CE, 10e et 9e sous-sect. réunies, 1 avril 2015, n° 386768
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société d'étude et de gestion commerciale (sté)
Défendeur :
Fédération générale du commerce
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Rapporteur :
M. Villette
Rapporteur public :
Mme Bretonneau
Avocat :
SCP Monod-Colin-Stoclet
LE CONSEIL : - Vu la procédure suivante : 1°) Sous le n° 386768, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 29 décembre 2014, 16 février et 19 mars 2015, la Société d'étude et de gestion commerciale (SEGC) demande au Conseil d'Etat : 1°) de déclarer illégale la " loi du pays " n° 2014-31 LP/APF du 27 novembre 2014 portant réglementation des pratiques commerciales ; 2°) de mettre à la charge de la Polynésie française une somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. 2° Sous le n° 386849, par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 2 janvier, 29 janvier et 19 mars 2015, la Fédération générale du commerce demande au Conseil d'Etat : 1°) de déclarer illégale la " loi du pays " n° 2014-31 LP/APF du 27 novembre 2014 portant réglementation des pratiques commerciales ; 2°) de mettre à la charge de la Polynésie française une somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu : la Constitution, notamment son Préambule et son article 74 ; la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ; le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : le rapport de M. Vincent Villette, auditeur, les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ; La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Monod, Colin, Stoclet, avocat de la Société d'étude et de gestion commerciale (SEGC) et à la SCP Lévis, avocat de la Fédération générale du commerce ; Vu la note en délibéré, enregistrée le 24 mars 2015 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la Société d'étude et de gestion commerciale ;
1. Considérant que l'assemblée de la Polynésie française a adopté, le 27 novembre 2014, sur le fondement de l'article 140 de la loi organique du 27 février 2004, une " loi du pays " portant réglementation des pratiques commerciales, dont l'article LP. 1er insère un livre IV dans le code de la concurrence de la Polynésie française ; que cette " loi du pays " a été publiée au Journal officiel de la Polynésie française, à titre d'information, le 5 décembre 2014 ; que la Fédération générale du commerce et la Société d'étude et de gestion commerciale (SEGC) ont saisi le Conseil d'Etat, sur le fondement des dispositions du II de l'article 176 de la loi organique, de deux requêtes tendant à ce que cette " loi du pays " soit déclarée illégale ; qu'il y a lieu de joindre ces requêtes pour statuer par une seule décision ;
Sur la légalité externe de la " loi du pays " :
2. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes du II de l'article 151 de la loi organique du 27 février 2004 : " Le conseil économique, social et culturel est consulté sur les projets et propositions d'actes prévus à l'article 140 dénommés "lois du pays" à caractère économique ou social " ; que si ces dispositions imposent que, lorsqu'il est saisi, le conseil économique, social et culturel le soit de l'ensemble des questions posées par un projet de " loi du pays " avant son adoption par le conseil des ministres de la Polynésie française, elles ne font pas obstacle à ce que des amendements, y compris d'origine gouvernementale, soient déposés en cours de discussion devant l'assemblée dès lors que ces amendements ne sont pas dépourvus de tout lien avec le texte soumis à celle-ci ; qu'en revanche dans le cas où le gouvernement de la Polynésie française envisage d'apporter à son projet des modifications qui posent des questions nouvelles avant de le déposer devant l'assemblée, il doit consulter à nouveau le conseil économique, social et culturel ;
3. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le conseil économique, social et culturel s'est prononcé, par un avis du 3 octobre 2013, sur un projet de " loi du pays " portant réglementation de la concurrence ; que la circonstance que ce projet de loi initial ait été ultérieurement scindé en deux projets de lois du pays distincts, dont l'un correspond à la " loi du pays " attaquée, est restée sans incidence sur les questions dont le conseil économique, social et culturel était saisi ; qu'ainsi le moyen tiré de ce que la consultation de ce conseil aurait été irrégulière du fait de la division en deux textes du projet qui lui a été initialement soumis doit être écarté ;
4. Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 142 de la loi organique du 27 février 2004 : " Aucun projet ou proposition d'acte prévu à l'article 140 dénommé "loi du pays" ne peut être mis en discussion et aux voix s'il n'a fait au préalable l'objet d'un rapport écrit, conformément à l'article 130, déposé, imprimé et publié dans les conditions fixées par le règlement intérieur. " ; que le contenu du rapport écrit dont un projet a fait l'objet avant sa mise en discussion est sans incidence sur la régularité de la procédure d'adoption de la " loi du pays " attaquée, dès lors que ce contenu n'est pas tel qu'il doive conduire à regarder le rapport comme inexistant ; qu'il ressort des pièces du dossier que tel n'est en l'espèce pas le cas du rapport relatif à la " loi du pays " attaquée ; que, par suite, le droit à l'information des représentants n'a pas été méconnu ;
5. Considérant, en troisième lieu, que si la Fédération générale du commerce soutient que les mentions figurant sur la " loi du pays " attaquée ne la mettent pas à même de s'assurer du respect des formalités relatives à la fixation de l'ordre du jour et à l'information des représentants, prévues à l'article 130 de la loi organique du 27 février 2004 ainsi qu'à l'article 8 du règlement intérieur de l'assemblée de la Polynésie française, elle n'assortit pas ses allégations des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé ; que, par ailleurs, le moyen tiré de ce que la " loi du pays " attaquée n'aurait pas fait l'objet de deux examens successifs, en méconnaissance de l'article 32 du règlement intérieur de l'assemblée de la Polynésie française, manque en fait ;
6. Considérant, en quatrième lieu, que la circonstance que la " loi du pays " attaquée porterait le même numéro qu'une " loi du pays " déjà promulguée est sans incidence sur sa régularité ; qu'au demeurant, le numéro attribué à une " loi du pays " pour publication au Journal officiel de la Polynésie française à titre d'information n'est pas nécessairement identique au numéro qui lui est attribué lors de sa promulgation ;
Sur la légalité interne de la " loi du pays " attaquée :
En ce qui concerne l'erreur manifeste d'appréciation sur l'ensemble du texte :
7. Considérant qu'en soutenant qu'elles résultent de l'adaptation ou de l'adoption de dispositions qui figurent dans le code de commerce, les requérants n'apportent aucun élément pertinent à l'appui du moyen tiré de ce que les dispositions attaquées seraient inefficaces ou néfastes et, par suite, entachées d'erreur manifeste d'appréciation ;
En ce qui concerne l'article LP. 410-1 inséré par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée dans le code de la concurrence polynésien :
8. Considérant qu'aux termes du I de l'article LP. 410-1, inséré par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée dans le code de la concurrence polynésien : " Les produits de première nécessité et les produits de grande consommation, tels que définis par arrêté pris en conseil des ministres, ne peuvent faire l'objet de remises différées ou de tout autre type de réduction commerciales, sous quelques formes que ce soit, de droits d'entrée, de primes ou de commissions de référencement (...) " ; que la société requérante soutient que ces dispositions portent une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle ;
9. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que ces dispositions répondent à l'objectif d'intérêt général d'équilibre dans les relations entre les distributeurs et les fournisseurs locaux et de bon fonctionnement des marchés ; que, eu égard aux caractéristiques de l'économie polynésienne, liées notamment à son insularité, et aux risques de déséquilibre dans les relations commerciales, de contournement de la réglementation des prix et de substitution d'importations à la production locale, elles ne peuvent être regardées comme portant, une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre ni à la liberté contractuelle ; que le moyen tiré de ce que, par voie de conséquence de l'illégalité de ces mesures, les sanctions prévues au II du même article méconnaîtraient le principe de légalité des délits et des peines ne peut qu'être écarté ;
En ce qui concerne les délais de règlement :
