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Décisions

CA Papeete, ch. civ., 11 juin 2015, n° 09-00271

PAPEETE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Arii Création (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Blaser

Conseillers :

Mmes Teheiura, Lassus-Ignacio

Avocats :

Mes Lau, Wong Yen

T. civ. Papeete, du 20 avril 2009

20 avril 2009

ARRET,

La SARL Arii Creation crée et commercialise des tissus dits "paréo" ornés de fleurs tahitiennes.

Le 7 mars 2005 la société Arii a déposé un modèle dénommé "Gutta" 50-1 à l'INPI.

Ayant constaté que le magasin de tissus Venus, exploité par Suzanne C., commercialisait du tissu reproduisant en tout ou partie le motif Gutta, elle a obtenu du Président du Tribunal de première instance une ordonnance l'autorisant à faire décrire par un huissier les tissus allégués de contrefaçon et à les saisir.

Puis elle a fait assigner Suzanne C. devant le Tribunal de première instance afin d'obtenir la réparation de son préjudice et l'interdiction de commercialiser les tissus Venus reproduisant ses motifs.

Par jugement du 20 avril 2009 le Tribunal de première instance de Papeete a :

- rejeté la demande de nullité de la saisie soulevée par Suzanne C. ;

- rejeté la demande de nullité de l'enregistrement du modèle litigieux ;

- estimé que le tissu Venus était différent du tissu Arii, que l'impression d'ensemble fait apparaître des œuvres dissemblables, qui n'ont en commun que quelques fleurs ou végétaux de Tahiti, présents dans la majorité des "paréos" tahitiens ;

- rejeté les demandes de la société Arii, estimant que le Tribunal ne pouvait se prononcer que sur la base du modèle déposé et non sur la base du tissu saisi, et a jugé que Arii créations avait abusé de son droit d'agir en justice sur la base d'un modèle sans rapport avec le modèle déposé.

Le Tribunal a condamné la société Arii à payer à Suzanne C. 700 000 FCFP de dommages et intérêts pour réparer le préjudice résultant de l'immobilisation d'une quarantaine de rouleaux de tissus pendant plus de deux ans, et 200 000 FCFP sur le fondement de l'article 407 du code de procédure civile de Polynésie française.

La SARL Arii créations a relevé appel de ce jugement.

Elle demande à la cour :

- de juger que le "paréo" commercialisé par Suzanne C. est une contrefaçon du tissu dont elle a déposé le modèle en 2005 ;

- de faire interdiction à Suzanne C. de le commercialiser sous astreinte de 500 000 FCFP par infraction constatée ;

- de condamner Suzanne C. à lui payer 12 millions de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice commercial, correspondant à la valeur marchande des rouleaux commercialisés par Venus ;

- de condamner Suzanne C. à lui payer 400 000 FCFP sur le fondement de l'article 407 du code de procédure civile de Polynésie française.

Suzanne C. a formé appel incident ; elle demande à la cour :

- de juger nulle la procédure de saisie, au regard des règles relatives à la propriété intellectuelle et de constater la tardiveté et la nullité de l'assignation introductive d'instance ;

- de juger que l'enregistrement du modèle revendiqué par la société Arii est nul, faute de prouver qu'elle est l'auteur du modèle déposé, qui de plus ne présente aucun caractère propre et nouveau ;

- de dire que la société Arii ne justifie d'aucune publicité de ses créations opposable à Suzanne C., dès lors que les publications à l'INPI ne sont pas diffusées en Polynésie où il n'existe aucun organisme permettant la protection de propriété industrielle ;

- de juger irrecevable l'action de la société Arii en ce qu'elle est fondée sur l'article L. 615-1 du code de la propriété intellectuelle qui ne protège que les titulaires de brevets ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

- de juger qu'il n'y a pas contrefaçon, compte tenu des différences reconnues par le premier juge, ce d'autant que Suzanne C. crée et commercialise des tissus originaux depuis 1954, alors que la société Arii n'a été créée qu'en 1995.

Jacques, Stella, Béatrice, Brigitte, Jean Pierre et Jean Yves C. (consorts C.) ont repris l'instance en 2012 à la suite du décès en 2010 de leur mère Suzanne C..

MOTIFS DU PRESENT ARRET :

En droit, la compétence en matière de propriété intellectuelle a été transférée à la Polynésie en 2004 qui n'a pas promulgué de réglementation spécifique jusqu'en 2014.

La présente action a été initiée en 2006, et une requête afin de saisie contrefaçon a été présentée au Président du Tribunal de première instance qui a fait droit à la demande par ordonnance du 2 octobre 2006.

