CA Lyon, 1re ch. civ. A, 22 janvier 2015, n° 13-01955
LYON
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
André
Défendeur :
Fiduciaire Cadeco (SARL), Sogesco (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gaget
Conseillers :
M. Martin, Semeriva
Avocats :
SELARL Laffly, Associes-Lexavoue Lyon, SCP Chantelot, Associes, SCP Aguiraud Nouvellet, SCP Lamy, Associes
EXPOSÉ DU LITIGE
M. André, salarié et actionnaire du cabinet d'expertise comptable Sogesco, a quitté cette entreprise et a été recruté, ainsi que ses deux collaboratrices dans ces fonctions antérieures, par la société concurrente Fiduciaire Cadeco.
Saisi par la société Sogesco, le tribunal de commerce, après avoir ordonné une expertise, a statué en ces termes :
- dit et juge que M. André et la société Fiduciaire Cadeco se sont rendus coupables de concurrence déloyale au préjudice de la société Sogesco,
- condamne solidairement la société Fiduciaire Cadeco et M. André à payer à la société Sogesco la somme de 48 000 euro,
- déboute la société Fiduciaire Cadeco et M. André de toutes fins et prétentions contraires,
- déboute la société Fiduciaire Cadeco de sa demande reconventionnelle,
- condamne solidairement la société Cadeco et M. André à payer à la société Sogesco la somme de 10 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamne solidairement la société Fiduciaire Cadeco et M. André aux entiers dépens,
- rejette comme inutiles et non fondés tous autres demandes, moyens et conclusions contraires des parties.
La société Sogesco a relevé appel en contestant essentiellement l'appréciation de son préjudice.
Elle fait valoir que le départ de M. André, puis le débauchage de Mmes Motet et Tacher, qui étaient ses deux seules collaboratrices dans le bureau secondaire de Roanne, ont eu pour conséquence de la désorganiser et de permettre à la société Cadeco de venir s'installer dans cette ville et de détourner sa clientèle à son profit.
Elle considère en outre que M. André ne peut être reçu dans une argumentation d'appel contraire à celle qu'il soutenait en première instance et que la société Cadeco n'est pas fondée à réclamer paiement de factures de mise à disposition de M. André auprès des clients qu'elle a précisément détournés.
La société Sogesco se fonde sur le constat, à son sens purement factuel, effectué par les experts précédemment désignés par le tribunal pour soutenir que son préjudice a été sous-estimé en première instance et demander de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a retenu la concurrence déloyale,
- le réformer en ce qu'il ne lui a accordé qu'une somme de 48 000 euro de dommages et intérêts et condamner solidairement la société Cadeco et M. André à lui payer la somme de 225 000 euro correspondant à la marge brute dégagée par ses soins au cours des précédentes années à partir de chiffre d'affaires,
- le confirmer en ce qu'il lui a accordé la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- y ajoutant, condamner solidairement M. André et la société Cadeco à lui payer une somme supplémentaire de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile au titre de sa défense en cause d'appel,
- condamner M. André et la société Cadeco en tous les dépens de première instance et d'appel, ces derniers distraits au profit de la SCP Aguiraud - Nouvellet.
La société Cadeco fait d'abord valoir que le rapport d'expertise judiciaire est nul, pour défaut d'assermentation de l'expert et violation du contradictoire ; elle se défend par ailleurs de toute faute, dans la mesure où aucun acte positif de sa part n'est caractérisé, ni même prétendu, où il n'existe pas en la matière de " clientèle ", les deux entreprises intervenant dans le cadre de missions confiées par des comités d'entreprise ou de groupe, dans des conditions définies par le Code du travail et payées, non par ces comités, mais par l'entreprise.
Elle conteste, à titre subsidiaire, les conclusions de l'expert.