10. Considérant qu'aux termes du III de l'article LP. 410-7 du livre IV créé au sein du code de la concurrence polynésien par la " loi du pays " attaquée : " III - Toute transaction portant sur des fruits et légumes frais, fleurs, viandes et oeufs extra frais, produits localement et du poisson pêché localement doit faire l'objet d'un paiement à l'agriculteur, à l'horticulteur, à l'éleveur ou au pêcheur : / pour les fournisseurs réalisant avec le distributeur un chiffre d'affaires mensuel hors taxes de moins de 500 000 F CFP, dix jours à compter de la réception des marchandises ; / - pour les fournisseurs réalisant avec le distributeur un chiffre d'affaires mensuel hors taxes de plus de 500 000 F CFP, quinze jours à compter de la réception des marchandises. / Le fournisseur livrant fréquemment le même distributeur peut proposer à celui-ci l'établissement de factures périodiques. Celles-ci doivent être émises au moins une fois par mois et concerner au moins dix livraisons distinctes. " ;
11. Considérant que les requérantes soutiennent qu'en raison de leur brièveté, les délais de règlement fixés par les dispositions citées ci-dessus sont entachés d'erreur manifeste d'appréciation et portent atteinte à la liberté d'entreprendre ; que, toutefois, contrairement à ce qui est soutenu, la circonstance que ces délais soient inférieurs à ceux qui sont prévus par l'article L. 443-1 du code de commerce est par elle-même sans incidence sur leur légalité ; qu'en outre, les dispositions attaquées prévoient dans certains cas la possibilité de bénéficier de délais plus longs, ainsi que celle d'effectuer des facturations périodiques ; que, dans ces conditions, les dispositions de l'article LP. 410-7, inséré dans le code de la concurrence polynésien par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée, ne peuvent être regardées comme entachées d'une erreur manifeste d'appréciation ni comme apportant à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne seraient pas proportionnées à ce qu'exige l'objectif d'intérêt général de bon fonctionnement des relations commerciales entre distributeurs et fournisseurs ;
En ce qui concerne les contrats de coopération commerciale :
12. Considérant, en premier lieu, que les requérantes soutiennent que les dispositions de l'article LP. 410-8, inséré par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée dans le code de la concurrence polynésien, aux termes desquelles : " (...) toute forme de coopération commerciale ne peut concerner que des services liés à la mise en avant promotionnelle des produits, à l'offre d'espaces promotionnels et à des campagnes publicitaires (...) " sont entachées d'erreur manifeste d'appréciation et portent une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre en ce qu'elles prévoient une définition qui serait excessivement restrictive du champ des contrats de coopération commerciale ; que toutefois, cette définition n'a ni pour objet ni pour effet d'exclure les services destinés à favoriser la commercialisation des produits qu'elle ne mentionne pas expressément et ne peut donc être regardée, pour ce motif, comme trop restrictive ;
13. Considérant, en second lieu, qu'aux termes de ce même article : " (...) Dans tous les cas la rémunération des services de coopération commerciale est exprimée en pourcentage du prix unitaire net ou en valeur absolue. La rémunération ainsi exprimée doit être proportionnelle au service rendu (...) " ; que ces dispositions qui, contrairement à ce qui est soutenu, n'ont pas pour effet d'interdire aux distributeurs de bénéficier d'une marge, ne sont pas disproportionnées au regard de l'objectif d'intérêt général de transparence des relations commerciales ;
En ce qui concerne le titre II du livre IV inséré dans le code de la concurrence polynésien par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée :
14. Considérant que si la fédération requérante soutient que le titre II du livre IV inséré par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée dans le code de la concurrence polynésien est entaché d'erreur manifeste d'appréciation en raison du pouvoir excessif qu'il confère à l'administration et de son inadaptation aux circonstances locales, ce moyen n'est pas assorti de précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé et doit, par suite, être écarté ;
En ce qui concerne l'article LP. 420-1, inséré dans le code de la concurrence polynésien par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée :
15. Considérant que la société requérante soutient que les dispositions de l'article LP. 420-1 inséré dans le code de la concurrence polynésien par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée, qui prévoit qu'est sanctionné " le fait par toute personne d'imposer, directement ou indirectement, un caractère minimal au prix de revente d'un produit ou d'un bien, au prix d'une prestation de services ou à une marge commerciale ", méconnaissent la liberté d'entreprendre ; que, si elle affirme que l'existence d'un " prix plancher " peut, dans certains cas, avoir " des effets potentiellement pro-concurrentiels ", il ne ressort pas des pièces du dossier que, eu égard à l'objectif d'intérêt général de préservation d'une concurrence effective qui la justifie, la mesure critiquée porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre ;