La loi organique du 27 février 2004 n'a pas eu pour effet d'abroger le code de la propriété intellectuelle dans sa rédaction alors en vigueur. Toutefois, le transfert de compétence a eu pour effet de priver le dépôt des titres à l'institut national de la propriété industrielle de leur protection en Polynésie française. Dès lors, si l'ordonnance sur requête qui a autorisé la saisie et la procédure subséquente demeurent soumises aux dispositions du code de la propriété intellectuelle, le dépôt auquel Arii créations a procédé en 2005 ne pouvait conférer au modèle de tissu dit "gutta" une protection en Polynésie. Il permet toutefois à Arii de donner date certaine à la commercialisation de ce modèle de tissu.

Si la requête en saisie-contrefaçon visait l'article L. 521-1 du code de la propriété industrielle, l'assignation du 26 octobre 2006 a visé de manière erronée l'article L. 615-1 du même code.

Toutefois, ainsi que l'a relevé le tribunal par des motifs que la cour adopte et que ne remettent pas en cause les moyens d'appel, l'assignation a bien été délivrée dans les 15 jours ayant suivi le procès-verbal de saisie, comme requis par l'article L. 521-1, et le défendeur n'a pu se méprendre sur le fondement juridique de l'action, rectifié avant la clôture des débats.

La SARL Arii Créations a de même fait signifier l'ordonnance autorisant la saisie, conformément à l'article L. 521-1, ainsi qu'en atteste le procès-verbal de constat de l'huissier du 12 octobre 2006. Contrairement à ce qui est soutenu par Suzanne C., cette disposition ne prescrit pas la signification du procès-verbal de saisie.

En outre, en l'absence d'une protection des droits consécutive au dépôt du titre, en Polynésie à la date des faits, le contentieux de la saisie contrefaçon ne pouvait se résoudre que dans le cadre du contentieux de la responsabilité délictuelle.

Dans ce cadre, la procédure est conforme aux dispositions du Code de Procédure Civile de Polynésie, dans ses article 295 et suivants, 438, 440 :

* article 295.- L'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler la partie adverse.

* article 298 alinéa 2 : S'il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l'ordonnance.

* article 438.- Le juge est saisi par requête dans les cas spécifiés par la loi.

Il peut également ordonner sur requête toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu'elles ne soient pas prises contradictoirement ou rendent impossible l'identification de la partie adverse.

* article 440.- A peine de nullité, l'ordonnance sur requête doit être motivée et comporter la mention de réserve de référé prévue à l'article 298, alinéa 2. Elle est exécutoire sur minute et avant enregistrement.

L'article 295 permet de solliciter une mesure non contradictoire, dès lors que le requérant justifie d'un intérêt.

En l'espèce, l'intérêt était de faire constater l'existence d'une faute, en vue de la réparation d'un préjudice.

Il convient de rappeler qu'il n'existe pas de nullité sans texte et, qu'en vertu de l'article 43 du Code de Procédure Civile, les prétendues irrégularités d'un acte de procédure ou d'un exploit ne sont cause de nullité que s'il est justifié qu'elles ont porté atteinte aux intérêts de la partie qui les invoque.

Il convient de relever que les consorts C. n'ont pas interjeté appel de l'ordonnance sur requête comme le leur permettait l'article 298.

la cour ne peut juger de la validité de la saisie qu'au regard des textes applicables aux actes d'huissier en 2006 selon le Code de Procédure Civile en vigueur avant la réforme de celui-ci en 2012.

* article 395. La notification doit avoir lieu de préférence à la personne, quel que soit le lieu où elle se trouve sauf les exceptions prévues par le présent texte. La notification dans ce cas, faite par huissier ou agent désigné pour en assurer les fonctions, est valable, même si la copie est refusée par la partie. Toutefois, l'huissier doit s'assurer de l'identité de l'intéressé et l'aviser des dispositions de l'article 397 ci-dessous, et mention de l'accomplissement de ces formalités est portée à l'exploit.

S'il est impossible de procéder à la notification à personne, elle doit être faite à domicile. Dans ce cas, la copie de pièces peut être remise à toute personne trouvée sur les lieux, à charge par l'huissier d'indiquer la qualité déclarée par la personne à laquelle a été faite la remise.

En l'espèce, l'ordonnance rendue le 2 octobre 2006 par le Président est motivée et rappelle la possibilité de le saisir en référé.

L'ordonnance impose à l'huissier de notifier une copie de l'ordonnance au saisi, et à Arii créations de saisir la voie civile ou pénale dans les 15 jours, sous peine de nullité de la description ou de la saisie.

L'huissier a procédé le 12 octobre 2006, et il déclare avoir remis copie de l'ordonnance sur requête à Jean Yves C., directeur du magasin Venus.

C'est donc à tort que les consorts C. font plaider le contraire.

