CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 6 juin 2014, n° 12-00816
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Movitex (SA)
Défendeur :
EG Productions (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Jacomet
Conseillers :
Mme Prigent, M. Richard
Avocats :
Mes Lallement, Boccon-Gibod
Vu le jugement du 17 novembre 2011 du Tribunal de commerce de Lille ayant :
- constaté que la société Movitex a rompu brutalement la relation commerciale établie avec la société EG Productions depuis l'année 2000,
- condamné la société Movitex à payer à la société EG Productions la somme de 236 547,45 à titre de dommages et intérêts, avec intérêt légal à compter de l'assignation et anatocisme,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné la société Movitex à payer à la société EG Productions la somme de 3 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs autres demandes plus amples ou contraires,
- condamné la société Movitex aux dépens.
Vu l'appel interjeté par la société Movitex.
Vu les conclusions signifiées le 15 janvier 2014 par la société Movitex qui demande à la cour sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 I 5 du Code de commerce de :
- infirmer la décision,
- dire que la brutalité de la rupture des relations commerciales est imputable à la société EG Productions, qui a librement décidé de ne pas effectuer le préavis accordé,
- constater que la société EG Productions ne justifie de l'existence d'aucun préjudice,
- débouter la société EG Productions de l'intégralité de ses demandes,
- condamner la société EG Productions à la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et aux dépens ;
Vu les conclusions signifiées le 20 janvier 2014 par la société EG Productions qui demande à la cour sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce et des articles 1134 et suivants du Code civil de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a :
constaté que la société Movitex a rompu brutalement la relation commerciale établie avec elle depuis l'année 2000
condamné la société Movitex à l'indemniser des préjudices subis,
- pour le surplus, infirmer le jugement et par décision réformée :
condamner la société Movitex à lui payer la somme de 350 000 avec intérêts de droit à compter de la date de l'assignation et anatocisme,
condamner la société Movitex à lui payer la somme de 1 311,04 avec intérêts de droit à compter de la date de l'assignation et anatocisme,
ordonner, à titre de complément de réparation, la publication du dispositif de la décision à intervenir dans deux revues périodiques, aux frais de la société Movitex, sans que le coût de ces insertions ne puisse dépasser la somme de 15 000 HT, et ce éventuellement à titre de dommages et intérêts complémentaires,
- condamner la société Movitex à lui payer une somme de 20 000 sur le fondement de l'article 700 du Code procédure civile ;
Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 30 janvier 2014 ;
SUR CE
Considérant que créée le 28 avril 2000, la société EG Productions est un studio graphique et pré-presse spécialisé dans le marketing direct, la VAD et l'édition ; qu'elle a collaboré depuis sa création avec la société Movitex durant cinq ans dans un cadre informel ; qu'elle a soumissionné à un appel d'offres au cours de l'année 2005, qui lui a fait bénéficier d'un contrat "de prestation de service sur site" signé le 20 mai 2005 ; que ce contrat stipulait la mise en place de préposés et matériels de la société EG Productions dans les locaux de la société Movitex, afin d'y travailler exclusivement pour des sociétés du groupe ;
Que l'article 1er du contrat intitulé "Objet" stipulait que : ''l'objectif principal réside dans l'optimisation du flux global pré-presse des Enseignes Spécialisées et par conséquent la réduction des frais de corrections d'auteur ainsi que la réduction du cycle. Actuellement, 100 % des dossiers traités vont 2 fois minimum chez le prestataire. L'objectif est de faire passer à 20 % ce chiffre et donc de traiter 80 % des dossiers une seule fois" ;
Que ce contrat à durée déterminée d'une année, est tacitement reconductible à défaut de dénonciation 3 mois avant l'arrivée du terme ; qu'au mois de janvier 2010, un appel d'offres a été mis en place par la société Movitex, par l'intermédiaire de la société LYNX, prestataire spécialisé dans la rationalisation des dépenses en frais généraux ; que la société EG Productions a passé avec succès l'étape des premières offres ; qu'alors que les entretiens de discussion sur les secondes offres se déroulaient entre les 8 et 12 février 2010, et que les résultats du second tour devaient être communiqués le 15 février 2010, la société Movitex a écrit à la société EG Productions par lettre recommandée datée du 12 février pour l'informer que son contrat était rompu à effet du 19 mai 2010 ; que cette rupture a été confirmée de vive voix à la société EG Productions lors d'un entretien qui s'est déroulé le 17 février 2010 ; que par lettre datée du 23 février 2010, la société Movitex a proposé à la société EG Productions "un délai de préavis de 12 mois ; que par lettre datée du 1er mars 2010, la société EG Productions a alors sollicité de la société Movitex une confirmation du fait que, pendant ce préavis de 12 mois, les dispositions du contrat rompu par ses soins continueraient à s'appliquer, c'est-à-dire qu'elle lui assurerait un chiffre d'affaires minimum sur lequel la société Movitex s'était contractuellement engagée ; qu'après des échanges de courriers et courriels sur la durée du préavis et ses modalités pratiques, par acte d'huissier du 29 septembre 2010, la société EG Productions a fait assigner la société Movitex devant le Tribunal de commerce de Lille afin d'obtenir l'indemnisation de son préjudice ce qui a donné lieu au jugement déféré ;
