CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 15 janvier 2015, n° 13-14906
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Techniques de Préfabrication Moderne (SAS)
Défendeur :
Pigeon Carrières (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
MM. Birolleau, Douvreleur
Avocats :
Mes Baechlin, Azincourt, Fisselier, Duportail
Faits et procédure
La SAS Pigeon Carrières (Pigeon), venderesse de granulats à la SAS Techniques de Préfabrication Moderne (TPM), spécialisée dans la fabrication d'éléments en béton pour la construction, a fait grief à TPM d'avoir brutalement interrompu la relation commerciale entretenue avec elle et l'assignée devant le Tribunal de commerce de Rennes sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5°du Code du commerce.
Par jugement en date du 9 juillet 2013, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- condamné la société TPM à payer à la société Pigeon Carrières la somme de 111 062 euro à titre de dédommagement du préjudice subi, majorée des intérêts au taux légal à compter du 13 juin 2012 ;
- condamné la société TPM à payer à la société Pigeon Carrières la somme de 2 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire dudit jugement, nonobstant appel et sans caution ;
- débouté la société Pigeon Carrières du surplus de ses demandes ;
- débouté la société TPM de toutes ses demandes ;
- condamné la société TPM aux entiers dépens.
La société Techniques de Préfabrication Moderne (TPM) a interjeté appel de ce jugement.
Par ses dernières conclusions signifiées le 8 septembre 2014, elle demande à la cour de réformer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de la société Pigeon Carrières au titre d'une prétendue atteinte à l'image, et, statuant à nouveau, de :
- à titre principal, constater l'absence de réunion des conditions posées par les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code du commerce pour engager une action en rupture brutale des relations commerciales établies, en conséquence, débouter la société Pigeon Carrières de l'ensemble de ses demandes, comme n'étant ni justifiées, ni fondées ni en droit, ni en fait ;
- à titre subsidiaire, dire que le délai raisonnable de préavis que la société TPM aurait dû respecter vis-à-vis de la société Pigeon Carrières est au maximum de trois mois, au regard et en complément du préavis en pratique respecté et appliqué par la société TPM, en conséquence, dire que le préjudice subi par la société Pigeon Carrières en raison du non-respect par la société TPM d'un préavis raisonnable d'une durée de trois mois ne peut être supérieur à une somme de 5 419,08 euro ;
- en tout état de cause, condamner la société Pigeon Carrières à régler à la société TPM la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens d'instance et d'appel ;
- à titre infiniment subsidiaire, dire la demande d'expertise judiciaire formulée par la société TPM parfaitement recevable en appel et désigner un expert judiciaire avec pour mission, après avoir convoqué les parties, de :
Se faire remettre par les parties ou par tout tiers pouvant les détenir l'ensemble des documents nécessaires à l'accomplissement et à l'exécution de la mission qui lui a été confiée ;
Etudier l'ensemble des documents comptables de la société Pigeon Carrières ;
Déterminer l'éventuel manque à gagner de la société Pigeon Carrières du fait de la rupture des relations commerciales entretenues avec la société TPM ;
Fournir tous les éléments techniques et de fait, faire toutes constatations de nature à permettre à la juridiction saisie d'apprécier le préjudice subi ;
Répondre aux dires des parties ;
- surseoir à statuer sur les demandes des parties.
Elle fait valoir qu'il n'y a pas eu de rupture brutale et abusive des relations commerciales établies : si elle reconnaît que ses commandes se sont succédé pendant 10 ans, et non 20 comme le prétend Pigeon Carrières et l'a retenu le tribunal, elle indique que les conditions de stabilité et de progression du courant d'affaires ne sont pas en l'espèce réunies, et que, dès lors que le courant d'affaires s'est trouvé en constante diminution depuis plusieurs années, il n'existe pas de relation commerciale établie.
Elle soutient également qu'il n'y a pas eu davantage de brutalité de la rupture, dans la mesure où :
- il y a eu baisse progressive des commandes et du chiffre d'affaires réalisé entre les sociétés, baisse qui devait nécessairement aboutir à la rupture des relations commerciales entre les deux sociétés, ce que la société Pigeon Carrières ne pouvait ignorer compte tenu de sa volonté d'augmenter ses prix, et du constat réciproque de la baisse du volume des commandes ; par conséquent, la décision prise en mars 2012 par la société TPM de ne pas poursuivre ses relations d'affaires avec la société Pigeon Carrières n'était ni surprenante, ni soudaine et imprévisible ;
- compte tenu de l'échec des négociations entre les parties et de la détérioration progressive de leurs relations, la société Pigeon Carrières s'attendait nécessairement à ce que les relations commerciales soient rompues, justifiant ainsi l'absence de préavis écrit dès lors qu'un préavis de fait était respecté.
