Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 27 octobre 2015, n° 14-17411

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L'Oréal S(A)

Défendeur :

Danielle Roches (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rajbaut

Conseillers :

Mmes Auroy, Douillet

Avocats :

Mes Demoly, Aknin,

TGI Paris, du 20 juin 2014

20 juin 2014

Vu le jugement rendu le 20 juin 2014 par le Tribunal de grande instance de Paris,

Vu l'appel interjeté le 13 août 2014 par la société L'Oréal,

Vu les dernières conclusions numérotées 2 transmises le 27 février 2015 par la société L'Oréal,

Vu les dernières conclusions numérotées 2 transmises le 5 mai 2015 par la société Danielle Roches,

Vu l'ordonnance de clôture rendue le 19 mai 2015,

MOTIFS DE L'ARRÊT

Considérant que la société L'Oréal indique être spécialisée dans la création, la fabrication et la distribution de produits de parfumerie, cosmétiques et d'hygiène ;

Que la société Danielle Roches a pour activité le commerce de cosmétiques et de produits de luxe en France et à l'étranger ;

Que la société L'Oréal, envisageant de développer une gamme de produits relevant de la classe 3 sous la dénomination Bonne Nuit, a, par acte du 11 décembre 2012, fait assigner la société Danielle Roches devant le tribunal de grande instance de Paris, sur le fondement de l'article L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle, en déchéance de sa marque française verbale Good Night n°3 457 932, déposée le 18 octobre 2006 et enregistrée le 30 mars 2007 pour désigner les produits " savons, huiles essentielles, cosmétiques, produits de démaquillage, masques de beauté " en classe 3 et les services de " soins d'hygiène et de beauté pour êtres humains ou animaux " en classe 44 ;

Que, dans son jugement du 20 juin 2014, le tribunal, après avoir retenu que la société L'Oréal ne justifiait pas d'intérêt à agir, a :

Déclaré la société L'Oréal irrecevable à agir en déchéance de la marque Good Night n°3 457 932,

Rejeté toutes les demandes de la société L'Oréal,

Rejeté les demandes reconventionnelles en concurrence déloyale et en procédure abusive,

Condamné la société L'Oréal à payer à la société Danielle Roches la somme de 4 000 euro sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamné la société L'Oréal aux dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

Ordonné l'exécution provisoire ;

- sur l'intérêt à agir de la société L'Oréal :

Considérant que la société L'Oréal soutient que la similarité des activités commerciales exercées par les deux sociétés parties à la présente instance et leur situation de concurrence suffisent à caractériser son intérêt à agir en déchéance des droits de la société Danielle Roches sur la marque litigieuse, dès lors que celle-ci constitue une entrave à l'exploitation de son activité économique, sans qu'elle soit tenue de démontrer sa volonté de faire usage de la dénomination en question et l'existence d'un risque de confusion entre les deux signes ;

Qu'elle fait valoir qu'en tout état de cause, elle justifie d'actes préparatoires sérieux en vue d'une exploitation du signe dans un avenir proche sur le territoire français, non seulement par le dépôt, le 7 décembre 2012, de la marque Bonne Nuit sous le n°3 966 966 pour désigner en classe 3 les " parfums, eaux de toilette ; gels et sels pour le bain et la douche non à usage médical ; savons de toilette ; déodorants corporels ; cosmétiques notamment crèmes, laits, lotions, gels, huiles et poudres pour le visage, le corps et les mains ; shampoings ; gels, mousses, baumes et produits sous la forme d'aérosol pour le coiffage et le soin, des cheveux ; huiles essentielles ", laquelle a depuis été enregistrée sous le n°12-3966966, mais aussi par le fait qu'elle a fait appel, dès le mois de mai 2012, à une agence de design pour la création des conditionnements de la gamme de soins pour bébés ayant pour nom Bonne Nuit, par l'autre fait qu'une huile lavante et un baume hydratant de la gamme Bébé Cadum - dont les marques lui ont été transférées le 17 décembre 2013, après acquisition et radiation des sociétés Cadum et groupe Cadum du RCS - sont désormais offerts à la vente sous cette dénomination ; qu'elle ajoute que la coexistence paisible entre les signes Good Night et Bonne Nuit apparaît compromise, la première constituant la traduction compréhensible par le public français de la seconde et que les prétendues autres marques comportant le même signe ou un signe très proche pour lesquelles il lui est vainement reproché son inaction ne sont au demeurant pas utilement attaquables ;

Que la société Danielle Roches prétend qu'au contraire, pour justifier de son intérêt à agir, la société L'Oréal doit justifier d'un véritable intérêt économique à agir, et donc démontrer de sérieux projets de développement, d'actes préparatoires, de la stratégie de commercialisation, de projets de diversification commerciale établissant l'imminence de la commercialisation des produits et services ;

