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Décisions

CA Toulouse, 3e ch. civ., 24 février 2015, n° 14-03458

TOULOUSE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

AG2R Prévoyance

Défendeur :

Boletta

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bensussan

Conseillers :

MM. Beauclair, Mazarin-Georgin

Avocats :

Mes Sorel, Barthelemy

TGI Toulouse, du 16 mai 2014

16 mai 2014

EXPOSE DU LITIGE

Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire et réputé contradictoire en date du 16-5-2014 rendu par le Tribunal de grande instance de Toulouse, auquel il est expressément référé sur l'exposé des faits et de la procédure, qui a jugé qu'aucun contrat ne liait les parties au 16-6-2013, qui a déclaré AG2R Prévoyance, faute de qualité à agir, irrecevable à agir en adhésion forcée et en paiement de cotisations pour la période postérieure au 16-6-2013, qui a constaté qu'aucun moyen tiré de la prescription n'avait été soulevé, qui a jugé AG2R Prévoyance fondée à agir en paiement de cotisations pour la période du 1-1-2007 au 15-6-2013, qui a jugé que Monsieur Gilles Boletta est débiteur envers AG2R Prévoyance des cotisations pour cette période et qui l'a condamné à les payer, qui a condamné Monsieur Gilles Boletta à communiquer à AG2R Prévoyance dans le délai de deux mois à compter de la signification de la présente décision sous peine d'astreinte de 50 euro par jour de retard l'état nominatif de son personnel pour la période du 1-1-2007 au 15-6-2013 afin de permettre le calcul définitif des cotisations dues, qui a rejeté la demande tendant à ce que le tribunal se réserve la liquidation de l'astreinte, qui a dit n' avoir lieu à provision, qui a condamné Monsieur Gilles Boletta à payer à AG2R Prévoyance les sommes de 500 euro à titre de dommages et intérêts et de 1 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre aux dépens.

Par déclaration en date du 19-6-2014, AG2R Prévoyance a interjeté appel à l'encontre de ce jugement.

Aux termes de ses conclusions déposées le 19-9-2014, l'appelante sollicite l'infirmation totale de la décision entreprise, et que soit ordonné à l'intimé de régulariser son adhésion en retournant dûment complété et signé l'état nominatif du personnel ainsi que le bulletin individuel d'affiliation de sa salariée accompagné de tous les justificatifs permettant d'enregistrer l'affiliation et ce sous astreinte de 500 euro par jour de retard à compter de la décision à intervenir, la cour se réservant la liquidation de l'astreinte, et la condamnation de l'intimé à lui payer les sommes de 2 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre aux dépens dont distraction au profit de son conseil.

Elle fait valoir en substance que :

- la convention collective nationale étendue des entreprises artisanales de la boulangerie et de la boulangerie-pâtisserie n° 83 du 24-4-2006 révisée par son avenant du 24-4-2006, a mis en place un régime de remboursement obligatoire complémentaire de frais de santé ;

- aux termes de cet avenant, elle a été désignée comme organisme assureur en application de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale de sorte que toutes les entreprises du secteur professionnel visé sont tenues de lui confier l'assurance de cette garantie collective conformément à l'article 13 de cet avenant ;

- par ailleurs, l'article 14 de cet avenant a prévu une clause dite de migration, de sorte que cette obligation s'impose également aux entreprises ayant mis en place des garanties similaires avant la date d'effet de cet avenant, laquelle a été fixée au 1-1-2007 ;

- cet avenant a fait l'objet d'un arrêté d'extension pris par le ministre du Travail le 16-10-2006 et qui a été validé par le Conseil d'Etat le 19-5-2008 ;

- l'intimé a refusé de régulariser le paiement des cotisations dues ;

- le premier juge a retenu la prescription de la demande, alors que Monsieur Boletta était défaillant, étant en outre rappelé que le délai de prescription quinquennale ne s'applique pas lorsque la créance, même périodique, dépend d'éléments qui ne sont pas connus du créancier et qui, en particulier, doivent résulter de déclarations que le débiteur est tenu de faire ;

- la distinction effectuée par le premier juge par rapport à la date de la décision du Conseil Constitutionnel n'a pas lieu d'être ;

- ses demandes sont à l'évidence fondées au regard des dispositions des articles L. 911-1, L. 912-1 alinéa 2 du Code de la sécurité sociale et L. 132-23 devenu L. 2253-2 du Code du travail, l'exigence d'adaptation prévue par ce dernier texte pouvant se concrétiser par un dispositif conventionnel obligeant l'entreprise à adhérer à l'opérateur désigné par l'accord collectif ;

- il en résulte que la clause de migration est valable ;

- la jurisprudence, tant interne qu'européenne, ainsi que la doctrine qui ont fait application de ces principes juridiques, confirment le bien fondé de ses prétentions ;

- la décision du Conseil constitutionnel du 13-6-2013, qui a déclaré les dispositions de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale contraires à la Constitution, en parfait décalage par rapport à la décision de la CJUE sur les clauses de migration et de désignation, est sans emport sur le présent litige dès lors qu'elle ne s'applique pas aux contrats en cours ;