Jean Yves C. lui a présenté 49 rouleaux de tissu correspondant au modèle litigieux ; ceux-ci ont été mis sous scellés et Jean Yves C. en a été désigné gardien.

Jean Yves C. a produit (document annexé au procès-verbal de saisie) un bon de commande du 20 mai 2006, des tissus référencés JYC (pour Jean Yves C.) mention suivie de la référence 14800, 14900, 14700, adressé à son fabricant au Japon.

Aucun texte n'impose la remise immédiate du procès-verbal à la personne saisie, de sorte qu'aucune nullité n'est démontrée.

Le procès-verbal de constat a été remis avec toutes les autres pièces à Suzanne C. par requête et assignation devant le Tribunal de Première Instance du 30 octobre 2006.

Selon l'ordonnance sur requête, Arii créations disposait de 15 jours pour se pourvoir devant la juridiction pénale ou civile, sous peine de nullité de plein droit de la description ou de la saisie.

Il est constant que ce délai courait du lendemain de la saisie et qu'il s'achevait le 28 octobre, qui était un samedi, de sorte que l'assignation introductive d'instance du 30 octobre a bien été signifiée dans les délais prévus par l'ordonnance du président.

Les consorts C. reprochent encore à Arii créations d'avoir délivré une assignation introductive d'instance sur le fondement erroné d'une disposition du code de la propriété intellectuelle et de n'avoir rectifié son erreur que tardivement.

Il n'importe que le fondement juridique mentionné dans l'assignation introductive d'instance soit erroné, dès lors que les faits allégués sont clairement identifiés et les pièces justificatives produites conformément aux articles 18 et suivants du Code de Procédure Civile, et que les consorts C. ne font pas état du moindre grief.

Aucune des nullités alléguées par les consorts C. contre les opérations de saisie et d'assignation n'est fondée.

Sur le fond :

Bien que la protection de la propriété intellectuelle ne soit pas assurée en Polynésie française, à la date des faits, de la même façon qu'en métropole, il convient de rappeler que la liberté du commerce et de la création n'est pas absolue et impose de respecter les droits des auteurs d''œuvres originales.

A défaut de contrefaçon, le fait de commercialiser un objet copié sur un modèle créé par une autre personne constitue un parasitisme ou un acte de concurrence déloyale, ce qui est une faute qui peut être sanctionnée, en application des articles 1382 et 1383 du Code Civil.

Le parasitisme (ou la concurrence déloyale alléguée par Arii créations) est reconnu lorsqu'une entreprise copie un modèle commercialisé par une entreprise exerçant sur le même marché (en l'espèce la création et la commercialisation de tissu par les deux parties) et que la copie est intentionnelle.

En l'espèce, il est constant que Arii créations a déposé en 2005 un modèle de tissu dit "gutta" à l'INPI ; même si ce dépôt ne lui confère aucune protection en Polynésie, il permet à Arii de donner date certaine à la commercialisation de ce modèle de tissu.

A moins que les consorts C. ne rapportent la preuve qu'ils ont créé le modèle argué de copie avant Arii créations, les actes de parasitisme seront établis si le modèle Arii présente des caractères d'originalité et les ressemblances entre les modèles à comparer sont suffisamment démontrées (et non les différences, comme l'a fait le premier juge).

Or la maison Venus n'a pas justifié de la date à laquelle elle a créé et commandé ce modèle pour la première fois ; le seul bon de commande qu'elle produit pour ce modèle est daté de 2006.

JYC ayant apposé un copyright sur son modèle, il lui était pourtant facile de justifier de la date à laquelle il a adressé les prototypes de ce modèle à son fabricant au JAPON pour la première fois.

Arii bénéficie, par son dépôt en 2005 d'une présomption d'antériorité qui n'est pas contredite par les pièces des consorts C. .

Le fait que Suzanne C. ait créé des tissus depuis les années 50 contrairement à Arii, société créée en 1995, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté, ne constitue pas une preuve suffisante dans la présente instance.

La pièce 3 contenant divers modèles de paréos comportant un fond uni et une "base" imprimée ne constitue pas non plus une preuve d'antériorité de son modèle.

Comparaison des échantillons litigieux produits aux débats :

La couleur de fond (vert en haut, violet en bas) de chaque modèle produit aux débats est identique, mais il résulte des pièces du dossier que le tissu a été fabriqué en plusieurs couleurs de fond (ainsi que le modèle déposé par Arii) ce qui importe peu puisque le litige vient de la partie florale commune aux deux modèles.

Il en est de même de la matière, coton épais pour Venus, voile léger pour Arii, qui n'a aucune incidence sur l'originalité du motif.

