CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 2 octobre 2015, n° 14-15779
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Cowes (SAS)
Défendeur :
Orange (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Touzery-Champion
Conseillers :
Mme Prigent, M. Richard
Avocats :
Mes Rigal-Alexandre, Gagey, Mortemard De Boisse, Autier, Giraud
La société Orange vient aux droits de la société France Telecom.
Cowes Partners est une société venant aux droits de la société " fast Point Network " puis " Subiteo " et est aujourd'hui spécialisée dans le conseil en informatique.
Au début des années 2000, la société France Telecom devenue Orange par la suite détenait à elle seule l'entière maîtrise des infrastructures filaires appelées " la boucle locale " en sa qualité de gestionnaire du réseau et avait également une activité sur le marché du détail en qualité de fournisseurs d'accès à l'Internet à destination du grand public par l'intermédiaire de sa filiale Wanadoo France avant que celle-ci ne fusionne avec la société Wanadoo et enfin la société France Telecom ; la boucle locale est constituée d'une paire de fils de cuivre constituant la base de l'ensemble du réseau de télécommunications et assurant la fluidité et le passage du trafic IP : il s'agit de la masse de données, d'informations transitant d'un point à un autre d'un territoire par les fils de cuivre.
Le marché du détail a ensuite été ouvert à la concurrence lorsque la société France Telecom a proposé des offres de services de gros d'accès et de collecte de trafic IP à d'autres opérateurs privés, qui par ce biais ont eux même souhaité devenir fournisseurs d'accès à l'Internet.
C'est dans le cadre de la libéralisation du marché de l'accès à ce réseau filaire et de l'ouverture à la concurrence sur le marché du haut débit que la société Subiteo a été créée en mai 2000 avec pour ambition de fournir un accès haut débit à Internet par le biais du dégroupage de la boucle locale et le déploiement de son propre réseau.
Faute de pouvoir souscrire aux offres proposées par la société Orange pour entrer sur le marché, la société Subiteo s'en est retirée en mai 2001. Plus spécifiquement, la société Subiteo fait référence aux offres correspondant à une option 1 et une option 3, l'option 3 dite "intermédiaire" permettant uniquement aux opérateurs alternatifs de collecter du trafic IP auprès de la société France Telecom avant de pouvoir le redistribuer sur le marché du détail auprès de leurs abonnés par le biais de leur propre offre de fournitures d'accès à l'Internet, l'option 1, plus lourde, consistant pour la société France Telecom à procéder à un dégroupage de la boucle locale et permettant en plus aux opérateurs alternatifs de gérer leur propre réseau.
Estimant que la société France Telecom avait eu des pratiques illicites et anticoncurrentielles, en ne respectant pas son obligation légale de rendre l'option 1 de dégroupage effective au 1er janvier 2001 et, concernant l'option 3, en refusant dans un premier temps de la mettre en œuvre et dans un second temps en pratiquant des tarifs propres à la rendre non rentable, et considérant en conséquence la société Orange comme seul responsable de l'échec de son business plan, la société Subiteo a, par acte du 22 décembre 2009, assigné à bref délai la société Orange en responsabilité délictuelle devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 31 janvier 2011, le Tribunal de commerce de Paris a débouté les parties de toutes leurs demandes. Néanmoins, il a condamné la société Cowes à verser à la société Orange, la somme de 1 000 euro de dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi que la somme de 20 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, avec exécution provisoire du jugement.
Par arrêt en date du 21 décembre 2012, la cour d'appel de Paris a informé ce jugement en condamnant la société Orange à verser à la société Cowes la somme de 7 000 000 euro en réparation de son préjudice pour perte de chance de réaliser son projet et la somme de 90 000 euro au titre des frais irrépétibles.
Suite au pourvoi de la société Orange, et par un arrêt du 25 mars 2014, la cour de cassation a cassé cette décision au visa de l'article 1382 du Code civil en considérant que la cour d'appel n'avait pas relevé les faits précis qui lui avaient permis de caractériser des fautes imputables à la société Orange et de nature à engager sa responsabilité délictuelle envers la société Cowes, de sorte qu'elle n'avait pas mis la cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle et avait violé l'article 1382 du Code civil.
La cour de renvoi a été saisie par déclaration de la société Cowes.