- le contrat en cours est incontestablement l'accord collectif qui seul donne naissance au régime de remboursement des frais de santé, et ce comme l'a jugé le Conseil d'Etat dans sa décision du 26-9-2013 ;

- il ne peut être considéré qu'aucun contrat n'est en cours du seul fait de la violation de l'obligation d'adhérer sauf à considérer que l'avenant n° 83 du 24-4-2006 est nul ;

- dès lors, les clauses de désignation et de migration restent en vigueur jusqu'à ce que les partenaires sociaux dénoncent la convention collective ;

- compte tenu du haut degré de solidarité, toute critique d'une atteinte à la libre concurrence au sens des articles 101 et 102 du TFUE ;

- les partenaires sociaux ont dénoncé la position du Conseil constitutionnel qui leur interdit de désigner l'organisme en charge dans le cadre d'un accord collectif et qui contrevient aux dispositions des articles 6 et 11 de la CEDH, ainsi qu'à la Charte Sociale Européenne, à raison de son effet immédiat sur les procès en cours et à l'atteinte portée à la liberté de réunion et d'association ;

- cette décision méconnaît également le droit de l'UE ;

- tout débat sur la non-conformité du dispositif au regard du droit communautaire est clos au regard de la décision de la CJUE du 3-3-2011 dans l'affaire AG2R Prévoyance c/Beaudout dès lors qu'elle a été considérée comme une entreprise n'abusant pas de sa position dominante et que les clauses de désignation et de migration ne pouvaient être confondues dans la mesure où elles obéissent à des logiques différentes ;

- il est constant que les pouvoirs publics ont exercé un contrôle a priori et a postériori sur le contenu de l'avenant n° 83 et ce sans avoir décelé la moindre infraction au droit interne et au droit européen ;

- l'exigence d'un appel d'offre ne vaut que pour les marchés publics et est contradictoire avec la notion de solidarité ;

- en droit interne, l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale, qui déroge aux dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce qui prohibent les ententes et positions dominantes, n'impose qu'un réexamen périodique des conditions de la mutualisation, lequel est intervenu en mai 2011 et est prévu tous les 5 ans ;

- étant organisme de sécurité sociale, et alors même qu'elle peut être qualifiée d'entreprise, elle n'est pas soumise aux règles posées par les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce ;

- dès lors, l'avenant n° 83, licite, a un caractère obligatoire et l'intimé, qui refuse de s'y soumettre, commet une faute.

Assigné par acte d'huissier délivré à personne le 9-10-2014, Monsieur Gilles Boletta n'a pas constitué avocat.

MOTIFS

Il convient de constater que la cour est saisie, du fait de l'effet dévolutif de l'appel, de l'intégralité du litige dès lors que l'appelante a sollicité, aux termes de ses écritures, l'infirmation totale du jugement entrepris.

De même, sont dans le débat les moyens tirés de la conformité au droit européen des clauses de désignation et de migration dans la mesure où l'appelante soutient que ces clauses sont tant licites que conformes à l'état du droit positif, tant interne qu'européen.

Or, force est de constater que tel n'est pas le cas.

Il est en effet constant que l'avenant n° 83 à la Convention Collective Nationale des Entreprises Artisanales de la Boulangerie et de Boulangerie-Pâtisserie, en date du 24-4-2006 et étendu par arrêté ministériel du 16-10-2006, a pour objet de mettre en place un régime conventionnel relatif à des prestations complémentaires au régime obligatoire de sécurité sociale en cas de frais médicaux, chirurgicaux et d'hospitalisation, et ce afin de répondre d'une part à la mutualisation des risques au niveau professionnel, laquelle permet de pallier les difficultés rencontrées par les entreprises, notamment les plus petites, lors de la mise en place d'une protection sociale complémentaire et de garantir l'accès aux garanties collectives, sans considération notamment d'âge ou d'état de santé, et d'autre part aux impératifs de gestion des prestations par les centres de gestion régionaux de l'organisme assureur dont les entreprises dépendent géographiquement. Cet avenant, applicable à compter du 1-1-2007, a, en son article 13, désigné AG2R Prévoyance en application des dispositions de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale comme organisme assureur exclusif, et a prévu, en son article 14, une clause de migration, qui reprenant les termes de l'article 2, aux termes de laquelle l'adhésion de toutes les entreprises relevant du champ d'application de la convention collective citée supra au régime "remboursement complémentaire des frais de soins et de santé" et l'affiliation des salariés de ces entreprises auprès de l'organisme assureur désigné, soit en l'espèce AG2R Prévoyance, ont un caractère obligatoire à compter de la date d'effet de cet avenant, soit à compter du 1-1-2007, ces dispositions ayant vocation à recevoir exécution obligatoire même à l'égard des entreprises qui auraient un contrat de complémentaire santé auprès d'un autre organisme assureur avec des garanties identiques ou supérieures à celles définies par cet avenant.

