par tacite reconduction, il pourrait être résilié à tout moment par l'une ou l'autre des parties avec un préavis de six mois, délai que la société Heinz prétend avoir à tout le moins respecté.
À ce sujet, les termes de la disposition contractuelle précitée qui précisent que "Le présent contrat est signé pour une durée de 3 ans. Il sera renouvelable par tacite reconduction pour une période identique. Il pourra toutefois être résilié à tout moment par l'une ou l'autre des parties dans les conditions suivantes : - La partie prenant l'initiative de la résiliation devra notifier sa décision à l'autre partie par lettre recommandée, avec accusé de réception, en respectant un préavis de 6 mois." sont parfaitement clairs et ne sauraient, contrairement à ce que soutient la société Kuehne et Nagel, être interprétés comme signifiant seulement que la partie souhaitant ne pas renouveler le contrat devait en avertir son cocontractant six mois avant le terme. En effet, une telle interprétation, dénaturerait ces termes qui prévoient qu'à la suite du renouvellement du contrat par tacite reconduction, les parties pourront mettre fin au contrat à tout moment moyennant le respect d'un préavis. La société Kuehne et Nagel ne saurait prétendre justifier son interprétation restrictive par l'importance des investissements exigés par de tels contrats de logistique, puisqu'en l'espèce la durée initiale de trois ans permettant l'amortissement des investissements réalisés était passée depuis 1998, soit depuis au moins neuf ans et au plus 10 ans selon que l'on situe la rupture en 2007 ou 2008.
Ainsi, quand bien même le contrat du 4 mai 1995 aurait-il été applicable aux relations des parties à la date de la rupture, la société Kuehne et Nagel ne saurait soutenir que la société Heinz en aurait violé les dispositions en le rompant avant le 4 mai 2010.
Sur la date de la rupture des relations commerciales
Il n'est pas contesté que le 14 août 2007, M. Garmendia, responsable de la logistique en France et en Espagne de la société Heinz a adressé un courrier électronique à M. Degouve, responsable de la société Kuehne et Nagel en lui indiquant que sa société allait procéder à un appel d'offres qui débuterait à la fin du mois d'août afin de déterminer la meilleure solution pour répondre à ses besoins en matière de logistique. Ce message a été confirmé par un autre courrier électronique du 30 octobre 2007 adressant à la société de transports l'ensemble des questions auxquelles elle devait répondre dans son offre. Ces messages écrits qui avertissaient sans ambiguïté la société Kuehne et Nagel de ce que la société Heinz cherchait à obtenir des offres d'autres opérateurs pour les comparer aux siennes et éventuellement changer de prestataire, étaient parfaitement explicites sur le risque qu'elle encourait de ne pas être sélectionnée et, dans ces circonstances, le courrier électronique du 30 octobre 2007 constitue dès lors le point de départ du préavis de rupture.
La société Kuehne et Nagel a déposé une offre le 25 janvier 2008, puis le 7 octobre 2008. Par lettre du 15 octobre 2008, la société Heinz lui a confirmé que son offre n'avait pas été retenue et que leurs relations commerciales prendraient fin à compter du 26 janvier 2009.
Il résulte ainsi de cette chronologie des évènements que la société Kuehne et Nagel avait bénéficié d'un préavis de quinze mois avant que la rupture soit effective.
La société Kuehne et Nagel démontre par la production du contrat conclu entre la société France Distribution System, aux droits de laquelle elle agit, et la société Heinz que leurs relations commerciales ont débuté en avril 1991. La relation établie entre elles avait donc duré un peu plus de seize ans à la date du 30 octobre 2007. Compte tenu de cette durée des relations, de la nature des prestations concernées et de la part représentée par celles-ci dans le chiffre d'affaires de la société Khuene et Nagel, la cour estime que le préavis de quinze mois, qui a été accordé par la société Heinz à cette partenaire, lui permettait se réorganiser et de pallier la perte de chiffre d'affaires entraînée par la rupture. En conséquence, le délai de préavis était conforme aux exigences de l'article L. 442-6, I, 5°) du Code de commerce. Il s'en déduit que la rupture litigieuse n'a pas été fautive tant au regard du contrat du 5 mai 1995, qu'en application des dispositions précitées du Code de commerce et que le jugement qui a condamné à tort la société Heinz à verser des dommages-intérêts à la société Kuehne et Nagel doit être infirmé en toutes ses dispositions.
Sur les frais irrépétibles
Il est justifié de ne pas laisser à la charge de la société Heinz les frais non compris dans les dépens qu'elle a dû engager pour faire valoir ses droits. En conséquence et compte tenu de la nature du litige, ainsi que de l'importance des conclusions échangées, la société Kuehne et Nagel sera condamnée à verser à la société Heinz la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort : Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, Rejette les demandes de paiement de dommages-intérêts de la société Kuehne et Nagel Condamne la société Kuehne et Nagel à verser à la société H.J. Heinz France la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute demande autre, plus ample ou contraire des parties ; Condamne la société Kuehne et Nagel aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.