Qu'elle soutient, à l'instar de ce qu'a retenu le tribunal, que le projet commercial de la société L'Oréal n'est ni vraiment explicité, ni justifié ; qu'elle fait valoir que le dépôt par la société L'Oréal de sa marque Bonne Nuit n'a été opéré que concomitamment à la présente instance, que l'agence de design qui indique avoir commencé ses travaux début mai précise les avoir commencés pour la marque Mixa et les avoir poursuivi pour Cadum et que le transfert de propriété des marques Cadum n'a eu lieu qu'après introduction de l'instance, qu'il n'existe pas de risque de confusion puisque seule la traduction permet d'associer les signes, qu'elle ne commercialise pas de produit pour bébés et que de plus, sur les produits tels que commercialisés, où l'inscription Bébé Cadum occupe la moitié du flacon, le terme Bonne Nuit est écrit en tout petit, sous la désignation des produits, qu'il est significatif qu'il existe sur le marché de nombreux cosmétiques commercialisés sous les appellations Good Night et Bonne Nuit ;

Considérant, ceci exposé, que le demandeur en déchéance de droits de marque justifie d'un intérêt à agir lorsque sa demande tend à lever une entrave à l'utilisation du signe dans le cadre de son activité économique ;

Considérant qu'il n'est pas sérieusement contesté que les deux sociétés parties à la présente instance ont une activité similaire dans le domaine des cosmétiques, la société Danielle Roches se bornant à relever que le K bis de la société L'Oréal révèle que son objet social est la teinture pour cheveux, ce qui est confirmé par ses enseignes, alors que celui-ci mentionne également la fabrication de spécialités de parfums et d'hygiène et des enseignes correspondant à ces produits ;

Que leur situation de concurrence dans ce domaine n'est d'ailleurs pas contestée, ainsi qu'en atteste la demande reconventionnelle en concurrence déloyale formée par la société Danielle Roches à l'encontre de la société L'Oréal, à qui elle reproche de s'être déjà appropriée ses créations par le passé ;

Que, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, le constat de la similarité de l'activité commerciale exercée par les deux sociétés et de leur situation de concurrence suffit à caractériser l'intérêt de la société L'Oréal à agir en déchéance des droits de la société Danielle Roches sur sa marque Good Night n°3 457 932 pour désigner les produits et services précités, dès lors que celle-ci constitue une entrave à l'utilisation du signe dans le cadre de son activité économique, puisque l'empêchant potentiellement d'utiliser ce signe pour commercialiser en France les produits désignés à l'enregistrement ;

Qu'il convient donc, infirmant le jugement de ce chef, de déclarer la société L'Oréal recevable à agir, sans qu'il soit nécessaire de vérifier l'existence d'actes préparatoires sérieux en vue d'une exploitation du signe dans un avenir proche sur le territoire français ;

- sur la demande en déchéance :

Considérant que la société L'Oréal demande à la cour de constater le défaut d'exploitation sérieuse de la marque Good Night n°3 457 932 depuis son enregistrement pour désigner les produits de la classe 3 et les services de la classe 44 visés à l'enregistrement et, en conséquence, de prononcer la déchéance de cette marque à compter du 31 mars 2012 pour l'intégralité de ces produits et services ;

Que, pour s'opposer à cette demande, la société Danielle Roches répond qu'elle a développé dès 2006 un projet de commercialisation d'une gamme de crèmes " instant beauty " mises sur le marchés sous la marque Good Night et qu'elle a réalisé une campagne publicitaire pour promouvoir ce produit ;

Qu'à l'appui de ses allégations, elle produit :

une capture d'écran datée du 20 mars 2013 représentant une maquette du packaging d'un produit Talika, Good Night, " instant beauty ", avec un code barre,

un bon de commande daté du 5 septembre 2007 à son fournisseur coréen Tae Sung Industrial KoreE de 30 000 flacons " Instant Beauty 30 ML "

de trois bons de commandes datés de 2008 à son fournisseur français Secos de 1220 produits " Vrac Instant Beauty ",

de bons de commandes datés de 2009 à son fournisseur chinois de 650 flacons " Instant Beauty ", de 9000 échantillons " Instant Beauty " et de 141 testeurs " Instant Beauty 30 ML ",

un visuel du même produit présenté sur un fond bleu étoilé au-dessus du visage d'un mannequin allongé les yeux fermés, avec le slogan " Dormez nous ferons le reste " ;