De même, il appartient au juge national de vérifier, notamment au vu de l'état du droit communautaire, la licéité de la clause de désignation d'AG2R Prévoyance, cette vérification lui imposant de déterminer dans un premier temps si AG2R peut être qualifiée d'entreprise exerçant ou non une activité économique au sens de l'article 86 du Traité CE devenu 106 du TFUE, d'examiner dans un second temps la réalité et l'étendue du contrôle opéré par l'Etat et les conditions de désignation de l'organisme gestionnaire et ce afin de déterminer dans un dernier temps si le mode de désignation de cet organisme a ou non pour effet de rendre la clause de désignation litigieuse illicite.

En effet, il résulte notamment de l'arrêt de la CJUE Beaudout du 3-3-2011, que la gestion d'une protection sociale complémentaire obligatoire poursuit un objectif social et qu'il appartient au juge national de déterminer si cette activité peut être qualifiée d'économique selon les critères traditionnels en la matière que sont l'existence d'un fort degré de solidarité et celle d'un contrôle étatique.

Or, en l'espèce, si l'existence d'un fort degré de solidarité ne peut faire débat dans la mesure où la nature des prestations servies et l'étendue de la couverture accordée ne sont pas proportionnelles au montant des cotisations versées, où les prestations fournies sont dans certains cas indépendantes du paiement des cotisations dues, où il est prévu le maintien de la couverture sociale pendant une certaine période après la rupture des relations contractuelles liant l'employeur et le salarié et où il est prévu une couverture sociale en faveur des ayants droit en cas de décès du salarié, force est de constater en l'espèce l'absence de tout contrôle effectif de l'Etat dans la désignation d'AG2R Prévoyance et dans les modalités de fonctionnement de ce régime complémentaire. Or, seuls les partenaires sociaux ont la faculté de désigner, notamment par le biais de conventions ou d'accords collectifs, l'organisme chargé de la gestion de ce régime complémentaire et les termes de l'avenant en cause confient également aux seuls représentants des employeurs et salariés le soin de réexaminer, dans un délai de 5 ans à compter de la date de prise d'effet de cet avenant, soit du 1-1-2007, les modalités d'organisation de la mutualisation du régime concerné, comme celui de réexaminer le montant des cotisations, et ce sans aucune intervention ou contrôle de l'Etat. De même, la réelle autonomie dont dispose AG2R Prévoyance vis-à-vis des autorités étatiques résultent de l'absence de dispositions légales imposant sa désignation en tant que telle ou son acceptation de la mission confiée et ce alors qu'il est constant et non contesté qu'il existe d'autres institutions de prévoyance et compagnie d'assurances susceptibles de remplir le rôle dévolu à cette dernière.

Ainsi, force est de relever qu'une totale opacité demeure sur les modes de désignation d'AG2R Prévoyance, sur la marge de négociation dont AG2R Prévoyance a pu disposer quant aux modalités de son engagement et sur la répercussion de ces éléments sur le mode de fonctionnement du régime concerné dans son ensemble, de telle sorte que, bien que n'ayant pas de but lucratif et agissant sur le fondement du principe de solidarité, AG2R Prévoyance est une entreprise exerçant une activité économique qui se devait d'être choisie par les partenaires sociaux sur la base de considérations financières et économiques et surtout parmi d'autres entreprises avec lesquelles elle est en concurrence sur le marché des services de prévoyance qu'elle propose.

En outre, et à titre superfétatoire, il sera relevé que les dispositions de l'article L. 911-2 du Code de la sécurité sociale sur le fondement duquel a adopté l'avenant n° 83 à la convention collective nationale étendue des entreprises artisanales de la boulangerie et de la boulangerie pâtisserie, et notamment son article 13 désignant l'intimée en qualité d'organisme assureur, ont été déclarée, selon décision du Conseil constitutionnel en date du 13-6-2013, inconstitutionnelles. Or, si cette décision mentionne que cette déclaration d'inconstitutionnalité n'affecte pas les contrats en cours à la date de publication de cette décision, la notion de contrat en cours ainsi énoncée s'applique à l'évidence et exclusivement aux adhésions effectives des entreprises au régime mis en place par AG2R Prévoyance et non aux entreprises qui ont entendu contester le principe de cette adhésion obligatoire, ces dernières étant ainsi placées dans la même situation que les entreprises relevant de cette convention collective et crées postérieurement à la date de publication de la décision du Conseil constitutionnel.

Dès lors, il résulte de ce qui précède que la désignation d'AG2R Prévoyance n'est conforme ni au droit européen ni au droit interne de sorte que le jugement déféré doit être infirmé en toutes ses dispositions et que ses demandes ne pourront qu'être rejetées.

Compte tenu de ce qui précède, AG2R Prévoyance sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive.

AG2R Prévoyance qui succombe supportera les dépens des deux instances et ses propres frais.

Par ces motifs LA COUR, Déclare l'appel d'AG2R Prévoyance non fondé, Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, et statuant à nouveau, Déboute l'organisme AG2R Prévoyance de l'intégralité de ses demandes, Condamne l'organisme AG2R Prévoyance aux dépens des deux instances.