Elle fait enfin valoir que la société Sogesco reste débitrice à son égard des honoraires relatifs à la mise à disposition de M. André, et conclut :
- statuer ce que de droit sur l'appel régularisé par M. André,
- accueillir l'appel incident de la société Cadeco,
- y faisant droit,
- confirmer tout d'abord la décision entreprise en ce qu'elle a prononcé la nullité du rapport de M. Goutelle,
- dire et juger par contre que c'est à tort que le tribunal a estimé devoir ramener la valeur du rapport de l'expert à celle de simple pièce non contradictoire versée aux débats,
- accueillir par contre l'appel incident de la société Cadeco,
- débouter pour les causes sus énoncées la société Sogesco de toutes ses réclamations,
- condamner au contraire la société Sogesco à payer à la société Cadeco les somme de 1 913,60 euro et de 9 568 euro, montants des deux factures établies en date des 14 janvier 2009 et 12 janvier 2009, outre intérêts de droit à compter de la mise en demeure du 2 février 2009,
- condamner la société Sogesco aux entiers dépens de première instance et d'appel et mettre à sa charge au profit de la société Cadeco une somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
M. André soutient que les conditions d'une action en concurrence déloyale ne sont pas réunies, en l'absence de faute, de détournement fautif de clientèle - les clients donnant lieu au litige ayant librement choisi de continuer à travailler avec lui et l'expert-comptable n'étant pas propriétaire de la clientèle dans le cadre considéré - et de débauchage fautif des salariés.
A titre subsidiaire, elle conteste le préjudice prétendu et considère que la procédure est vexatoire, en ce qu'elle a été diligentée sans preuve.
M. André demande en conséquence de :
- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Roanne en date du 30 janvier 2013 en ce qu'il a déclaré nul le rapport d'expertise du 11 janvier 2012,
- l'infirmant pour le surplus et statuant à nouveau,
- dire et juger que les conditions de l'action en concurrence déloyale ne sont pas remplies,
- dire et juger que M. André n'a pas commis d'actes relevant d'une concurrence déloyale,
- dire et juger, très subsidiairement, que la société Sogesco ne justifie d'aucun préjudice et qu'aucune condamnation solidaire ne saurait être prononcée,
- débouter la société Sogesco de l'ensemble de ses prétentions,
- condamner la société Sogesco à payer à M. André la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts,
- condamner la société Sogesco à payer à M. André la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Sogesco aux dépens d'instance et d'appel distraits au profit de la SCP Laffly & associés, avocats, sur son affirmation de droit.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La société Sogesco disposait d'un bureau à Roanne, animé par M. André, salarié et associé - sans pour autant être expert-comptable - assisté de Mmes Motet et Tacher, chargées de mission.
M. André a donné sa démission le 18 novembre 2008, puis ses deux collaboratrices, par courriers rédigés en termes identiques, sauf les détails de leur situation personnelle, le 12 décembre 2008.
Dès lors, la société Sogesco n'a plus disposé d'aucun des moyens affectés au fonctionnement de ce bureau et la société Cadeco, dont le siège est à Paris, a créé à ce moment-là un établissement à Roanne.
En cet état, la société Sogesco considère que M. André a commis des actes de concurrence déloyale et qu'il n'est pas recevable en son argumentaire d'appel.
Mais, d'une part, les parties peuvent, pour justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge, invoquer des moyens nouveaux.
En première instance, M. André faisait valoir qu'il avait quitté la société Sogesco parce que la poursuite des relations de travail était impossible ; si son argumentaire est 'différent', selon l'expression de la société Sogesco, il ne se contredit pas en ajoutant à présent que la clientèle est libre.
D'autre part, sa qualité d'associé de cette société - si même il l'a conservée au-delà de la rupture du contrat de travail - n'interdit pas à M. André de participer à l'activité d'une entreprise concurrente.
La société Sogesco fait cependant valoir, à l'encontre tant de M. André que de la société Cadeco, que les anciens salariés n'ont pu connaître 'leurs clients' que parce qu'ils travaillaient auparavant pour leur ancien employeur, que c'est donc ce dernier qui a, par sa compétence, son savoir-faire et ses investissements, attiré les dits clients et su ensuite les fidéliser, que les salariés n'ont pas eu à réaliser ces investissements dont ils profitent alors sans vergogne, que c'est encore grâce à leur ancien employeur qu'ils connaissent les besoins des clients et les tarifs pratiqués à leur égard, que, de ce fait, ils font l'économie d'un travail de défrichage, de séduction, de communication, d'adaptation, ce qui leur confère un avantage indu faussant nécessairement le libre jeu de la concurrence et qu'on ne voit pas quels autres procédés déloyaux pourraient être mis en évidence.
Elle ajoute que chaque dossier de concurrence déloyale est un cas particulier et qu'en matière de responsabilité délictuelle, le juge peut fonder sa décision sur un faisceau d'indices et de présomptions.
