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Décisions

CEDH, sect. 5, 18 juin 2015, n° 61265-10

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Bouygues Construction (Sté), GFC Construction (Sté), Quille (Sté)

Défendeur :

France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Zupancic

Juges :

Mme Jäderblom, M. Pejchal

Avocat :

Me Benabent

CEDH n° 61265-10

18 juin 2015

PROCÉDURE

1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 61265-10) dirigée contre la République française et dont trois sociétés de droit français, Bouygues Construction, GFC Construction et Quille (" les requérantes "), ont saisi la Cour le 29 septembre 2010 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérantes ont été représentées par Me A. Benabent, avocat à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le 15 mai 2014, le grief concernant l'article 6 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l'article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Les requérantes sont les sociétés de droit français Bouygues Construction, GFC Construction et Quille, dont les sièges sociaux respectifs sont situés à Guyancourt, Caluire et Rouen.

5. Par une ordonnance du 5 octobre 2007, le juge des libertés et de la détention (JLD) du Tribunal de grande instance de Paris autorisa les agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à procéder à des visites et saisies, notamment dans les locaux des requérantes, sur le fondement de l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans le cadre d'une enquête ouverte le 28 septembre 2007 par le ministre de l'Économie, des Finances et de l'Emploi, afin de rechercher la preuve d'agissements prohibés par ce code dans le secteur de la construction et de la rénovation des établissements de santé.

6. Les opérations de visite eurent lieu le 23 octobre 2007 dans les locaux des requérantes. De nombreux documents et fichiers informatiques, ainsi que l'intégralité des messageries électroniques de certains employés, furent saisis, y compris des pièces sans lien avec le secteur hospitalier visé par l'enquête.

7. Le 21 décembre 2007, les requérantes présentèrent au JLD du Tribunal de grande instance de Paris une requête en annulation de ces visites et saisies, ainsi qu'en restitution de certains fichiers et pièces.

8. Par une ordonnance du 9 septembre 2008, le JLD constata que l'Administration consentait à restituer certains documents et débouta les requérantes de leurs autres demandes. Il releva que si l'autorisation donnée par le JLD ne pouvait faire l'objet que d'un recours en cassation, les opérations de visites et de saisies pouvaient quant à elles être contestées devant le JLD et que celui-ci disposait d'une pleine compétence pour apprécier leur régularité en fait et en droit. Il considéra donc que la procédure était conforme à l'article 6 de la Convention.

9. Le 8 avril 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérantes. Elle estima que le contrôle pouvant être exercé par le juge en application de l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 13 novembre 2008, sur la régularité, tant des opérations de visites et de saisies effectuées que de l'ordonnance qui les a autorisées, satisfaisait aux exigences de la Convention.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

10. Les dispositions pertinentes du Code de commerce, applicables à l'époque des faits, étaient les suivantes :

Article L. 450-4

" Les enquêteurs ne peuvent procéder aux visites en tous lieux ainsi qu'à la saisie de documents et de tout support d'information que dans le cadre d'enquêtes demandées par la Commission européenne, le ministre chargé de l'économie ou le rapporteur général du Conseil de la concurrence sur proposition du rapporteur, sur autorisation judiciaire donnée par ordonnance du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance dans le ressort duquel sont situés les lieux à visiter. Ils peuvent également, dans les mêmes conditions, procéder à la pose de scellés sur tous locaux commerciaux, documents et supports d'information dans la limite de la durée de la visite de ces locaux. Lorsque ces lieux sont situés dans le ressort de plusieurs juridictions et qu'une action simultanée doit être menée dans chacun d'eux, une ordonnance unique peut être délivrée par l'un des présidents (1) compétents.

Le juge doit vérifier que la demande d'autorisation qui lui est soumise est fondée ; cette demande doit comporter tous les éléments d'information en possession du demandeur de nature à justifier la visite. Lorsque la visite vise à permettre la constatation d'infractions aux dispositions du livre IV du présent code en train de se commettre, la demande d'autorisation peut ne comporter que les indices permettant de présumer, en l'espèce, l'existence des pratiques dont la preuve est recherchée.

(...)

L'ordonnance mentionnée au premier alinéa du présent article n'est susceptible que d'un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le Code de procédure pénale. Ce pourvoi n'est pas suspensif.

(...)

