CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 2 avril 2015, n° 13-22150
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Tac (SA)
Défendeur :
Battais Charpente (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
MM. Douvreleur, Birolleau
Avocats :
Mes Hardouin, Geissmann Achille, Kieffer Joly, Eudelle
Faits et procédure
La société Battais Charpente et la société Tac, spécialisées dans le traitement des bois et le renforcement des charpentes, ont entretenu des relations commerciales à partir de 2003, Battais sous-traitant à Tac l'exécution de travaux dans cette spécialité. Faisant grief à Battais Charpente d'avoir débauché son personnel et d'avoir rompu brutalement la relation commerciale, Tac a assigné Battais Charpente devant le Tribunal commerce de Lille. Par jugement en date du 17 octobre 2012, le Tribunal de commerce de Lille a débouté la société Tac de ses demandes, l'a condamnée à payer à la société Battais Charpente la somme de 3 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et débouté Battais Charpente de sa demande de dommages et intérêts présentée à titre reconventionnel.
La société Tac a interjeté appel de ce jugement le 20 novembre 2013.
Par ses dernières conclusions signifiées le 4 juin 2014, elle demande à la cour de :
- infirmer le jugement entrepris et, statuant à nouveau :
- condamner la société Battais Charpente à payer à la société Tac la somme de 1 564 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
- subsidiairement, sur le préjudice, désigner un huissier de justice avec pour mission d'examiner les actes d'engagement et les marchés signés par Tac visés dans l'assignation et annulés à compter de mars 2010 et fournir à la cour des informations sur la société ayant repris les travaux en direct ou en sous-traitance de Battais Charpente ;
- ordonner la capitalisation des intérêts ;
- débouter la société Battais Charpente de ses demandes ;
- condamner Battais Charpente à payer à Tac la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle fait valoir que Battais a débauché, sur une période courte, entre fin janvier et la mi-février 2010, quatre des cinq personnes composant l'agence de Lille de la société Tac, et que ces départs ont permis à Battais d'annoncer l'ouverture d'un département nouveau spécialisé dans le traitement des bois, en tous points conforme à l'activité ciblée de Tac.
Elle indique que, bénéficiant désormais d'une équipe qualifiée et immédiatement opérationnelle, Battais s'est ensuite employée à détourner la clientèle de Tac, plusieurs clients ayant, après le départ de Monsieur Mucciante et de son équipe, adressé à Tac des avenants de résiliation, et Battais elle-même ayant reconnu avoir annulé les marchés en raison de la création en son sein de sa nouvelle activité, ce qui s'est traduit par une rupture brutale, par Battais, de la relation commerciale entretenue avec Tac. Elle fait enfin grief à Battais de s'être appropriée son savoir-faire, la qualification qu'elle a acquise n'étant pas à la portée de toutes les entreprises spécialisées en matière de charpente.
Elle considère que les actes déloyaux de Battais ont entraîné à la fois une progression spectaculaire des résultats de Battais, la suppression de l'agence Nord de la société Tac et une baisse du chiffre d'affaires de Tac consécutive à la désorganisation de l'agence Nord.
Elle caractérise son préjudice par des pertes immédiates (celle résultant de l'annulation des marchés, celle résultant des investissements non amortis, celle résultant du coût supplémentaire engagé pour finir les chantiers en cours, celle résultant du coût de la formation des salariés partis à la concurrence), et une perte de chiffre d'affaires par suite de la disparition de son antenne Nord.
La société Battais Charpente, par ses dernières conclusions signifiées le 11 avril 2014, demande la confirmation du jugement entrepris, sauf en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, de condamner Tac au paiement des sommes de 50 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive et injustifiée et de 20 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle soutient n'avoir débauché aucun salarié de la société Tac, les quatre salariés réembauchés par ses soins ayant donné leur démission en raison soit du climat détestable régnant au sein de cette entreprise, soit à la suite de reproches qui leur étaient faits et, pour l'un d'entre eux, du lancement d'une procédure de licenciement.
Elle indique que Tac ne saurait prétendre que ces départs ont entraîné une désorganisation de son "agence Nord", Tac n'ayant à aucun moment disposé, sur la région Nord, d'un quelconque établissement secondaire, qu'il y a donc lieu de rapporter la réembauche des 4 salariés concernés, non aux cinq personnes d'une "agence Nord" inexistante, mais aux 74 salariés de Tac, de sorte que le faible nombre des départs en cause ne peut démontrer une désorganisation de la société Tac.