Par écritures signifiées le 31 mars 2015, la société Cowes (anciennement dénommée Subiteo) demande l'infirmation du jugement, la condamnation de la société Orange au paiement à la société Subiteo d'une somme de 117 400 000 euro à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice subi, le rejet de la demande de la société Orange visant à condamner la société Cowes pour procédure abusive, la condamnation de la société Orange à payer à la société Subiteo la somme de 200 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par écritures signifiées le 16 avril 2015, la société Orange demande sur le fondement de l'article 1382 du Code civil la confirmation du jugement rendu par le tribunal de commerce en ce qu'il a débouté la société Cowes de toutes ses demandes et l'a condamnée à lui verser des dommages-intérêts pour procédure abusive.
Elle demande en outre que la société Cowes lui verse une somme de 250 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Il est expressément référé aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits, de leur argumentation et de leurs moyens.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La société Orange (France Telecom) estime qu'aucune des conditions de la responsabilité délictuelle n'est réunie ; la société Orange soutient que la société Cowes ne démontre pas l'existence d'une faute qui puisse lui être reprochée, que la réglementation encadrant le dégroupage n'imposait pas un dégroupage effectif dès le 1er janvier 2001, qu'aucune autorité n'a jamais considéré qu'il incombait à la société Orange d'assurer l'effectivité du dégroupage au 1er janvier 2001, que les décisions des autorités de régulation et de concurrence enjoignant notamment à la société France Telecom de déployer ses offres étaient insuffisantes pour caractériser une faute d'Orange.
La société Cowes allègue que la faute commise par la société France Telecom découle du retard délibéré qu'elle a pris dans le déploiement de ses offres et dans le fait qu'elle proposait au sein de celles-ci des tarifs à la société Subiteo ne lui permettant pas de répliquer et de pratiquer des offres réellement concurrentes, que le retard découlerait du fait que la société France Telecom n'a pas respecté les obligations légales et réglementaires d'assurer l'effectivité de ses offres au 1er janvier 2001 et du fait qu'elle a méconnu les injonctions qui lui avaient été faites par les autorités de régulation et de la concurrence ce qui a contraint la société Subiteo à se retirer du marché.
La société Orange expose dans ses conclusions que " L'ADSL (Asymetric Digital Subscriber Line) est, avec le câble, l'un des modes de connexion à Internet à haut débit. L'ADSL est une technologie qui s'appuie sur la ligne téléphonique de l'abonné (c'est-à-dire la paire de cuivre raccordant la prise téléphonique au domicile de l'abonné au réseau téléphonique). Cette technologie permet la fourniture d'un accès Internet haut débit, indépendamment du service téléphonique à proprement parler, en raison de l'utilisation de fréquences non vocales. Techniquement, la fourniture du service ADSL requiert la mise en place d'équipements à différents niveaux, du réseau à l'utilisateur final (ce que l'on appelle la " chaîne ADSL "), et notamment, côté client, d'un modem ADSL sur la prise téléphonique de l'utilisateur final et, côté opérateur, d'un DSLAM " équipement qui a pour fonction d'acheminer et de transmettre les données en provenance ou à destination d'abonnés à l'ADSL " sur le répartiteur d'abonnés de la boucle locale. La ligne de l'abonné (ou " boucle locale ") a été construite et historiquement exploitée par Orange ".
Afin de développer l'existence d'opérateurs alternatifs, cinq options ont été soumises à l'appréciation des entreprises intéressées par l'accès à la boucle locale :
- l'option 1 : le dégroupage de la paire de cuivre,
- l'option 2 : l'accès au débit,
- l'option 3 : l'accès à un circuit virtuel permanent,
- l'option 4 : la revente de trafic local,
- l'option 5 : la revente d'abonnement.
La société Orange définit ainsi les deux options en cause en l'espèce :
" L'option 1, le " dégroupage de la boucle locale ", est l'option dans laquelle Orange met à la disposition de ses concurrents la ligne de l'abonné, c'est-à-dire uniquement la partie terminale du réseau située entre la prise de téléphone de l'abonné et le premier équipement d'Orange (donc uniquement la boucle locale). Cette mise à disposition concerne soit seulement le transport des communications haut débit (dégroupage partiel, le client conserve alors une relation avec Orange pour le service de téléphonie fixe), soit le transport des communications haut débit et bas débit (dégroupage total, le client n'a plus aucune relation avec Orange).