Le déroulement des opérations de visite ou saisie peut faire l'objet d'un recours auprès du juge les ayant autorisées dans un délai de deux mois qui court, pour les personnes occupant les lieux où ces opérations se sont déroulées, à compter de la notification de l'ordonnance les ayant autorisées et, pour les autres personnes mises en cause ultérieurement au moyen de pièces saisies au cours de ces opérations, à compter de la date à laquelle elles ont eu connaissance de l'existence de ces opérations et au plus tard à compter de la notification de griefs prévue à l'article L. 463-2. Le juge se prononce sur ce recours par voie d'une ordonnance, qui n'est susceptible que d'un pourvoi en cassation selon les règles prévues au Code de la procédure pénale. Ce pourvoi n'est pas suspensif. "

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

11. Les requérantes allèguent que, compte tenu du caractère non-contradictoire de la procédure d'autorisation des visites domiciliaires devant le JLD et de l'absence de recours de pleine juridiction ouvert contre l'ordonnance de ce dernier, elles ont été privées de leur droit à un tribunal impartial et indépendant prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions se lisent comme suit :

" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ".

12. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

13. Le Gouvernement estime que la requête doit être déclarée irrecevable en vertu de l'article 35 § 3 b) de la Convention, en l'absence d'un préjudice important pour les requérantes. À cet égard, il observe que l'enquête dans le cadre de laquelle les visites domiciliaires ont été organisées, a été classée sans suite. De plus, il fait valoir que les requérantes n'ont jamais réclamé la restitution des documents saisis. Enfin, il rappelle que la question a déjà été tranchée par la Cour, ce qui a provoqué une modification des dispositions litigieuses du Code de commerce et que l'affaire a été dûment examinée par un tribunal interne, les requérantes ayant introduit un recours devant le JLD après le déroulement des opérations.

14. Les requérantes rappellent avoir sollicité la restitution des pièces saisies auprès du JLD, ce dernier ayant, dans son ordonnance, constaté l'accord de l'Administration pour restituer certains documents seulement. Elles indiquent ne s'être jamais vu notifier le classement sans suite de l'enquête les concernant, et n'avoir en conséquence pas pu formuler une demande de restitution postérieurement aux décisions des juges internes. Enfin, elles estiment avoir subi un préjudice constitué par les frais d'avocat exposés pour contester les opérations de visite et de saisies, outre le dommage moral engendré.

15. Selon la jurisprudence de la Cour, le principal élément du critère de recevabilité prévu à l'article 35 § 3 b) de la Convention est la question de savoir si le requérant n'a subi aucun " préjudice important " (Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), n° 36659/04, § 32, 1er juin 2010). La notion de " préjudice important ", issue du principe de minimis non curat praetor, renvoie à l'idée que la violation d'un droit doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale. L'appréciation de ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l'espèce (Korolev c. Russie (déc.), n° 25551/05, 1er juillet 2010). Cette appréciation doit tenir compte tant de la perception subjective du requérant que de l'enjeu objectif du litige. Elle renvoie ainsi à des critères tels que l'impact monétaire de la question litigieuse ou l'enjeu de l'affaire pour le requérant (Adrian Mihai Ionescu, précitée, § 34, et Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, § 73, 4 mars 2014).

16. La Cour observe que le classement sans suite de l'enquête concernant les requérantes, postérieurement aux visites domiciliaires, a été sans effet sur la question de l'accès à un tribunal pour contester l'autorisation de celles-ci. De plus, elle constate que les requérantes ont bien présenté devant le JLD une demande en restitution de certaines pièces et fichiers saisis lors des opérations de visite. Elle note que par une ordonnance du 9 septembre 2008, celui-ci a constaté que l'Administration consentait à restituer certains documents et débouté les requérantes de leurs autres demandes. Or, la Cour rappelle que, dans trois affaires précédentes, elle a estimé que si le recours ouvert devant le JLD, en vertu de l'article L. 450-4 dans sa version applicable au moment des faits, permettait de faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie par le juge qui les avait lui-même autorisées, cela ne garantissait pas un contrôle juridictionnel effectif de la régularité et du bien-fondé de l'ordonnance d'autorisation répondant aux exigences d'indépendance d'un tribunal posées par l'article 6 § 1 de la Convention (Société Canal Plus et autres c. France, n° 29408/08, § 42, 21 décembre 2010, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz c. France, n° 29613/08, § 30, 21 décembre 2010, et Société Métallurgique Liotard Frères c. France, n° 29598/08, § 20, 5 mai 2011). La Cour ne peut donc suivre l'argumentation du Gouvernement sur l'absence de préjudice important.