En ce qui concerne les sanctions instituées par la " loi du pays " attaquée :
16. Considérant qu'aux termes de l'article 20 de la loi organique du 27 février 2004 : " La Polynésie française peut assortir les infractions aux actes prévus à l'article 140 dénommés "lois du pays" ou aux délibérations de l'assemblée de la Polynésie française de peines d'amende, y compris des amendes forfaitaires dans le cadre défini par le code de procédure pénale, respectant la classification des contraventions et délits et n'excédant pas le maximum prévu pour les infractions de même nature par les lois et règlements applicables en matière pénale. Elle peut assortir ces infractions de peines complémentaires prévues pour les infractions de même nature par les lois et règlements applicables en matière pénale " ; que le II de l'article LP. 410-3 établit une peine complémentaire d'affichage ou de diffusion, dans les conditions prévues par l'article 131-10 du code pénal, au titre du délit prévu au II de l'article LP. 410-2 en cas de manquement aux obligations de facturation définies au I de cet article ;
17. Considérant que la référence faite par la loi organique aux " infractions de même nature " doit s'entendre comme visant les infractions à une législation analogue applicable en métropole ; que la sanction prononcée par le juge en cas de méconnaissance des dispositions de l'article L. 441-3 du code de commerce relatives à l'obligation de facturation peut être assortie, en vertu de l'article L. 470-2 du même code, d'une peine complémentaire d'affichage ou de diffusion dans les conditions prévues par l'article 131-10 du code pénal ; qu'il suit de là que, contrairement à ce qui est soutenu, le II de l'article LP. 410-3 ne méconnaît pas les exigences de la loi organique du 27 février 2004 ;
18. Considérant que la société requérante soutient par ailleurs que les dispositions de la " loi du pays " attaquée pourraient méconnaître le principe de proportionnalité des peines, en cas de cumul de sanctions dont le montant global serait supérieur au montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ; que, toutefois, dès lors que cette limite ne s'applique qu'à raison des mêmes manquements, commis par une même personne, le requérant ne peut utilement s'en prévaloir pour contester le montant global résultant du cumul de sanctions relatives à des manquements différents ; que ce moyen doit par suite être écarté ;
19. Considérant, enfin, que l'article LP. 430-2, inséré par l'article 1er de la " loi du pays " attaquée dans le code de la concurrence polynésien, prévoit les conditions dans lesquelles peuvent être prononcées les amendes administratives prévues par ce texte ; que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que ces dispositions seraient illégales au seul motif qu'elles ne rappellent pas le droit d'accès de toute personne concernée à son dossier, dès lors que ce droit s'applique même sans texte ;
En ce qui concerne l'application de la " loi du pays " aux contrats en cours :
20. Considérant que la société requérante soutient que les dispositions des articles LP. 410-1, LP. 420-1 et LP. 420-2, que l'article 1er de la " loi du pays " attaquée insère dans le code de la concurrence polynésien, méconnaîtraient le principe de sécurité juridique en ce qu'elles s'appliqueraient aux relations contractuelles en cours à la date de leur entrée en vigueur ; que, toutefois, d'une part, les dispositions de l'article LP. 410-1 se bornent à reprendre une interdiction déjà en vigueur, d'autre part, les deux autres dispositions ne sont pas, en l'absence de disposition expresse en ce sens, applicables aux contrats en cours ;
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
21. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la Polynésie française qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la Polynésie française au même titre ;
D E C I D E :
Article 1er : Les requêtes de la Société d'étude et de gestion commerciale et de la Fédération générale du commerce sont rejetées.
Article 2 : Les conclusions de la Polynésie française présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Société d'étude et de gestion commerciale, à la Fédération générale du commerce, au président de la Polynésie française et au président de l'assemblée de la Polynésie française.
Copie pour information en sera adressée à la ministre des outre-mer et au haut-commissaire de la République en Polynésie française.