Que, toutefois, la société L'Oréal observe justement que la première et la dernière de ces pièces ne sont pas opérantes dans la mesure où elles ne sont pas datées et qu'elles constituent des documents internes à la société Danielle Roches et que les bons de commande sont tout aussi inopérants dès lors qu'ils ne visent à aucun moment la marque Good Night, de sorte qu'il n'est pas démontré que des produits de la gamme 'instant beauty' ont été commercialisés sous cette marque ;

Que, n'étant pas démontré que la société Danielle Roches a fait un usage sérieux de la marques pour les produits de la classe 3 et les services de la classe 44 visés à l'enregistrement depuis son enregistrement, il convient donc d'en prononcer la déchéance à compter du 31 mars 2012 pour l'intégralité de ces produits et services ;

- sur la demande reconventionnelle en concurrence déloyale :

Considérant que la société Danielle Roches prétend que la société L'Oréal tente une nouvelle fois de s'approprier ses efforts créatifs en déposant la marque Bonne Nuit, traduction française aisément compréhensible par le public de la marque Good Night et sollicite sa condamnation pour agissements déloyaux à lui verser la somme de 50 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

Que la société L'Oréal lui oppose l'absence de preuve de faute de sa part et le caractère fantaisiste de sa demande financière qui n'est étayée par aucune pièce ;

Considérant qu'à l'appui de sa demande, la société Danielle Roches fait état d'un précédent conflit qui l'a opposée à la société L'Oréal à propos du produit " Jeunesse pour la lumière ", où cette dernière se serait appropriée le cercle associé au code couleur et à la dénomination originale de Talika ; que, cependant, ce conflit s'est soldé par une ordonnance de référé qui, constatant l'existence d'une contestation sérieuse, a débouté la société Danielle Roches, laquelle n'a pas poursuivi son action au fond ; que la pertinence de celle-ci n'est donc pas établie ; que la société Danielle Roches n'est donc pas fondée à invoquer un prétendu harcèlement de la société L'Oréal à son égard ;

Que, par ailleurs, la société Danielle Roche ne verse aux débats aucun élément justifiant de ses efforts créatifs et de ses investissements pour la marque Good Night dont elle n'a pas été en mesure de démontrer l'usage sérieux ; que la société L'Oréal, qui n'a fait que reprendre un projet des sociétés Cadum, justifie de dépenses en design qui démontrent ses propres efforts pour personnaliser la gamme de soins pour bébés ayant pour nom Bonne Nuit ; que, n'étant pas démontré une faute de sa part, il convient de débouter la société intimée de sa demande reconventionnelle en concurrence déloyale ; que le jugement doit être confirmé de ce chef ;

- sur la procédure abusive :

Considérant que la société Danielle Roches prétend que la société L'Oréal n'a agi que dans le seul but de lui nuire et que son action brutale sans demande préalable et sans pièces justificatives caractérise une procédure abusive justifiant sa condamnation à lui payer la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

Que le bien-fondé de l'action de la société L'Oréal, qui ne justifiait pas de mise en demeure préalable, vient cependant d'être reconnu ; que celle-ci a, de surcroît, versé aux débats un certain nombre de pièces attestant de la mise en œuvre de la commercialisation de la gamme de soins pour bébés ayant pour nom Bonne Nuit ; que l'abus de la société L'Oréal dans son droit d'agir en justice n'étant pas démontré, il y a lieu de débouter la société Danielle Roches de sa demande de dommages et intérêts ;

Que le jugement doit être confirmé de ce chef ;

- sur les frais irrépétibles et les dépens :

Considérant que le sens de la présente décision commande d'infirmer le jugement en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens ; qu'il sera statué de ces chefs tant au titre de la procédure de première instance qu'au titre de la procédure d'appel tel que précisé au dispositif ci-après ;

Par ces motifs, Infirme le jugement en ce qu'il a, Déclaré la société L'Oréal irrecevable à agir en déchéance de la marque Good Night n°3457 932, Rejeté toutes les demandes de la société L'Oréal, Condamné la société L'Oréal à payer à la société Danielle Roches la somme de 4 000 euro sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, Condamné la société L'Oréal aux dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, Le confirme pour le surplus, Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant, Déclare la société L'Oréal recevable à agir, Prononce la déchéance la marque française verbale Good Night n°3 457 932, à compter du 31 mars 2012 pour les produits " savons, huiles essentielles, cosmétiques, produits de démaquillage, masques de beauté " en classe 3 et les services de " soins d'hygiène et de beauté pour êtres humains ou animaux " en classe 44, Ordonne la communication du présent arrêt, une fois celui-ci devenu définitif, à l'INPI pour transcription au Registre national des marques, à la requête de la partie la plus diligente, Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Danielle Roches et la condamne à payer une somme de 6 000 euro à la société L'Oréal, Condamne la société Danielle Roches aux dépens, Accorde à Maître Pascale Demoly le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.