Considérant que la société Movitex fait valoir que :
- elle a notifié un double préavis l'un de 3 mois pour l'activité de pré-presse sur site et l'autre de 12 mois pour l'activité de photogravure,
- en refusant d'exécuter les délais de préavis qui lui étaient proposés, la société EG Productions est seule à l'origine de la rupture brutale et totale des relations commerciales établies,
- par courrier du 9 décembre 2009, la société EG Productions a été informée de l'organisation de procédures d'appels pour l'activité de photogravure et de son intention de ne pas poursuivre leurs relations commerciales dans les conditions antérieures, le montant du chiffre d'affaires minimum assuré étant sans objet puisque le préavis devait s'effectuer selon les modalités contractuelles en cours,
- seul le préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture doit être réparé et doit être apprécié au regard de la marge bénéficiaire brute et non du chiffre d'affaires,
Considérant que la société EG Productions réplique que :
- les parties ayant une relation commerciale établie depuis 10 années, un préavis de 12 mois s'imposait,
- quant au préavis de 12 mois qui a été proposé par la société par lettre datée du 12 mars 2010, après qu'elle se soit plainte, il n'a été volontairement pas suivi d'effet, lorsqu'il a été réclamé par la concluante le maintien des stipulations contractuelles, et donc du chiffre d'affaires minimum garanti,
- la prolongation ainsi offerte peut ne pas être prise en compte pour apprécier la durée du préavis consentie si la victime de la rupture n'accepte pas cette prolongation et saisit le juge pour faire reconnaître son préjudice,
- la responsabilité de la rupture incombe bien à la société Movitex, puisque la rupture des relations commerciales était déjà consommée à son initiative, par son courrier du 12 février 2010,
- le caractère brutal de la rupture provient du fait que :
la rupture est intervenue alors qu'un appel d'offre était en cours et que la société EG Productions avait passé avec succès les premières étapes, de sorte qu'elle pouvait légitimement croire que les relations seraient maintenues,
la société Movitex n'a laissé qu'un préavis de 3 mois à la société EG Productions,
la société Movitex a refusé de garantir un chiffre d'affaire minimum ;
Considérant que l'article L. 442-6 du Code de commerce dispose que :
- "I.- Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
- 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. (...)" ;
Considérant que la société Movitex a proposé à la société EG Productions un double délai de préavis :
- un délai contractuel de préavis de 3 mois (expirant le 19 mai 2010) pour l'activité de pré-presse sur site,
- un délai de préavis de 12 mois pour l'activité de photogravure ;
Que par courrier du 9 décembre 2009, la société EG Productions a été informée de l'organisation de procédures d'appels d'offres pour l'activité de photogravure ; que le 9 janvier 2010, elle a été destinataire de l'appel d'offres auquel elle a soumissionné ; que le 12 février 2010, la société Movitex l'informait de sa volonté de mettre un terme à la relation commerciale en lui allouant un préavis de 3 mois quant à l'activité pré-presse et le 23 février 2010 lui proposait un préavis de 12 mois concernant l'activité de photogravure ;
Considérant qu'ayant collaboré de l'année 2000 jusqu'à l'année 2010, pendant cinq ans sans formaliser leurs relations puis dans le cadre d'un contrat écrit à compter de l'année 2005, les deux sociétés ont entretenu des relations commerciales établies pendant 10 ans ; qu'un seul contrat est produit relatif à l'activité pré-presse sur site ; que la société EG Productions explique que "pré-presse" désigne l'ensemble des opérations qui précèdent l'impression d'un document : saisie des textes et capture d'images, traitement de l'image, montage imposition, épreuvage et sortie et que le terme "photogravure" désigne quant à lui le procédé qui permet de transférer un fichier informatique sur une "forme imprimante", afin qu'il puisse être gravé et constitue le maillon de la chaîne graphique qui permet de faire le lien entre la conception et la production ; qu'en l'espèce, les relations commerciales compte tenu des activités de même nature doivent être considérées dans leur globalité sans qu'une distinction doive être réalisée entre celle s'inscrivant dans le cadre d'un contrat et celle n'ayant pas été formalisée ; qu'en conséquence, le préavis octroyé devait être de même durée pour les deux activités ; que le seul préavis contractuel de 3 mois au regard de la durée de 10 ans de la relation commerciale était insuffisant et caractérise le caractère brutal de la rupture ; que la rupture est intervenue alors qu'un appel d'offre était en cours pour l'activité photogravure et auquel la société EG Productions avait soumissionné et réussi les premières étapes ; que si le 17 février 2010, la société EG