L'option 3, l'" accès à un circuit virtuel permanent ", consiste à permettre à un opérateur de prendre livraison du trafic acheminé par Orange, sous un protocole spécifique, le protocole ATM (Asynchronous Transfer Mode), jusqu'à un point de livraison régional, devenu départemental par la suite. Dans cette option 3, l'opérateur alternatif intervient " aux côtés " d'Orange, chacun assurant une partie du transport du trafic, avec ses propres équipements, la collecte du trafic par l'opérateur alternatif se faisant en un point plus éloigné du client final ".
Il n'y a aucune contestation sur le fait que la société Subiteo ait postulé à l'option 1;
Par un email du 10 août 2000, la société France Telecom a envoyé à la société Subiteo, à la demande de celle-ci, un dossier complet sur l'offre Adsl Connect Atm ; le même jour, la société France Telecom transmettait également à la société Subiteo son dossier Ip Adsl ; par e-mail séparé du 10 août 2000, la société France Telecom offrait à la société Subiteo de la rencontrer " début septembre, avec notre soutien technico-commercial spécialisé dans les offres de transmission de données pour une présentation des offres haut débit de France Telecom ", offre à laquelle la société Subiteo marquait son accord le 29 août suivant et que la société France Telecom confirmait ensuite ;
L'ART (l'Autorité de Régulation des Télécommunications) a rappelé plusieurs fois cette complémentarité des options 1 et 3, notamment dans une consultation d'avril 1999 : " l'option 3 (étant) en général perçue comme un complément souhaitable voire indispensable à sa première option, soit pour permettre à un nouvel entrant d'offrir plus rapidement son service dans l'attente du dégroupage de la paire de cuivre plus long à mettre en œuvre, soit pour lui permettre d'accéder à certains types de ligne difficilement accessible, le pouvoir de compléter géographiquement son offre " ; dans un communiqué du 13 mars 2001 l'ART soulignait encore que " l'offre Adsl Connect Atm est complémentaire de celle du dégroupage de la paire de cuivre qui nécessite des investissements importants et ne pourra se faire que de façon progressive. Par la mise à disposition de l'offre Adsl Connect Atm, les opérateurs entrants pourront proposer rapidement des services Internet à haut débit partout où l'Adsl est déployé " ;
Il résulte de ces éléments que la société Subiteo a manifesté son intérêt pour l'option n°3.
Le 12 septembre 2000 est adopté le décret fixant les bases de l'encadrement réglementaire du dégroupage.
L'article 1 de ce texte précise que le chapitre II du livre II de la troisième partie du Code des postes et télécommunications est complétée par une section 4.
Il résulte de l'article D. 99-23 de la section 4 de ce décret que " les opérateurs inscrits sur la liste établie en application du 7° de l'article.36-7 sont tenus de répondre, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, aux demandes raisonnables d'accès à la boucle locale, pour la partie métallique de leur réseau comprise entre le répartiteur principal et le point de terminaison situé dans les locaux de l'abonné, lorsqu'elles émanent des titulaires de l'autorisation prévue à l'article L. 33-1. "
L'article D. 99-26 du décret en son Art. 2. énonce que " les dispositions de l'article 1er entreront en vigueur le 1er janvier 2001, à l'exception de celles figurant à l'avant-dernier alinéa de l'article D. 99-23 du Code des postes et télécommunications qui seront applicables dès le 1er octobre 2000. En outre, les opérateurs qui, à la date de publication du présent décret, sont inscrits sur la liste établie en application du 7° de l'article L. 36-7 du Code des postes et télécommunications se mettront en conformité avec les dispositions figurant à l'article D. 99-25 du même Code avant le 1er décembre 2000. "
La société France Télécom (Orange) justifie avoir publié le 22 novembre 2000 son offre de référence relative à l'accès à la boucle locale.
Le 18 décembre 2000 est adopté un règlement communautaire harmonisant les contours du dégroupage et reprenant pour l'essentiel les dispositions du décret du 12 septembre 2000.