17. La Cour constate par ailleurs que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

18. Les requérantes rappellent qu'en vertu de l'article L. 450-4 du Code de procédure pénale [sic], dans sa version applicable à l'époque des faits, l'ordonnance du JLD autorisant les opérations de visites et de saisies était susceptible uniquement d'un recours en cassation ne permettant pas de contester la décision en fait et en droit. De plus, elles font valoir que l'existence d'un recours devant le JLD pour contester le déroulement des visites domiciliaires ne permet pas de suppléer le défaut de recours contre la décision d'autorisation, l'office du JLD à cette occasion consistant à vérifier si les opérations se sont déroulées conformément à ce qui a été autorisé et non à statuer sur le bien-fondé de l'autorisation.

19. Le Gouvernement concède que la Cour a déjà jugé que le pourvoi en cassation contre l'autorisation de procéder à la visite et aux saisies ne garantissait pas un contrôle juridictionnel effectif au sens de l'article 6 § 1. Il observe néanmoins que les requérantes ont en l'espèce disposé d'un recours contre le déroulement des opérations et estime que ce dernier offrait un contrôle effectif, en droit comme en fait, ainsi qu'un redressement approprié.

20. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, en matière de visite domiciliaire, les personnes concernées doivent pouvoir obtenir un contrôle juridictionnel, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement ; le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d'irrégularité, soit de prévenir la survenance de l'opération, soit, dans l'hypothèse où une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, de fournir à l'intéressé un redressement approprié (Ravon et autres c. France, n° 18497/03, § 28, 21 février 2008). La Cour a déjà jugé que le mécanisme prévu à l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa version applicable à l'époque des faits de l'espèce, qui ne prévoyait qu'un recours en cassation pour contester la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance du JLD ayant autorisé les opérations de visites et de saisies, ne permettait pas un contrôle juridictionnel effectif au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. De même, elle a considéré que le recours concernant le déroulement des opérations, devant le juge les ayant autorisées, ne permettait pas un contrôle indépendant de la régularité de l'autorisation elle-même (Société Canal Plus et autres c. France, précité, §§ 42-45, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz c. France, précité, §§ 30-33, Société Métallurgique Liotard Frères c. France, n° 29598/08, précitée, §§ 20-23, et Vinci Construction et GTM Génie Civil c. France, nos 63629/10 et 60567/10, § 41, 2 avril 2015).

21. La Cour ne voit en l'espèce aucune raison de revenir sur cette solution. Elle relève que les requérantes n'ont disposé que d'un pourvoi en cassation pour contester la régularité et le bien-fondé de l'autorisation du JLD, ce recours ne permettant pas un contrôle juridictionnel en fait comme en droit de l'ordonnance concernée. De plus, comme elle l'a déjà souligné dans les affaires Société Canal Plus et autres, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz et Société Métallurgique Liotard Frères (précitées), la Cour, ne peut suivre l'argument du Gouvernement selon lequel le recours ouvert devant le JLD pour faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie aurait compensé cette absence de contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité de l'ordonnance d'autorisation.

22. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que n'ayant disposé que d'un pourvoi en cassation, les requérantes n'ont pas bénéficié d'un contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance du JLD ayant autorisé les visites et saisies.

23. Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

24. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A. Dommage et frais et dépens

25. Les requérantes réclament 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'elles auraient subi ainsi que 108 774,86 EUR au titre des frais et dépens. A l'appui de leur demande, elles versent 27 notes d'honoraires émanant de leurs avocats devant les juridictions internes et devant la Cour.

26. Le Gouvernement estime que le seul constat de violation constitue une réparation adéquate du dommage moral. Par ailleurs, il demande à la Cour de ramener à de plus justes proportions la somme demandée au titre des frais et dépens. A cet égard, il observe que les notes d'honoraires présentées ne permettent pas de s'assurer que les frais mentionnés ont été engagés uniquement pour prévenir ou faire corriger la violation de la Convention invoquée.

27. La Cour considère que le dommage moral se trouve suffisamment réparé par le constat de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient (Ravon et autres, précité, § 41, Société Métallurgique Liotard Frères, précité, § 27).

28. S'agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu'un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'allouer 12 500 EUR aux requérantes à ce titre.

B. Intérêts moratoires

29. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit que le constat de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérantes ;

4. Dit

a) que l'État défendeur doit verser aux requérantes conjointement, dans les trois mois, 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérantes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.