CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 4 novembre 2015, n° 14-08496
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Maison Bouey (SAS)
Défendeur :
Maison Ginestet (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Charlon
Conseillers :
Mme Louys, M. Chenaf
Avocats :
Mes Olivier, Agostini, Lallement, Barthelemy Delahaye
ARRET
ELEMENTS DU LITIGE :
La société Bouey et Fils, devenue par la suite la société Maison Bouey, exerce une activité de commerce vins en gros, demi-gros et détail.
Elle est titulaire de la marque verbale française " Les Portraits " enregistrée sous n° 3 358-164 en classe 33 pour les boissons alcooliques (à l'exception des bières) et le vin.
La société Maison Bouey commercialise ainsi depuis octobre 2005 des bouteilles de vin portant la dénomination " Portraits " sur la collerette et l'étiquette, cette dernière étant surmontée d'une photographie sépia d'un producteur qui est succinctement présenté sur l'étiquette ou sur la contre étiquette.
La gamme de ces produits a été notamment commercialisée en Allemagne par la société Hawesko, puis par la société Brogsitter Weingüter.
La société Ginestet, concurrente de la société Maison Bouey, commercialise pour sa part depuis 2013 une gamme de vins sous la dénomination " Les Propriétaires " distribuée par la société Hawesko, ces produits étant présentés dans des caisses de bois de trois bouteilles sur lesquelles sont apposées des étiquettes comportant des photographies couleur sépia des producteurs.
Après avoir fait constater par huissier de justice que la société Ginestet commercialisait sa collection " Les Propriétaires ", la société Maison Bouey a saisi le président du Tribunal de grande instance de Paris en référé pour voir dire, au visa des articles 46 du Code de procédure civile, L. 716-6 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle et 1382 du Code civil, que l'exploitation de la dénomination " Les Propriétaires " et la vente des vins sous cette dénomination par la société Ginestet, constituent une contrefaçon par imitation de la marque " Les Portraits " et en conséquence pour qu'il soit fait interdiction sous astreinte à la société Ginestet, à titre provisoire dans l'attente du jugement au fond, d'exploiter, de faire usage commercial, d'exporter, de détenir, de proposer à la vente ou de vendre, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, la dénomination " Les Propriétaires " et des produits de la gamme " Les Propriétaires ".
La société Maison Bouey demandait en outre d'ordonner sous astreinte la communication par la société Ginestet de la liste des destinataires des vins vendus sous cette dénomination et de condamner cette société à payer une provision à valoir sur les dommages et intérêts.
Par ordonnance du 24 mars 2014, le juge des référés a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Ginestet, débouté la société Maison Bouey de ses demandes fondées sur la contrefaçon et la concurrence déloyale et parasitaire et condamné la demanderesse à payer à la société Ginestet la somme de 5 000 euro ainsi qu'aux dépens.
La société Maison Bouey a interjeté appel de cette décision et dans ses dernières conclusions du 22 juillet 2015, elle demande :
- de confirmer l'ordonnance de référé en ce qu'elle déclare la société Maison Bouey recevables en ses demandes,
- de réformer l'ordonnance pour le surplus,
- de dire que l'exploitation de la dénomination " Les Propriétaires " et la vente des vins sous cette dénomination par la société Ginestet constituent une contrefaçon par imitation de la marque " Les portraits " au sens de l'article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle,
- de faire interdiction à la société Ginestet, à titre provisoire dans l'attente du jugement au fond, d'exploiter la dénomination " Les Propriétaires ", à compter de la signification de l'arrêt à intervenir et ce sous astreinte de 2 000 euro par jour de retard, la liquidation de l'astreinte étant assurée par le tribunal,
- de faire interdiction à cette même société, à titre provisoire dans l'attente du jugement au fond, de tout usage commercial quel qu'il soit, de la dénomination " Les Propriétaires ", à compter de la signification de l'arrêt à intervenir et ce sous astreinte de 2 000 euro par infraction constatée (s'entendant par exemplaire de communication commercial reproduit ou envoyé), astreinte dont la liquidation sera assurée par le tribunal,
- de faire interdiction à la société Ginestet, à titre provisoire dans l'attente du jugement au fond, d'exporter, de détenir, de proposer à la vente ou de vendre, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, un ou plusieurs produits de la gamme " Les Propriétaires " portant atteinte aux droits la société Maison Bouey, à compter de la signification de l'arrêt à intervenir et ce sous astreinte de 2 000 euro par infraction constatée (s'entendant par produit de contrefaçon exporté, détenu, proposé à la vente ou vendu), astreinte dont la liquidation sera assurée par le Tribunal,
- d'ordonner à la société Ginestet la communication de la liste complète des destinataires des vins vendus sous la marque " Les Propriétaires " sous astreinte de 500 euro par jour de retard, à compter de la signification de l'arrêt à intervenir et ce sous astreinte dont la liquidation sera assurée par le Tribunal,
- de condamner la société Ginestet au paiement de la somme de 25 000 euro à titre de provision à valoir sur les dommages-intérêts qui sont alloués à la société Maison Bouey dans le cadre d'une action au fond, au titre du préjudice subi,
- de condamner la société Ginestet aux dépens et au paiement de la somme de 10 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par conclusions du 26 juin 2015, la société Ginestet demande :
- de déclarer irrecevable la demande fondée sur l'article 1382 du Code civil et le grief de concurrence parasitaire dans le cadre d'une action exclusivement fondée sur l'article L. 716-6 du Code de la propriété intellectuelle,