Par décision n°01-135 du 8 février 2001, l'ART (Autorité de Régulation des Télécommunications) demande à la société France Télécom (Orange) de préciser avant le 23 février 2001 les modalités des prestations définies dans son offre du 22 novembre 2000 et de publier une nouvelle offre de référence avant le 23 février 2001. Par décisions 01-354 et 01-35530 du 4 avril 2001, l'ART constate que suite à sa nouvelle offre en date du 23 février 2001, France Télécom n' a pas fourni d'éléments de nature à montrer qu'elle allait se conformer aux demandes de l'Autorité relatives à la localisation distante et aux frais d'accès au service faites dans sa décision du 8 février 2001 ; l'ART la met en demeure de présenter une offre de référence respectant les termes de la décision du 8 février 2001 avant le 13 avril 2001. Le 6 juin 2001 par décision 01-521, l'ART suite à l'offre de France Télécom en date du 13 avril 2001 la met de nouveau en demeure de présenter une offre de référence respectant les termes de la décision du 8 février 2001 avant le 20 juin 2001. La société France Télécom publie une nouvelle offre à la fin du mois de juillet 2001.
Par une décision du 16 avril 2002, l'ART impose à France Télécom des modifications de son offre de référence et de réduire les tarifs du dégroupage en accès total et partagé. Le 14 juin 2002, France Télécom publie son offre de référence pour le dégroupage, qui selon ses propres déclarations marque le " véritable avènement de la phase commerciale du dégroupage. "
Il y a lieu de constater que si France Télécom a publié une offre de référence le 22 novembre 2000, celle-ci a dû être modifiée à de nombreuses reprises après que France Télécom ait été plusieurs fois mise en demeure d'y procéder ;
Le 13 octobre 2000, France Télécom transmet à la société Subiteo la liste des répartiteurs avec nom et adresse et la carte de zone arrière de chaque répartiteur sur support papier pour toutes les communes où elle souhaite avoir accès à la boucle locale ; il est également soumis à la signature de la société Subiteo l'accord de confidentialité et un bon de commande à lui retourner afin que celle-ci puisse obtenir les informations préalables au dégroupage. Le 31 octobre 2000, France Télécom accuse réception des bons de commandes de demande d'information préalable au dégroupage de la boucle locale. Le 20 novembre 2000, France Télécom, en réponse à la commande de fourniture des adresses de répartiteurs d'abonnés, communique à la société Subiteo un premier lot de 390 adresses sur Paris et la région Ile-de-France ainsi qu'un second lot de 61 adresses couvrant 6 grandes agglomérations de province. Le 3 janvier 2001, la société Subiteo communique une nouvelle liste de communes au format du bon de commande préalablement transmis par la société France Télécom ;
Ayant reçu un projet de convention d'accès à la boucle locale de France Telecom, le'10 janvier'2001, la société Subiteo demandait à France Télécom le 23 janvier 2001 " de lui fournir le protocole d'accord visant à décrire les relations entre France Télécom et mes opérateurs du dégroupage avant la signature éventuelle d'une convention de dégroupage ".
Par mail du 29 janvier 2001, la société Subiteo confirmait à France Télécom " la date de réunion du 7 février dans vos locaux pour débuter la négociation du contrat de dégroupage ".
La société Subiteo " commandait par mail du 1er février 2001 deux cartes de couverture au format électronique.
La société Subiteo abandonnait le marché au mois d'avril- mai 2001, Philippe Coville indiquant dans un communiqué de presse : " le DSL est une bonne technologie. On y croit, mais la sphère financière a basculé et il est impossible de se faire financer un projet. " On avait besoin de 30 millions d'euro et incepta ne voulait pas être le seul. "
La société Subiteo produit un courrier de la société Incepta " en date du 3 octobre 2000, confirmant son apport de 5 millions d'euro et s'engageait à lui trouver des investisseurs supplémentaires pour financer le déploiement du réseau national en 2001, le projet nécessitant un apport complémentaire de 50 à 60 millions d'euro en capital. La société Incepta est spécialisée dans le développement de projets d'infrastructure de télécommunications, ayant investi " dans l'opérateur DSL américain @link, au vu de la documentation produite.
La société Nortel Networks, par courrier du 26 septembre 2000, faisait savoir à Subiteo qu'elle portait un vif intérêt à son projet et envisageait de l'assister dans l'élaboration de celui-ci et était prête à étudier les modalités d'un financement à hauteur de 60 millions d'euro.