Elle réfute enfin tout détournement de clientèle dans la mesure où, sous-traitante de Battais, Tac n'avait pas de clientèle propre, mais seulement celle de Battais, et où, en ce qui concerne les opérations pour lesquelles Tac prétend que Battais se serait appropriée les clients, Tac s'était bornée à établir des devis ou à répondre à des consultations d'entreprises et ne disposait d'aucune commande.
Elle conteste toute rupture brutale de la relation commerciale, la relation entretenue avec Tac étant subordonnée à des mises en concurrence d'entreprises spécialisées dans le traitement des bois et étant dès lors dépourvue de toute permanence.
Motifs
Sur la concurrence déloyale par débauchage
Considérant que le débauchage, consistant, pour une entreprise, à inciter certains salariés d'un concurrent à quitter leur emploi pour les attirer en son sein, est illicite s'il résulte de manœuvres déloyales ou tend à l'obtention déloyale d'avantages dans la concurrence, de nature à désorganiser l'entreprise concurrente ;
Considérant qu'il est constant que quatre salariés de la société Tac ont démissionné entre la fin du mois de janvier et la mi-février 2010 et ont été recrutés quelques jours plus tard par la société Battais Charpente :
- Monsieur Mucciante, technico-commercial, a démissionné le 25 janvier 2010 ;
- Monsieur Falempe, applicateur, a démissionné le 14 février 2010 et a été embauché par Battais selon courrier du 15 février 2010 pour un contrat prenant effet le 15 mars 2010 ;
- Monsieur Pruvost, applicateur, a démissionné le 17 février 2010 et a été embauché par Battais selon courrier du 4 mars 2010 pour un contrat prenant effet le 8 mars 2010 ;
- Monsieur Richard, chef d'équipe, le 17 février 2010 et a été embauché par Battais selon courrier du 3 mars 2010 pour un contrat prenant effet le 15 mars 2010 ;
Considérant qu'aucun des quatre salariés concernés n'était lié par une clause de non-concurrence ; qu'aux termes de son témoignage en date du 4 janvier 2011 (pièce n° 7 communiquée par Battais), Monsieur Mucciante justifie sa démission par les conflits existant avec le président directeur général de Tac, un discrédit de son travail auprès de partenaires extérieurs et par la déstabilisation dont il faisait l'objet ; que Monsieur Falempe (pièce n° 16 communiquée par Battais) indique avoir démissionné parce qu'il ne supportait plus la mauvaise ambiance de la société Tac ; que Monsieur Richard (pièce n° 35 communiquée par Battais) indique avoir quitté la société Tac alors qu'il avait été convoqué par sa hiérarchie pour manque de résultat, qu'avait été ensuite envisagé un licenciement amiable et qu'il nourrissait un projet de création d'entreprise ; que Battais justifie de ce qu'elle a fait publier, dans le journal local La Voix du Nord, une annonce proposant des postes d'applicateurs traitement bois et charpentiers traditionnels ; qu'il ne résulte d'aucun élément que les conditions de recrutement proposées aux salariés par Battais aient été anormales, la proposition d'embauche visant la convention collective applicable et le règlement intérieur l'entreprise ; qu'au vu des éléments dont les salariés font état pour justifier leur démission, aucune incitation au départ émanant de Battais à l'égard des quatre salariés l'ayant rejointe n'est avérée ; que Tac ne rapporte donc la preuve d'aucun élément propre à établir l'utilisation, par Battais, de procédés déloyaux pour inciter les salariés concernés à démissionner ;
Considérant que, si Tac soutient que Battais s'est approprié l'essentiel de l'effectif de son agence Nord, il convient d'observer que l'existence de l'agence régionale invoquée n'est nullement établie ; qu'en effet :
- l'extrait K bis de la société Tac ne fait état d'aucun établissement secondaire de cette société dans le Nord ;
- bien que s'étant vu attribuer le secteur Nord - Pas de Calais, Monsieur Mucciante n'a, à aucun moment, été affecté à une antenne Nord de la société Tac ;
- les contrats de travail des trois autres salariés concernés, Messieurs Falempe, Pruvost et Richard, ne font référence ni à une affectation à un centre régional Nord, ni même à l'attribution d'un secteur géographique, chaque contrat de travail mentionnant en revanche que l'intégration dans les équipes d'agents applicateurs de Tac requiert "une certaine mobilité géographique" ;
