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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 4 juin 2015, n° 14-02270

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Oeno Concept (SAS), TSR (SAS)

Défendeur :

Tirmant (ès qual.), Tradeco (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

Mme Lucat, M. Birolleau

Avocats :

Mes Bouzidi-Fabre, Breuil, Sallard Cattoni

T. com. Lille, du 14 nov. 2013

14 novembre 2013

Faits et procédure

La SARL de transport Tradeco a assuré des prestations de transport pour les sociétés Oeno Concept et Tôleries et Soudures Robotisées (TSR), membres du Groupe Oeno Concept, spécialisées, en Champagne, dans la fabrication et l'installation d'équipements vinicoles, à partir de 1990 pour Oeno Concept, de 2008 pour TSR.

Se prévalant de ce qu'Oeno Concept avait cessé de lui passer des commandes à partir du début de l'année 2012, Tradeco l'a assignée en rupture brutale des relations commerciales devant le Tribunal de commerce de Lille le 18 décembre 2012.

Par jugement rendu le 14 novembre 2013, le Tribunal de commerce de Lille Métropole a :

- dit que la juridiction commerciale de Lille Métropole est seule compétente pour connaître, en application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, des procédures applicables aux personnes qui sont commerçants ou artisans ;

- dit la SARL Tradeco recevable et bien fondée en sa demande ;

- constaté que la rupture brutale des relations entre la SARL Tradeco et la SAS Oeno Concept est brutale et n'a pas fait l'objet de préavis ;

- condamné la SAS Oeno Concept au paiement des sommes de 69 407 euro, correspondant à un préavis de rupture de 18 mois, en réparation du préjudice subi et de 4 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Le Tribunal de commerce de Châlons-en-Champagne, par jugement en date du 19 septembre 2013, a ouvert, à l'encontre de Tradeco, une procédure de redressement judiciaire ; convertie en liquidation judiciaire le 20 mars 2014, la SCP Tirmant-Raulet étant désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

La société Oeno Concept a interjeté appel le 31 janvier 2014 du jugement rendu le 14 novembre 2013 par le Tribunal de commerce de Lille Métropole. La société TSR est intervenue volontairement à l'instance.

Les sociétés Oeno Concept et TSR, par leurs dernières conclusions signifiées le 2 septembre 2014, demandent à la cour d'infirmer le jugement dont appel en sa totalité et, statuant à nouveau :

Vu l'article 32 du Code de procédure civile,

Vu l'article 442-6 I 5° du Code de commerce,

Vu l'article 1147 du Code civil,

Vu l'article 554 du Code de procédure civile,

- dire l'action de la SARL Tradeco irrecevable en application de l'article 32 du Code de procédure civile ;

- mettre hors de cause la société Oeno Concept ;

- condamner la SARL Tradeco au paiement, au profit de Oeno Concept, d'une somme de 2 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- dire l'intervention volontaire de la société TSR recevable ;

À titre principal

- rejeter la demande de dommages et intérêts de la société Tradeco au titre de la rupture brutale des relations commerciales ;

- constater que Tradeco a engagé sa responsabilité contractuelle au motif qu'elle n'a pas correctement exécuté ses obligations ;

- condamner Tradeco aux entiers dépens ;

À titre subsidiaire

- dire le délai de préavis de 18 mois excessif et le réduire à une période de 6 mois ;

- constater que le point de départ du délai de préavis se situe à la date de mise en concurrence de la société Tradeco, soit à la date du 1er janvier 2011 ;

- constater que les documents comptables retenus par la SARL Tradeco pour déterminer la marge brute escomptée ne peuvent être pris en compte.

- condamner la société Tradeco aux entiers dépens de l'instance d'appel - dont distraction au profit de l'avocat concluant en application de l'article 699 du Code de procédure civile et à la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Elles invoquent l'irrecevabilité des demandes de Tradeco dirigées contre la société Oeno Concept dans la mesure où :

- Oeno Concept n'entretient plus de relation commerciale avec cette société depuis fin 2008 ;

- les relations commerciales ont été poursuivies avec la seule TSR ;

- l'intégralité des factures adressées par Tradeco l'ont été à TSR depuis 2008 et les documents chiffrés émanant de Tradeco font ressortir qu'à partir de l'année 2008, la cliente est TSR, et non Oeno Concept.