Productions informe la société Movitex de sa décision de cesser leur collaboration sans effectuer de préavis, le 23 février 2010, la société Movitex proposait un préavis de 12 mois, uniquement pour l'activité photogravure ; que par courriers des 1er et 12 mars 2010, la société EG Productions interrogeait son cocontractant sur le maintien du chiffre d'affaires minimum garanti durant le préavis ce qui signifiait qu'elle acceptait le principe d'un préavis de 12 mois dans les conditions antérieures ; que la société Movitex aux termes d'un courrier en date du 12 mai 2010 ne répondait pas à cette demande ; qu'elle indiquait "l'état de nos relations ne nous semble pas permettre une reprise sereine de nos relations dans un contexte de confiance mutuelle" et précisait "nous vous proposons de nous retrouver afin de trouver une solution amiable à ce litige, en prenant en considération les responsabilités de chacune de nos sociétés" ; que la société Movitex ne peut proposer à la société EG Productions de discuter des modalités de la rupture et ne pas répondre à ses attentes quant au maintien du chiffre d'affaires en soutenant ultérieurement que la réponse était évidente ; qu'il ne peut donc être retenu un refus de la société EG Productions d'effectuer le préavis compte tenu des courriers postérieurs au 17 février 2010, date du refus de préavis, échangés entre les parties et du fait que cette dernière a effectué son préavis jusqu'au 11 mai 2010, date à laquelle les clés du local ont été remises ;
Considérant qu'en rendant destinataire la société EG Productions le 9 janvier 2010 de l'appel d'offre, la société Movitex a signifié à cette dernière son souhait de rompre la relation commerciale antérieure et ainsi fait courir le point de départ du délai de préavis ;
Considérant qu'il ne peut être déduit du choix de la société EG Productions de ne pas effectuer de préavis la responsabilité de la brutalité de la rupture alors que celle-ci a été clairement notifiée par la société Movitex ; que le fait pour celle-ci de proposer deux délais de préavis dont un de très courte durée était de nature à créer une confusion ; que la société Movitex s'est contentée pour l'activité pré-presse de proposer d'appliquer les termes du contrat ce qui était insuffisant compte tenu de la durée effective des relations commerciales ; que bien qu'ayant proposé pour l'activité photogravure un délai de préavis de 12 mois qui était adapté mais qui devait s'appliquer à l'ensemble de l'activité, la société Movitex n'a pas été en mesure de garantir à la société EG Productions qui le lui demandait le maintien du chiffre d'affaires antérieur ; qu'en conséquence, il sera retenu une rupture brutale des relations commerciales imputables à la société Movitex ;
Considérant que le jugement sera confirmé en ce qu'il a fixé la durée du préavis pour l'ensemble de l'activité à 12 mois avec pour point de départ le 5 janvier 2010 ;
Considérant que comme l'a retenu le tribunal le préjudice de la société EG Productions doit être évalué au manque à gagner soit au montant de la marge brute et non à celui du chiffre d'affaires ; que si un montant de chiffre d'affaires a été garanti à la société EG Productions, ce volume d'affaires ne correspond pas au bénéfice quelle a été amenée à retirer de cette activité ; qu'elle communique une attestation de son expert-comptable aux termes de laquelle la marge dont elle a bénéficié quant à son activité pour les années précédant la rupture est la suivante :
- année 2007 : 55 236,99
- année 2008 : 220 861,61
- année 2009 : 203 209,20
Total : 479 307,80
Que la moyenne sur une année s'élève à 159 769,26 : 365 jours = 437,72 X 231 jours (12/05/2010 au 04/01/2011) = 101 114,24 ;
Que le montant de l'indemnisation fixé par le tribunal sera en conséquence ramené à la somme de 101 114,24 ; que cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 29 septembre 2010, date de l'assignation ; que les intérêts seront capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil ;
Considérant que si la société EG Productions justifie avoir acquis au cours de l'année 2005 du matériel pour un montant de 39 762,48 HT financé par un emprunt d'une durée de 60 mois, elle ne démontre pas qu'il a été acquis uniquement pour son client Movitex et donc devenu sans utilité du fait de la rupture ou qu'un préjudice lié au défaut d'amortissement total existe ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société EG Productions de sa demande de ce chef ;
Considérant que la nature de l'affaire ne justifie pas qu'il soit fait droit à la demande de publication de la décision ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Considérant que la société Movitex qui demeure débitrice assumera la charge des dépens d'appel ;
Par ces motifs, Réforme le jugement quant au montant de la somme allouée au titre de l'indemnisation en raison de la rupture brutale des relations commerciales, Le confirme pour le surplus, Statuant à nouveau, Condamne la société Movitex à payer à la société EG Productions la somme de 101 114,24 avec intérêts au taux légal à compter du 29 septembre 2010 en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales, Dit que les intérêts seront capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil, Rejette toute autre demande, Condamne la société Movitex aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.