Mais l'action en concurrence déloyale suppose la preuve de l'accomplissement d'actes fautifs positifs et caractérisés.
Or, la clientèle est libre et le seul fait que plusieurs clients de la société Sogesco ont rejoint la société Cadeco n'implique pas l'existence de manœuvres de la part de cette dernière.
La société Sogesco se borne par ailleurs à de pures allégations, selon lesquelles la société Cadeco aurait profité de la connaissance qu'avait M. André des tarifs qu'elle pratiquait pour proposer des prestations à moindre coût, notamment auprès du comité central d'entreprise d'ABB France.
Au demeurant, M. Gouasmi certifie le contraire et sa déclaration n'est pas nulle du seul fait qu'elle indiquerait - ce qui ne résulte nullement de cette pièce - la qualité de son rédacteur au moment où il a été dressé, et non à l'époque des faits relatés.
Par ailleurs, tout opérateur est en droit de recruter les salariés qu'il estime utiles, même au sein d'une structure concurrente, et en l'absence de circonstance particulière pouvant être qualifiée de fautive, notamment de toute preuve de démarchage, moins encore de démarchage systématique, de proposition de salaire anormal, de dénigrement ou de parasitisme, aucune faute ne peut être retenue ; la simple concomitance des faits précédemment décrits n'établit pas cette faute.
Les conditions d'une action en concurrence déloyale ne sont pas remplies, et le jugement l'accueillant en son principe doit être infirmé.
Le jugement dont la confirmation est demandée sur ce point ne prononce par la nullité du rapport d'expertise judiciaire.
Il note cependant, dans ses motifs, que l'expert-comptable désigné par le tribunal n'étant pas inscrit sur la liste des experts judiciaires et n'ayant pas prêté serment avant d'engager sa mission, il existe une irrégularité de fond entraînant la nullité de son rapport, que la nomination en qualité de sapiteur d'un expert inscrit sur la liste n'a pas couverte.
Il ne ressort pas, par ailleurs, des pièces de la procédure que le technicien désigné a transmis aux parties l'avis du sapiteur, ou déposé un pré-rapport permettant de prendre connaissance de cet avis et de faire valoir des observations.
Il en résulte que ce rapport d'expertise doit être annulé, pour défaut d'habilitation du technicien et pour méconnaissance des règles de la contradiction.
Le jugement entrepris déboute la société Cadeco de sa demande reconventionnelle, aux motifs que cette dernière ne rapporte pas la preuve d'une convention concernant la poursuite des missions par M. André après sa démission, qu'aucun détail n'est apporté sur le travail effectué ni sur les modalités d'une refacturation éventuelle aux clients concernés de la société Sogesco.
Les conclusions d'appel de la société Cadeco se bornent à exposer qu'il est constant que la société Sogesco reste débitrice envers elle des honoraires relatifs à la mise à disposition de M. André, à l'effet de permettre d'accomplir les missions FCI, ABB, Faruet Creux et ABB salaires.
Il n'en ressort aucun moyen d'infirmation, ces allégations se ramenant à la seule présentation de factures, sans réponse aux objections pertinentes du tribunal, nulle mise à disposition, compte tenu surtout des conditions de la démission de M. André, n'étant établie pour une continuation de missions, sous forme de prestations facturées par la société Cadeco à la société Sogesco.
Le jugement doit être confirmé sur ce point.
Le comportement de la société Sogesco, dont les demandes ont d'ailleurs été reçues en première instance, ne met en évidence aucune faute de nature à justifier des dommages et intérêts pour procédure abusive.
La société Sogesco succombe cependant essentiellement ; les dépens sont à sa charge.
Aucune circonstance ne conduit à écarter l'application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs LA COUR, Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a débouté la société Fiduciaire Cadeco de sa demande reconventionnelle, Annule le rapport d'expertise judiciaire déposé par M. Goutelle le 11 janvier 2012, Déboute la société Sogesco de ses demandes, Déboute M. André de sa demande de dommages et intérêts, La condamne à payer à M. André la somme de 2 000 euro et à la société Fiduciaire Cadeco la somme de 2 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Sogesco aux frais et dépens de première instance et d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, par ceux des mandataires des parties qui en ont fait la demande.