Sur le fond, elles indiquent qu'alors que les relations commerciales entre TSR et Tradeco se sont poursuivies sans problème de novembre 2008 au 25 novembre 2011, TSR a toutefois mis en place, à la fin de l'année 2010, un comparatif des tarifs de Tradeco avec d'autres concurrents pour déterminer un 'prix de marché', ce qui a conduit, au cours de l'année 2011, à la mise en œuvre d'une politique de mise en concurrence de Tradeco et de négociation annuelle des prix.

Elles précisent qu'alors que TSR et Tradeco se trouvaient, à la date du 24 novembre 2011, encore dans la phase de négociation tarifaire pour l'année 2012, Tradeco a décidé, de manière brutale, de rompre ses relations contractuelles avec TSR en retirant une remorque mise à disposition de TSR sans aucun préavis et de ne plus effectuer les transports prévus de TSR pourtant programmés jusqu'à la fin du mois de décembre 2011.

La SCP Tirmant-Raulet, prise en la personne de Maître Isabelle Tirmant, ès qualités de mandataire à la liquidation judiciaire de la SARL Tradeco, par conclusions signifiées le 2015, demande à la cour de :

Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce,

Vu l'article 554 du Code de procédure civile,

- déclarer irrecevable l'intervention volontaire de la SAS TSR ;

- en tout état de cause, déclarer irrecevables les demandes de la SAS TSR ;

- débouter la SAS TSR et la SAS Oeno Concept de leurs demandes ;

- confirmer le jugement entrepris ;

- dire que la SARL Tradeco est recevable et bien fondée en sa demande ;

- constater que la rupture des relations existant entre Tradeco et Oeno Concept est brutale et n'a fait l'objet d'aucun préavis ;

En conséquence,

- condamner la SAS Oeno Concept au paiement d'une somme de 69 407 euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi ;

- condamner la SAS Oeno Concept au paiement d'une somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la SAS Oeno Concept aux entiers dépens d'appel dont distraction au profit de Maître Claudine Cattoni ;

- très subsidiairement, si la cour estimait recevable l'intervention volontaire de la SAS TSR, condamner in solidum la SAS TSR et la SAS Oeno Concept au paiement de la somme de 69 407 euro à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi ;

- condamner in solidum la SAS Oeno Concept et la SAS TSR au paiement d'une somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Elle expose que, s'il a été demandé à Tradeco d'établir ses factures à l'ordre TSR, dans les faits, les relations commerciales se sont poursuivies avec Oeno Concept, tous les interlocuteurs intervenus dans la négociation des tarifs avec la SARL Tradeco ou dans les relations commerciales agissant pour Oeno Concept.

Elle conclut par ailleurs à l'irrecevabilité de l'intervention de TSR qui soumet à la cour un nouveau litige et qui n'a pas déclaré sa créance au passif de Tradeco.

Elle souligne, sur le fond, que c'est Oeno Concept qui a cessé toute relation commerciale avec Tradeco, laquelle n'a ni écrit, ni prétendu ne plus vouloir travailler avec Oeno Concept. Elle indique qu'aucun manquement ne peut être retenu à l'encontre de Tradeco qui n'a, à aucun moment, retiré une remorque mise à disposition, que, si des négociations de prix ont eu lieu en 2011, pour autant les relations commerciales étaient toujours établies entre les deux sociétés, et que les négociations de prix n'ayant pas abouti, Oeno Concept a délibérément choisi de travailler avec un autre partenaire, la société Szymanski, à compter de novembre 2011. Elle ajoute que la liquidation judiciaire de Tradeco prouve que la rupture des relations à la fin de 2011 a eu des conséquences dramatiques pour Tradeco.

MOTIFS

Sur la recevabilité des demandes de la société Tradeco dirigées contre la société Oeno Concept

Considérant que Oeno Concept prétend qu'elle ne saurait se voir reprocher une rupture brutale de la relation commerciale, seule TSR étant en relation avec Tradeco en 2011 ;

Considérant qu'il est constant que Tradeco a assuré des prestations de transport pour Oeno Concept à partir du début des années 1990 ; que, si Tradeco est intervenue, à partir de 2008, pour TSR, société créée le 15 octobre 2008 par Oeno Concept et membre du Groupe Oeno, Oeno Concept ne rapporte la preuve ni qu'elle ait signifié à Tradeco que TSR se substituait intégralement à elle dans les relations entretenues avec la société de transport, ni qu'elle ait été dissoute après 2008 ; que Tradeco, qui établit que, postérieurement à 2008, ses interlocuteurs - Messieurs Bernard Boxho, Timothée Desreumaux, Baptiste Charlier, Madame Laura Hody - répondaient tous à l'adresse Internet "@oenoconcept.com", était fondée à estimer être toujours en relation avec Oeno Concept ; qu'au surplus, Oeno Concept intervenait toujours en qualité de donneur d'ordre en 2012 puisqu'elle a été identifiée par la société Szymanski, qui a repris le marché de Tradeco, comme étant sa cliente (pièces n° 10 et 12 communiquées par Oeno Concept) ; que l'action de Tradeco à l'encontre d'Oeno Concept sera en conséquence déclarée recevable ;

