CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 19 février 2015, n° 13-13800
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Energia (SARL)
Défendeur :
Renault (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Perrin
Conseillers :
MM. Birolleau, Douvreleur
Avocats :
Me Baechlin, Azincourt, Guerre, Rodriguez Leal
Faits et procédure
La société Energia a pour activité l'étude et la réalisation d'installations électriques de haute tension et de basse tension d'appareils, ou d'installations au mazout et de toutes installations et réalisations électriques, électroniques et pneumatiques. Elle soutient avoir été en relations commerciales avec la société Renault depuis l'année 1973, en mettant à sa disposition trois ou quatre salariés à plein temps sur son site de Boulogne Billancourt.
Elle expose que ces relations ont brutalement cessé à la fin de l'année 2003, date à laquelle la société Renault a fermé son site de Boulogne Billancourt.
Par acte du 4 janvier 2012, la société Energia a assigné la société Renault devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins d'obtenir sa condamnation, sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, à lui payer la somme de 693 573 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de leurs relations commerciales établies.
Par jugement rendu le 17 juin 2013, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :
- débouté la société Energia de toutes ses demandes ;
- condamné la société Energia à payer à la société Renault la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamné d'office la société Energia à la somme de 3 000 euros d'amende civile.
Le tribunal a, d'une part, considéré que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce n'était pas applicable aux faits de l'espèce qui seraient intervenus avant l'entrée en vigueur de ce texte, et, d'autre part, jugé que l'action engagée par la société Energia était abusive et l'a, en conséquence, condamné au paiement d'une amende civile de 3 000 euros.
Vu l'appel interjeté par la société Energia le 8 juillet 2013 contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Energia le 7 octobre 2013, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- constater que les dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce sont applicables au cas d'espèce ;
- constater que l'action intentée par la société Energia n'est aucunement abusive et donc les conditions posées par l'article 32-1 du Code de procédure civile pour le prononcé d'une amende civile ne sont pas remplies en l'espèce ;
- constater que le tribunal de commerce a commis des erreurs manifestes de droit au terme du jugement dont appel ;
En conséquence,
- réformer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 17 juin 2013 par le Tribunal de commerce de Paris ;
Et statuant de nouveau
- constater et juger que la société Renault s'est rendue l'auteur d'une rupture brutale et fautive des relations commerciales établies et caractérisées à l'égard de la société Energia ;
En conséquence
- condamner la société Renault à indemniser les entiers préjudices de la société Energia résultant de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies dont elle est l'auteur ;
- condamner ainsi la société Renault à régler à la société Energia, à titre de dommages et intérêts, la somme de 693 573 euros en réparation du préjudice économique subi en conséquence de la rupture brutale des relations commerciales établies imputable à la société Renault ;
- assortir la condamnation prononcée à titre de dommages et intérêts au profit de la société Energia des intérêts au taux légal à compter de la délivrance de l'assignation, et ce jusqu'à parfait paiement ;
- prononcer la capitalisation des intérêts des sommes mises à la charge de la société Renault ;
- condamner la société Renault à régler à la société Energia la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Energia soutient d'abord que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce était déjà applicable lorsqu'est intervenue en 2003 la rupture brutale qu'elle reproche à la société Renault.
Sur le fond, elle expose qu'elle était en relations commerciales avec la société Renault depuis plus de trente ans, ces relations consistant dans la mise à disposition de salariés à plein temps sur le site de Boulogne Billancourt. Elle verse aux débats des pièces qui, selon elle, prouvent l'ancienneté de ces relations.
La société Energia fait valoir, par ailleurs, que la société Renault a brutalement mis fin à ces relations à la fin de l'année 2003, de sorte qu'elle n'a réalisé aucun chiffre d'affaires avec elle en 2004. Elle soutient qu'elle n'était pas informée de la fermeture du site de Boulogne Billancourt et qu'elle n'a donc pas pu en anticiper les conséquences. Elle précise que si cette fermeture était évoquée depuis plusieurs années, elle n'a pas été avertie formellement et elle ajoute qu'en toute hypothèse, la perspective de cette fermeture ne signifiait pas la fin de leurs relations, puisque la société Renault disposait d'autres sites sur la commune de Boulogne Billancourt.
En ce qui concerne le préjudice qu'elle dit avoir subi, la société Energia considère qu'elle aurait dû bénéficier d'un préavis d'une durée de 36 mois. Compte tenu de la moyenne de son chiffre d'affaires réalisé durant les trois années précédant la rupture, et du taux de sa marge brute de 73 %, elle réclame à titre de dommages et intérêts la somme de 693 573 euros.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Renault le 9 décembre 2013, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- constater que la preuve d'une relation commerciale établie n'est pas rapportée ;
- constater que la preuve d'une rupture brutale n'est pas rapportée ;
- constater que la preuve du préjudice réclamé n'est pas établie ;
En conséquence
- y ajoutant, confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 17 juin 2013 par le tribunal de commerce de Paris ;
- condamner la société Energia à payer à la société Renault une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Renault soutient que la société Energia ne prouve pas la réalité des relations commerciales dont elle fait remonter le commencement à 1973. Elle souligne que les factures produites ne portent que sur les années 2001, 2002 et 2003 et que, de surcroît, elles ne mentionnent pas la société Energia.