Par arrêté du 31 octobre 2000, le secrétaire d'état à l'industrie, autorisait la société Fast Point Networks, à établir et exploiter un réseau expérimental de télécommunications ouvert au public jusqu'au 15 janvier 2001.
La société Orange conteste la validité de la licence d'exploiter qui a été consentie à la société Subiteo par arrêté du 16 mai 2001du ministre des télécommunications aux motifs qu'elle n'aurait pas été publiée au journal officiel.
La société Orange prétend que de juin 2000 à janvier 2001, la société Subiteo ne bénéficiait d'aucune autorisation autre qu'une licence expérimentale. Il est versé aux débats un arrêté en date du 14 septembre 2001, du secrétaire d'état à l'industrie abrogeant l'autorisation qui avait été délivrée le 16 mai 2001 à la société Subiteo d'exploiter un réseau de télécommunications ce qui démontre que la licence avait été délivrée.
Il n'est pas établi que la société France Télécom au cours des relations qu'elle a entretenues avec la société Subiteo lui ait opposé son défaut de d'habilitation et ne le démontre pas davantage aujourd'hui.
Par décision du 18 février 2000, le conseil de la concurrence relevait que " l'attitude dilatoire de France Télécom est susceptible d'avoir pour objet et pour effet de limiter la concurrence à la seule commercialisation des services que cette société produit et d'empêcher le développement de la concurrence sur les services, dans un contexte où celui-ci repose largement sur l'accès à la boucle locale ". " Les pratiques dénoncées, qui paraissent consister de la part de France Télécom, à se préserver une avance décisive sur ses concurrents dans la proposition d'une offre d'accès originale à Internet par ADSL, revêtent un caractère de gravité et d'immédiateté de nature à porter atteinte au secteur intéressé, qui justifient le prononcé de mesures d'urgence propres à faire disparaître le trouble grave qu'elles provoquent ; que les enjeux en cause, ainsi que l'importance décisive, dans le secteur concerné, des délais dans lesquels une innovation est mise sur le marché, justifient le prononcé d'une mesure conservatoire ; le conseil de la concurrence a précisé que l'accès à la boucle locale (option 1) ne peut être que favorable au développement de la concurrence sur le marché concerné ". Il a été enjoint à la société France Télécom de proposer aux opérateurs tiers dans un délai maximum de 8 semaines une offre technique et commerciale d'accès au circuit virtuel permanent pour la fourniture d'accès à Internet à haut débit par la technologie ADSL tant par les prix que par la nature des prestations offertes.
Par décision du 13 mai 2004, le conseil de la concurrence infligeait à la société France Télécom une amende de 20 millions d'euro aux motifs qu'elle n'avait pas respecté son injonction. L'amende a été portée à 40 millions d'euro par une décision de la Cour d'appel de Paris du 11 janvier 2005 qui a confirmé cette décision.
Le conseil de la concurrence a relevé que " le tarif de l'offre ADSL Connect ATM proposé aux opérateurs le 1er décembre 2000, du fait de sa structure et de son niveau, ne permettait pas à ceux-ci de concurrencer de manière effective les offres de France Télécom destinées aux FAI (fournisseur d'accès à internet). De plus, dans le contexte de l'espèce, ou le dégroupage de la boucle locale ne pouvait démarrer réglementairement qu'à partir de septembre 2000 et n'a débuté effectivement qu'en 2003 (dégroupage effectif de 2700 lignes en décembre 2002), le non-respect de l'injonction du Conseil a permis à France Télécom de fermer à ses concurrents le seul canal technique qui leur restait ouvert, l'option 3, et de rester sur le marché en situation proche du monopole.
Le marché de l'option 3 est resté durablement fermé jusqu'à ce que l'ART obtienne, à compter d'octobre 2002, un ensemble de baisses de prix permettant de débloquer la situation cette montée en régime s'est opérée essentiellement par l'option 5, totalement sous contrôle de France Télécom, dès lors que l'option 1 n'était que théoriquement ouverte et l'option 3 volontairement verrouillée par la pratique de ciseau tarifaire précédemment analysée. Au total, les opérateurs tiers ont été exclus du marché naissant de la fourniture en gros des accès ADSL et les FAI ont dû faire face à un fournisseur se maintenant artificiellement en situation de quasi-monopole, la société France Télécom a réalisé en 2002 un chiffre d'affaires de 19 659 325 095 euro. "
La société Orange ne peut donc reprocher à la société Subiteo qui a démontré avoir manifesté son intérêt pour l'option 3 de ne pas avoir candidaté pour celle-ci alors qu'elle était l'instigatrice de la fermeture du marché sur cette option.