- si Tac a loué, à Gouzeaucourt (Nord), selon bail du 28 janvier 2008, des locaux à usage d'entrepôt et, à partir du 1er février 2008, de bureaux, ce seul élément est insuffisant à démontrer l'existence d'une agence locale, Tac indiquant que l'investissement réalisé n'a pas été amorti faute d'activité locale, que le bail a été résilié au 1er septembre 2010 et que Monsieur Mucciante travaillait à son propre domicile ;
Qu'il convient de rapporter les quatre salariés en cause, non à l'effectif d'une agence Nord de la société Tac, mais à l'effectif global de cette entreprise, de 76 personnes ; qu'il n'est en conséquence démontré ni qu'il y ait eu débauchage massif, ni que, compte tenu de la proportion limitée des départs constatés par rapport à l'effectif total, l'appareil de production de la société Tac ait été désorganisé ;
Considérant que c'est en conséquence à raison que les premiers juges ont débouté Tac de sa demande au titre du débauchage massif de salariés ;
Sur l'appropriation du savoir-faire de la société Tac
Considérant que Tac fait grief à Battais de s'être, par les transferts de salariés, approprié son savoir-faire en bénéficiant des compétences techniques spécifiques de son personnel ; que toutefois, la compétence technique des salariés réembauchés ne saurait être assimilée à un savoir-faire ; qu'il ne résulte en effet d'aucun élément que les intéressés mettaient en œuvre un procédé technique ou commercial original et de nature confidentielle ; que Tac ne revendique aucune compétence autre que celle correspondant aux qualifications et certifications techniques Qualibat et FCBA ; qu'il n'est pas contesté qu'ainsi que l'indique Battais, les interventions de cette dernière reposent sur un procédé connu et dépourvu de toute spécificité ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Tac sur ce point ;
Sur le détournement de clientèle
Considérant que, si Tac fait état de l'annulation des marchés de l'église Saint Maclou d'Haubourdin de 15 600 euros HT, de l'église Saint Maurice de Lille de 69 899,51 euros HT, de la Collégiale Saint Pierre de Douai et de l'opération concernant Madame Deneuville, il résulte :
- des pièces n° 33, 36 et 42 communiquées par Tac, que Battais a demandé à Tac d'établir des devis et que, sur ces opérations, Battais envisageait de la désigner en qualité de sous-traitante ;
- de la pièce n° 40 concernant l'opération de renforcement de charpente pour Madame Deneuville, que Tac n'a établi qu'un devis et n'était titulaire d'aucune commande ferme ;
Que, dès lors que Tac ne peut se prévaloir d'une clientèle propre au titre des opérations en cause et que l'entreprise commanditaire était en droit de ne pas donner suite à la consultation opérée, Tac ne saurait invoquer un quelconque détournement de clientèle par Battais ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Tac de sa demande de ce chef ;
Sur la rupture brutale de la relation commerciale
Considérant que l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations ou en cas de force majeure." ;
Considérant que l'appelante ne peut davantage faire grief à Battais d'avoir rompu brutalement la relation commerciale entretenue avec elle ; qu'il n'est pas contesté que Tac obtenait, de Battais, des marchés en sous-traitance et qu'elle était systématiquement mise en concurrence par cette dernière avec d'autres entreprises ; que Tac admet qu'elle ne bénéficiait d'aucune exclusivité dans la sous-traitance des marchés de Battais ; que la collaboration de Tac et de Battais était, dans ces circonstances, marquée par la précarité de la relation, empreinte d'un aléa résultant de la mise en concurrence, et exclusif de toute stabilité ; que c'est en conséquence à raison que les premiers juges ont retenu que la relation ne constituait pas une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I, 5° et ont débouté Tac de sa demande fondée sur cet article ; que le jugement entrepris sera confirmé ;
Considérant que l'équité commande de condamner la société Tac à payer à la société Battais la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs, LA COUR : statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris. Condamne la SA Tac à payer à la SAS Battais Charpente la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel. Condamne la SA Tac aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.