Elle fait valoir que la société Energia était nécessairement informée de la fermeture du site de Boulogne Billancourt et qu'elle n'a émis aucune protestation jusqu'à l'assignation qu'elle lui a fait délivrer neuf ans après cette fermeture.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur l'applicabilité de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce
Considérant que la société Energia fonde sa demande sur l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce et soutient que la société Renault a contrevenu aux dispositions de ce texte en rompant, sans préavis écrit, les relations commerciales qui étaient établies entre elles ;
Considérant que le tribunal a relevé d'office un moyen tiré de l'inapplicabilité aux faits de l'espèce de l'article L. 442-6 I 5° précité ; qu'il a jugé que ce texte résultant de la loi du 4 août 2008, ne pouvait s'appliquer à la rupture des relations commerciales alléguée par la société Energia, laquelle était intervenue en 2003 ;
Mais considérant que l'obligation pour toute entreprise de réparer le préjudice résultant de la rupture brutale d'une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de cette relation, aujourd'hui codifiée à l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, résulte non de la loi du 4 août 2008 mais de la loi du 1er juillet 1996 ; que le jugement déféré sera donc infirmé ;
Sur la rupture des relations commerciales établies
Considérant que la société Renault ne conteste pas, dans son principe, avoir été en relations commerciales avec la société Energia, ni avoir mis fin à ces relations à la fin de l'année 2003 dans le cadre de la fermeture de son site de Boulogne Billancourt ; que si cette fermeture était depuis plusieurs années de notoriété publique, cette circonstance ne l'exonérait pas de l'obligation que lui faisait l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce de notifier, par un préavis écrit d'une durée suffisante, la fin de ces relations avec la société Energia, laquelle, comme elle le fait observer, pouvait imaginer que ces relations se poursuivraient sur un autre site exploité par la société Renault ; que celle-ci ne démontre pas, ni d'ailleurs ne prétend, avoir fait bénéficier la société Energia d'un tel préavis ;
Considérant qu'en réparation du préjudice qui en est résulté, la société Energia réclame la somme de 693 573 euros à titre de dommages et intérêts ; qu'elle détermine ce montant en considérant qu'elle aurait dû bénéficier d'un préavis de 36 mois, compte tenu de l'ancienneté des relations commerciales en cause, dont elle fait remonter l'origine à 1973, ce que conteste la société Renault ; qu'elle prend en compte le chiffre d'affaires qu'elle dit avoir réalisé avec la société Renault durant les années 2000, 2001 et 2002 et qu'elle applique une marge brute de 73 % ;
Mais considérant, en premier lieu, qu'en ce qui concerne l'ancienneté de ses relations avec la société Renault, la société Energia fournit des copies de factures dont les plus anciennes remontent à l'année 2001 ; qu'elle produit également deux attestations de M. X et de Mme Y (pièces n° 3 et 4) qui disent l'un et l'autre avoir travaillé pour la société Energia de 1965 et 2010 et en avoir été les gérants, et affirment que les relations de cette société avec la société Renault ont duré trente années ; que cependant, ces attestations ne sont accompagnées d'aucune pièce, facture ou contrat qui conforteraient ces déclarations ; qu'en conséquence, ces seules attestations ne permettent pas d'établir, avec la certitude requise pour l'application des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, l'ancienneté des relations commerciales telle que l'allègue la société Energia ;
Considérant, en second lieu, que la société Energia affirme avoir réalisé en 2001, 2002 et 2003 un chiffre d'affaires de, respectivement, 431 050 euros, 371 500 euros et 147 550 euros et qu'elle produit à l'appui de cette affirmation des copies de factures émises en 2001 (pièces n° 8-1 à 8-47), 2002 (pièces n° 9-2 à 9-34) et 2003 (pièces n° 10-1 à 10-12) ; que, cependant, comme l'observe la société Renault, aucune de ces factures ne fait mention de la société Energia, laquelle n'apparaît donc pas comme les ayant émises ; que de surcroît, la société Energia ne démontre pas que la société Renault aurait réglé ces factures, ou ne les aurait pas contestées, de sorte que celles-ci ne sauraient justifier de la réalité des prestations alléguées ; qu'elle ne produit par ailleurs aucun autre document ni attestation propres à confirmer les montants de chiffre d'affaires qu'elle allègue ; qu'à cet égard, les comptes de résultat qu'elle produit pour les exercices 2000 et 2002, portant le cachet de son expert-comptable, n'attestent pas plus du montant du chiffre d'affaires réalisé avec la société Renault (pièces n° 11 et 12) ;
Considérant qu'il résulte de ces constatations que la société Energia n'apporte pas les éléments propres à justifier le montant de sa demande de dommages et intérêts ; qu'elle en sera donc déboutée ;
Sur l'amende civile prononcée contre la société Energia
Considérant qu'aux termes de l'article 32-1 du Code de procédure civile, "celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamnée à une amende civile d'un maximum de 3 000 euros sans préjudice des dommages et intérêts qui seraient réclamés " ;
Considérant que si la société Energia n'a pu apporter les éléments de preuve nécessaires au succès de son action, il ne ressort pas du dossier qu'elle ait agi de manière abusive contre la société Renault ; que le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a prononcé contre elle une amende civile ;
Sur les frais irrépétibles
Considérant qu'au regard de l'ensemble de ce qui précède, il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Renault la totalité des frais irrépétibles qu'elle a engagés et la société Energia sera condamnée à lui verser la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme jugement attaqué ; Statuant à nouveau, Déboute la société Energia de sa demande de dommages et intérêts ; Condamne société Energia à payer à la société Renault la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette les demandes autres, plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Energia aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.