En faisant obstruction à l'entrée dans le marché de l'Adsl de concurrents afin de lui permettre d'exercer son activité dans des conditions de quasi-monopole, la société France Télécom a enfreint les dispositions relatives à la libre concurrence et a commis une faute. La société Subiteo au même titre que les sociétés cherchant à s'installer sur ce marché a subi les conséquences de cette attitude de France Télécom en étant contrainte de renoncer à son projet.
Il était quasi impossible du mois de septembre 2000 à juin 2001 de s'installer sur ce marché de l'Adsl en tant que concurrent de la société France Télécom, période durant laquelle la société Subiteo était candidate à des offres qui ne permettaient pas de subsister sur le plan économique.
La société Orange estime que le retrait de la société Subiteo du marché de la fourniture d'accès au haut débit de l'Internet, en mai 2001 ne s'explique que par la grande faiblesse du plan de financement de cette société conjuguée à l'éclatement de la bulle internet.
Cependant, la société Subiteo a démontré sa capacité à réunir des fonds et à obtenir des promesses d'investissements à compter du mois de septembre 2000 et jusqu'à la fin de l'année 2000 notamment par l'intermédiaire de la société Incepta ; l'éclatement de la bulle internet était active selon la société Orange au début de l'année 2000 ce qui n'a pas empêché la société Subiteo comme d'autres concurrents de se porter candidats sur le marché de l'ADSL; dans le même temps les offres présentées par la société France Télécom étaient totalement dissuasives sur le plan financier pour des investisseurs qui n'envisageaient pas d'apporter de l'argent à perte ce qui constituait un obstacle réel pour les candidats et ont contribué à leur échec ; la société Orange fait valoir qu'elle n'a jamais été condamnée sur l'option 1, que les décisions prises la concernant n'avaient aucun caractère impératif. Cependant, la société France Télécom a reçu une injonction de l'autorité de la concurrence dès le mois de février 2000 d'ouvrir le marché à tous les concurrents potentiels même si la procédure ayant justifié cette injonction a été diligentée à la requête d'un seul fournisseur. Alors que l'ART lui demandait de publier une offre raisonnable pour le mois de décembre 2000, la société France Télécom ne s'est exécutée que plusieurs mois plus tard après que des mises en demeures lui aient été adressées par l'ART et qu'une grande majorité de ses concurrents ait abandonné le marché comme en attestent les articles du journal Les Echos et l'analyse du marché par l'autorité de la concurrence " (En octobre 2001, les abonnés ADSL de Wanadoo [filiale de la société FranceTélécom] représentaient environ les deux tiers de l'ensemble des abonnés). Le marché du dégroupage n' a été réellement accessible qu'à la fin de l'année 2002) ".
Par lettre recommandée du 15décembre'2001, avec accusé de réception, la société Subiteo refusant de régler une facture relative au solde de l'expérimentation de dégroupage, répondait à France Télécom que " l'expérimentation du dégroupage est intervenue avec beaucoup de retard. Ce retard nous a été infiniment préjudiciable, retardant d'autant plus la mise en œuvre de notre projet et mettant en péril notre société... Les conditions de dégroupage offertes par France Télécom sont invivables pour un nouvel entrant et ont pour objectif de tuer la concurrence. France Télécom est arrivée à ses fins acculant Subiteo à cesser ses activités centrées sur la fourniture de services hauts débits en utilisant le dégroupage ".