Sur l'intervention volontaire de la société TSR

Considérant que l'article 554 du Code de procédure civile dispose que peuvent intervenir en cause d'appel dès lors qu'elles y ont intérêt les personnes qui n'ont été ni parties, ni représentées en première instance ou qui y ont figuré en une autre qualité ;

Considérant que, dès lors que Tradeco ne conteste pas que ses prestations ont été facturées, à partir de 2008, à TSR, ce dont il se déduit qu'elle a entretenu une relation commerciale avec elle, TSR a intérêt à être présente à l'instance portant sur la rupture de la relation commerciale ; qu'en outre, TSR, qui n'invoque aucune créance sur Tradeco, n'était tenue à aucune déclaration au passif de la liquidation judiciaire de Tradeco ; que Tradeco sera déboutée de son exception d'irrecevabilité ; que TSR sera reçue en son intervention volontaire ;

Sur le fond

Considérant que l'article L 442-6 I, 5° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations ou en cas de force majeure" ;

Considérant qu'il est constant que le marché jusqu'alors attribué à Tradeco a été confié, à partir du début de 2012, à la société Szymanski ; que, si Oeno Concept et TSR invoquent l'appel d'offres auquel a été soumis le choix du prestataire, elles n'établissent pas qu'il ait été recouru à une mise en concurrence de Tradeco avec d'autres transporteurs dès 2008, la note invoquée par Oeno Concept et TSR, intitulée "Actions du service achats sur les acteurs principaux" (pièce n° 5 communiquée par Oeno Concept - TSR), dépourvue d'en-tête et de date et dont l'origine n'est pas déterminée, ne présentant à cet égard aucun caractère probant ;

Considérant toutefois que Tradeco a été informée, dès mai 2011, de la décision d'Oeno Concept de mettre en concurrence Tradeco avec d'autres transporteurs, ainsi que cela résulte du courriel d'Oeno Concept à Tradeco en date du 31 mai 2011 comportant une comparaison, pour 2012, des prix proposés par Tradeco avec ceux de "votre confrère" ; que le donneur d'ordre a par là même fait connaître sa décision d'inscrire, pour le futur, leur relation commerciale dans le cadre précaire de la mise en concurrence ; que Tradeco, loin d'avoir manifesté son refus de cette mise en compétition, y a participé ; que la notification par Oeno Concept - TSR à Tradeco de son recours à un appel d'offres pour choisir son prestataire manifestait son intention de ne pas poursuivre les relations contractuelles dans les conditions antérieures ; que cette notification, intervenue au plus tard le 31 mai 2011, a fait courir le délai de préavis ;

Considérant qu'il n'est pas contesté que le contrat de transport de Tradeco avec Oeno Concept - TSR arrivait à échéance à la fin du mois de décembre 2011 ; qu'en adoptant un préavis de rupture de sept mois, du 1er juin au 31 décembre 2011, Oeno Concept - TSR a respecté un délai de préavis raisonnable au regard de la durée de la relation commerciale et de l'activité du prestataire ; qu'en conséquence, la cour dira n'y avoir lieu à condamnation d'Oeno Concept pour rupture brutale de la commerciale établie et infirmera en ce sens le jugement entrepris ;

Considérant que l'équité commande de condamner la SCP Tirmant-Raulet ès qualités de liquidateur judiciaire de la SARL Tradeco à payer à Oeno Concept la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs, La Cour statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, dit la SARL Tradeco recevable en ses demandes dirigées à l'encontre de la SAS Oeno Concept, reçoit la société TSR en son intervention volontaire, infirme le jugement entrepris, Statuant à nouveau, déboute la SARL Tradeco de ses demandes, condamne la SCP Tirmant-Raulet ès qualités de liquidateur judiciaire de la SARL Tradeco à payer à la SAS Oeno Concept la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, condamne la SCP Tirmant-Raulet ès qualités de liquidateur judiciaire de la SARL Tradeco aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.