Elle indique que Pigeon ne saurait invoquer le moindre préjudice dès lors que :
- la société TPM n'est qu'un client "résiduel" avec lequel le chiffre d'affaires des ventes réalisées est insignifiant au regard du volume d'activités de l'entreprise et du chiffre d'affaires réalisé, et ce d'autant plus que Pigeon Carrières est en position de quasi-monopole sur le marché des granulats dans le département de l'Ile-et-Vilaine ;
- Pigeon était en mesure de trouver un autre partenaire de façon extrêmement aisée et, partant, de combler la perte des commandes de TPM ;
- la demande relative à la perte d'image est totalement injustifiée, Pigeon ne rapportant pas la preuve de ce prétendu préjudice, ni dans son principe ni dans son montant.
Subsidiairement, la société TPM souligne que la durée du préavis demandé - 12 mois pour 20 ans de relations commerciales - est excessive et que le préavis ne saurait excéder six mois au regard de la durée des relations commerciales de dix ans, de la faible importance du client en termes de chiffre d'affaires et de la position dominante de la société Pigeon Carrières sur le marché concerné, soit un délai supplémentaire de trois mois en sus du préavis de trois mois appliqué par TPM. Elle ajoute que, sur la réparation du préjudice, c'est non la marge sur coûts variables de production qu'il convient de prendre en considération, mais la marge brute, et qu'en se basant sur la marge brute de la société Pigeon, et en ne prenant pas en compte le transport réalisé par une autre entreprise, le préjudice annuel serait égal à 1 806,36 euro x 12, soit 21 676,32 euro.
La société Pigeon Carrières, par conclusions signifiées le 5 août 2014, demande de :
- dire irrecevable, car nouvelle en appel, la demande de la société TPM de désignation d'un expert judiciaire chargé de déterminer le manque à gagner de la société Pigeon Carrières ;
- débouter la société TPM de l'ensemble de ses demandes ;
- recevoir la société Pigeon Carrières en son appel incident et l'en déclarer bien fondée ;
- réformer le jugement de première instance ;
- dire que la société TPM n'a pas respecté son obligation d'avertir dans un délai raisonnable la société Pigeon Carrières de son intention de rompre leurs relations commerciales et qu'elle a rompu brutalement les relations avec la société Pigeon Carrières ;
- dire la société TPM responsable des préjudices subis par la société Pigeon Carrières du fait de la brutalité de la rupture de leurs relations commerciales ;
- en conséquence, condamner la société TPM à payer à la société Pigeon Carrières les sommes de 185 080 euro, outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation, du chef de la perte de marge, et de 15 000 euro au titre de l'atteinte à l'image subie par la société Pigeon Carrières ;
- condamner TPM au paiement de la somme de 8 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle expose :
- que TPM ne démontre pas que l'existence d'un chiffre d'affaires en progression figure parmi les critères de la relation commerciale établie ;
- que la pérennité des relations commerciales entretenues entre TPM et Pigeon Carrières - dont il est justifié, factures à l'appui, sur de nombreuses années - suffit à établir la stabilité des relations commerciales exigée par l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce ;
- que, contrairement à ce que soutient TPM, les commandes n'ont pas fortement baissé à partir de 2009.
MOTIFS
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
Considérant que l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce dispose qu'"engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale" ;
Considérant que l'article L. 442-6, I, 5° s'applique à toute relation suivie, stable et habituelle ; que TPM reconnaît une relation continue avec Pigeon de 10 ans ; que TPM ne peut prétendre qu'il n'existe pas de relation établie en raison de la diminution constante depuis plusieurs années du courant d'affaires dès lors que les volumes vendus à TPM sont demeurés stables (19 403,09 tonnes de granulats en 2009, 18 454,63 tonnes en 2010, 21 967,91 tonnes en 2011), de même que le chiffre d'affaires de Pigeon avec TPM (2008/2009 : 158 018 euro, 2009/2010 : 118 663 euro, 2010/2011 : 141 902 euro) ; que les premiers juges ont considéré à juste titre que la relation commerciale liant la société TPM et la société Pigeon était établie ;
Sur la brutalité de la rupture
Considérant qu'il est constant que, par courrier en date du 5 mars 2012, TPM a informé Pigeon qu'" elle ne lui commandera plus, à compter de ce jour, de gravier 4/6 et 6/10 en provenance des carrières de Louvigne-de-Bais et de Martigne-Ferchaud " ; que, par ce courrier, TPM a notifié à Pigeon une rupture sans préavis ; que TPM ne saurait soutenir que la cessation des relations était prévisible au regard de la baisse progressive des commandes, les commandes de TPM et les chiffres d'affaires étant restés constants ainsi que cela a été démontré plus haut ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a conclu à l'absence de brutalité de la rupture ;