Le 7 novembre 2005, le conseil de la concurrence a condamné à une amende de 80 millions d'euro la société France Télécom pour avoir empêché l'accès des opérateurs alternatifs au marché de l'ADSL ; par arrêt du 4 juillet 2006, la Cour d'appel de Paris a confirmé la décision du 7 novembre 2005 du Conseil de la concurrence ;
Le Conseil de la concurrence a relevé que " l'importance du dommage à l'économie doit s'apprécier en prenant en compte que la pratique reprochée à France Télécom s'est traduite par un retard important pris par l'entrée des opérateurs concurrents sur ce marché. Ce n'est qu'à partir du début de l'année 2003 que des offres alternatives à l'option 5 de France Telecom ont été proposées par des opérateurs téléphoniques concurrents de France Telecom, basée sur la mise en œuvre effective du dégroupage de la boucle locale(l'option 1), et par des offres basées sur l'utilisation des possibilités offertes par l'option 3. Dans l'avis N° 05-A-03 du 31 janvier 2005, le conseil de la concurrence constatait que la part de marché des opérateurs alternatifs sur l'offre de gros nationale (option 5) était passé de 0 % en janvier 2003 à 56 % en octobre 2004 ".
La commission des communautés européennes après avoir constaté que la société France Telecom par le biais de sa filiale Wanadoo Interactive avait adopté une pratique de prix prédateurs lors de la commercialisation d'offres ADSL auprès de la clientèle résidentielle, lui a infligé une sanction pécuniaire de 10,35 millions d'euro.
Cette décision a été confirmée par le Tribunal de première instance de la Communauté Européenne par décision du 30 janvier 2007 puis par la Cour de Justice de la Communauté Européenne, le 2 avril 2009.
Les décisions postérieures au retrait de la société Subiteo du marché établissent qu'elle aurait dû patienter de nombreux mois avant de pouvoir s'installer sur le marché de l'ADSL sans aucune garantie de réussite compte tenu des obstacles mis en place par la société France Télécom.
Alors que la société Subiteo justifie avoir souscrit au contrat d'expérimentation du dégroupage de la société France Telecom, le 9 novembre 2000, obtenu une autorisation d'exploitation, répondu à un appel d'offres d'AOL pour la fourniture et la mise en œuvre de services d'accès internet à haut débit, le 11 février 2001, mobilisé des fonds pour débuter son projet, la société France Télécom n'a pas répondu à sa demandes d'accès à la boucle locale en publiant une offre de référence viable dans un délai compatible avec les exigences économiques comme l'exigeaient les règles relatives à la libre concurrence, et bien qu'il lui avait été expressément demandé d'y procéder aux termes du décret du 12 septembre 2000, ce qui est constitutif d'une faute sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.
La société France Télécom par le retard pris dans l'ouverture à la concurrence du marché de l'ADSL et sa pratique de prix a contraint la société Subiteo à abandonner son projet ce qui lui a causé un préjudice du fait des fonds qu'elle a investis dans ce but et de la perte de chance de mener à bien un projet ambitieux.
Ces décisions démontrent que le retard imposé par la société France Télécom ne permettait pas à la société Subiteo de patienter en supportant des charges lourdes sans espoir de retour sur investissement dans un avenir proche ce qui était de nature à dissuader de potentiels investisseurs.
La société Subiteo justifie qu'elle employait 30 salariés dont 8 dirigeants entraînant environ 250.000 euro de charges par mois.
Le préjudice subi par la société Subiteo s'analyse en investissements exposés en vain dans le cadre du projet et dans la perte de chance de réussir celui-ci mais non en la perte de marché subie si elle avait mené à bien son projet qui comporte toujours un aléa. Elle justifie par la production de ses comptes de résultat que le montant de ses pertes s'est élevé à 4 millions d'euro pour les années 2000 et 2001. La perte de chance sera évaluée en tenant compte de la date à laquelle la société Subiteo s'est retirée du marché soit en mai-juin 2001 alors qu'elle a été créée en mai 2000 ; le préjudice subi par la société Subiteo sera évalué à 7 millions d'euro.
La demande de la société Subiteo étant accueillie, la société Orange sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Il y a lieu de condamner la société Orange à verser à la société Subiteo la somme de 120 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; la société Orange sera déboutée de sa demande ce chef.
Par ces motifs, Vu l'arrêt de la Cour de cassation en date du 25 mars 2014, Infirme le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 31 janvier 2011 en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Condamne la société Orange à payer à la société Subiteo (actuellement dénommée société Cowes) la somme de 7 millions d'euro à titre de dommages et intérêts, Condamne la société Orange à payer à la société Subiteo (actuellement dénommée société Cowes) la somme de 120 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette toute autre demande, Condamne la société Orange aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.