L'examen des deux étoffes produites aux débats révèle :

- une partie unie, de couleur variable selon les lots, sur la moitié du paréo destinée à être placée en haut du vêtement ;

- une base unie étroite contrastée,

- un ensemble de fleurs et végétaux tropicaux sépare ces deux parties unies, et occupe un tiers du modèle.

Même si les motifs floraux reproduisant des fleurs tropicales constituent les motifs habituels des paréos, c'est leur disposition en l'espèce qui fait débat.

Le premier juge a considéré, à tort, que constituait une différence significative, l'inclinaison de certaines fleurs ; or il suffit de placer les deux coupons produits aux débats côte à côte, en miroir, pour constater la présence aux mêmes emplacements :

- d'un grand hibiscus orange et jaune, avec un grand pistil rose orangé ;

- cet hibiscus chevauche le bord d'une feuille de bananier ou d'opuhi ;

- une sorte de fleur orange non identifiée part en courbe du haut de l'hibiscus pour rejoindre deux fleurs rouges d'opuhi ;

- des fleurs de "tiare" de diverses tailles sont dispersées sur des feuillages verts nervurés, pratiquement aux mêmes emplacements, en bas de la composition florale.

Les motifs floraux comportent les mêmes couleurs.

Peu importe, contrairement à ce que soutiennent les consorts C., qu'il existe des différences notables, puisque sur leur paréo le dessin de leurs fleurs est plus précis, plus détaillé, plus contrasté que sur le tissu Arii.

En effet ce sont les ressemblances qui doivent être appréciées et non les différences.

Ici la ressemblance est telle, en l'espèce, qu'elle ne peut pas être le fruit du hasard ; elle est donc intentionnelle et de nature à induire en erreur les consommateurs.

La disposition de cet ensemble floral constitue une création originale, ce qui n'est pas démenti par les autres modèles produits par les consorts C., qui permettent de constater que jamais un tel assemblage de fleurs et feuillages n'avait été créé par eux.

Compte tenu de l'antériorité présumée, faute de preuve contraire, du modèle Arii, il convient de juger que la maison Venus (Suzanne C. et son fils Jean Yves -JYC- essentiellement) ont commis une faute constituant un acte de concurrence déloyale au préjudice de Arii créations.

Sur le préjudice dont Arii créations demande réparation :

La société Arii créations doit justifier du préjudice qu'elle subit effectivement.

Contrairement à ce qu'elle prétend, son préjudice n'est pas égal au prix qu'aurait obtenu la maison Venus si elle avait vendu la totalité des tissus litigieux.

En effet Arii ne démontre pas quelle quantité de ce tissu paréo elle a elle-même fait fabriquer, combien elle espérait en vendre ; elle démontre encore moins que les ventes de la maison Venus l'ont privée ou l'auraient privée de la faculté de commercialiser une quantité équivalente de cette étoffe ; la preuve d'un manque à gagner n'est donc pas démontrée.

Elle ne tente même pas de prouver l'existence d'une perte de chance, qui d'ailleurs est fortement limitée par la moindre qualité manifeste des tissus Arii, et la plus grande visibilité et notoriété de la maison Venus, non contestée, depuis les années 50.

Le préjudice économique de la société Arii créations est donc un préjudice strictement symbolique qui sera réparé par 1 F de dommages et intérêts.

Sur la demande d'interdiction de commercialiser les tissus Venus copiés sur le tissu Arii :

La demande est justifiée, mais l'astreinte ne s'impose pas.

Sur les frais et honoraires :

L'équité commande d'allouer à la société Arii créations 400 000 FCFP sur le fondement de l'article 407 du code de procédure civile de Polynésie française.

Par ces motifs, la cour, Statuant publiquement, contradictoirement ; Réformant le jugement prononcé par le Tribunal de première instance le 20 avril 2009 ; Rejette tous les moyens de nullité soulevés par les consorts C. ; Dit que les tissus référencés JYC 14700, 141800 et 14 900 fabriqués pour le compte de Suzanne C., à l'enseigne Venus sont des copies du modèle Gutta 50-1 créé par la société Arii créations en 2005 ; Dit que cette copie constitue un acte de concurrence déloyale au préjudice de Arii créations ; Condamne les consorts C. (maison Venus) à payer à Arii créations 1 F symbolique de dommages et intérêts ; Fait interdiction aux consorts C. (maison Venus) de commercialiser les tissus référencés JYC 14700, JYC 14 800 et JYC 14 900 ; Dit n'y avoir lieu à astreinte ; Condamne les consorts C. (maison Venus) à payer à la société Arii créations 400 000 FCFP sur le fondement de l'article 407 du code de procédure civile de Polynésie française ; Les condamne aux dépens comprenant les frais de saisie.