Considérant qu'il résulte de l'article L. 442-6-I, 5° que la durée du préavis que doit respecter l'auteur de la rupture du contrat s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des circonstances propres à permettre au partenaire de retrouver une solution alternative ;
Considérant qu'une relation commerciale d'une durée de 10 ans est reconnue par TPM ; que, si Pigeon invoque une durée de relation de 20 ans, elle n'en rapporte pas la preuve ; que les documents qu'elle produit pour la période de 1992 à 2003 (pièce n° 9 communiquée par Pigeon) se limitent à des bordereaux mensuels récapitulatifs de ventes, portant mention de quantités vendues à des entreprises clientes - dont la société TPM - qu'ils ont été établis par la seule société Pigeon, ne comportent aucun visa de TPM, ne sont validés par aucun expert-comptable ou commissaire aux comptes, et ne sont corroborés par aucun autre document propre à confirmer la réalité des livraisons correspondantes ou leur paiement par TPM ; que la cour, réformant sur ce point la décision entreprise, dira que n'est établie qu'une relation commerciale de Pigeon avec TPM d'une durée de 10 ans ;
Considérant que Pigeon ne saurait invoquer une quelconque dépendance économique par rapport à TPM :
- ni au titre des quantités vendues, la moyenne de tonnage sur les 3 dernières années des relations entre TPM et Pigeon s'élevant, selon les chiffres communiqués par Pigeon, à environ 20 000 tonnes/an, soit environ 3 % de la capacité totale du site de Martigne-Ferchaud (660 000 tonnes) ;
- ni en terme de chiffre d'affaires, Pigeon Carrières, pour un chiffre d'affaires net total de 28 849 081 euro pour l'année 2010/2011, n'ayant réalisé, sur la même période, qu'un chiffre d'affaires de 211 162 euro avec TPM, soit 0,73 % de son chiffre d'affaires total annuel ;
Considérant qu'eu égard à la durée de la relation commerciale et à la part de TPM dans l'activité de Pigeon, un préavis d'une durée de six mois aurait dû être appliqué par TPM ; que le jugement sera réformé en ce sens ;
Sur le préjudice
Considérant que Pigeon invoque deux chefs de préjudice : le gain manqué et l'atteinte à son image ;
Considérant que, sur le gain manqué, que l'indemnité due à la société Pigeon au titre de la rupture brutale des relations entre les parties correspond à la perte, par Pigeon, de la marge brute sur le chiffre d'affaires qui aurait dû être perçue si un préavis suffisant et conforme aux exigences de l'article L. 442-6-I, 5° avait été consenti ; qu'il résulte de l'annexe 2 de la note de calcul établie par Monsieur Jean-Christophe Le Ny, expert-comptable de Pigeon (pièce n° 8 communiquée par Pigeon) que la marge brute de Pigeon est de 0,87 euro / tonne pour la carrière de Martigne-Ferchaud et 1,49 euro / tonne pour la carrière de Louvigne, soit une perte de marge brute annuelle de :
- pour le site de Martigne-Ferchaud : 0,87 euro x 22 855 tonnes = 9 883,85 euro / an
- pour le site de Louvigne : 1,49 euro x 1 203 tonnes = 1 792,47 euro / an soit, pour un préavis de six mois, une perte de marge brute de 10 838,16 euro ; que la cour réformera le jugement entrepris sur ce point et condamnera TPM au paiement de cette somme à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du 13 juin 2012 ;
Considérant que, sur l'atteinte à l'image, Pigeon, qui se borne à soutenir que la rupture brutale est susceptible de faire naître, chez les partenaires commerciaux potentiels, une suspicion de mauvaises pratiques commerciales, ne rapporte pas la preuve d'un quelconque préjudice d'image susceptible de découler du caractère brutal de la rupture ; que le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de ce chef ;
Considérant que l'équité commande de condamner TPM à payer à Pigeon la somme de 1 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ;
Par ces motifs LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris, sauf sur la durée du préavis de rupture de la relation commerciale établie et sur le montant de la condamnation prononcée en réparation de la rupture brutale de la relation, Statuant à nouveau de ces chefs, Fixe à six mois la durée du préavis de rupture de la relation commerciale établie qu'aurait dû appliquer la SAS Techniques de Préfabrication Moderne, Condamne la SAS Techniques de Préfabrication Moderne à payer, à titre de dommages et intérêts, à la SAS Pigeon Carrières la somme de 10 838,16 euro, avec intérêts au taux légal à compter du 13 juin 2012, Condamne la SAS Techniques de Préfabrication Moderne à payer à la SAS Pigeon Carrières la somme de 1 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SAS Techniques de Préfabrication Moderne aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.