- de dire que le grief de contrefaçon par imitation allégué sur le fondement de l'article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle ne présente pas un caractère suffisamment vraisemblable pour ordonner les mesures sollicitées en référé par la société Maison Bouey,
- de déclarer mal fondé le grief de concurrence parasitaire allégué par la société Maison Bouey,
- de condamner la société Maison Bouey à payer la somme de 75 000 euro pour procédure abusive,
- de condamner la société Maison Bouey aux dépens et au paiement de la somme de 7 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Motifs de la décision
Considérant que dans le dispositif de ses conclusions, qui seul saisit la cour en application de l'article 954 du Code de procédure civile, la société Maison Bouey forme des demandes visant à faire interdire sous astreinte des actes argués de contrefaçon de la marque " Les Portraits " par la dénomination " Les Propriétaires " et à obtenir des éléments de preuve du préjudice causé par la contrefaçon et une provision à valoir sur ce préjudice dans l'attente de la décision de fond ;
Qu'ainsi, malgré le visa de l'article 1382 du Code civil, l'appelante ne présente aucune demande au titre de la concurrence déloyale par parasitisme et que pour ce seul motif, ces demandes sont recevables, puisque, contrairement à ce qu'a énoncé l'ordonnance du 24 mars 2014, et à supposer même qu'en première instance la société Maison Bouey ait présenté des demandes au titre de la responsabilité délictuelle, l'article L. 716-6 du Code de la propriété intellectuelle, disposition dérogatoire du droit commun des référé, ne concerne que les actions en contrefaçon de marques et ne pouvait donc être appliqué à des actes de concurrence déloyale, fussent-ils connexes à des actes de contrefaçon ;
Considérant que les mesures demandées ne peuvent être ordonnées que si les éléments de preuve, raisonnablement accessibles à la société Maison Bouey, rendent vraisemblable une atteinte à ses droits, pouvant résulter d'un risque de confusion dans l'esprit du public du fait de l'imitation de la marque " Les Portraits " par la dénomination " Les Propriétaires ", pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l'enregistrement, lequel confère à sa propriétaire un droit exclusif impliquant qu'elle est habilitée à interdire, en l'absence de son consentement, à tout tiers de faire usage, dans la vie des affaires, d'un signe pour lequel, en raison de sa similitude avec la marque et en raison de la similitude des produits couverts par la marque et le signe, il existe, dans l'esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d'association entre le signe litigieux et la marque ;
Que ce risque de confusion dans l'esprit du public doit s'apprécier globalement par référence au contenu des enregistrements de marques, vis à vis du consommateur des produits tels que désignés par ces enregistrements et sans tenir compte des conditions d'exploitation des marques ;
Qu'en outre, cette appréciation doit être fondée sur l'impression d'ensemble produite par chacun des signes en présence, en prenant en compte tous les facteurs pertinents à ce propos, et, notamment, le degré de similitude visuelle, phonétique ou conceptuelle entre les signes et le degré de similitude entre les produits ou services concernés ;
Considérant qu'en cause d'appel, la société Maison Bouey reconnait qu'il n'existe pas de similitude visuelle ou phonétique entre " Les Portraits " et " Les Propriétaires ", mais qu'en revanche, selon elle, sa marque et le signe utilisés par la société Ginestet comportent une similitude conceptuelle renforcée par des éléments matériels, comme par exemple la similitude de présentation des bouteilles munies d'étiquettes ornées d'une photo sépia du producteur, conditionnées par trois en caisses de bois et vendues à des prix quasi-identiques ;
Considérant que la société Ginestet réfute ces allégations, expliquant que le risque de confusion doit être apprécié globalement, compte tenu de l'impression d'ensemble produite et qu'en l'absence de similitude visuelle, auditive mais aussi conceptuelle, la contrefaçon par imitation ne présente aucunement le caractère de vraisemblance exigé par la loi ;
Considérant qu'il convient tout d'abord d'écarter tous les " éléments matériels " que la société Maison Bouey prétend invoquer pour établir la vraisemblance de la contrefaçon par imitation ;
Qu'en effet, le risque de confusion doit s'apprécier uniquement par référence au contenu de l'enregistrement de la marque " Les Portraits ", vis à vis du consommateur des produits de classe 33 désignés par cet enregistrement, sans tenir compte des conditions d'exploitation de cette marque et du signe " Les Propriétaires " ou des conditions respectives de commercialisation des produits portant cette marque et ce signe ;
Considérant que le substantif " portrait " définit la représentation d'une personne par la reproduction ou l'interprétation des traits de son visage et de ses expressions caractéristiques, représentation qui est d'abord d'ordre plastique ou graphique (dessin, peinture, photographie), mais qui peut être aussi d'ordre verbal (description des qualités physiques et morales d'un personnage) ou d'ordre psychologique, alors que le substantif " propriétaire " définit la personne qui possède légalement un bien en propriété, et plus spécialement un bien immeuble quand le mot " propriétaire " est employé sans complément ;
Qu'il est donc évident que ces deux mots n'ont pas le même sens et qu'il n'y pas même de corrélation sémantique ou de continuité analogique entre eux, dans le mesure où " portrait " évoque l'être d'une personne à travers son apparence physique et les traits psychologiques et moraux qui la caractérisent, alors que " propriétaire " évoque l'avoir d'une personne, les biens dont elle peut user, tirer profit et abuser, de sorte qu'il n'apparaît pas vraisemblable que, compte tenu de cette absence de lien conceptuel, ajoutée à l'absence de ressemblance visuelle et auditive des syntagmes " Les Portraits " et " Les Propriétaires ", l'impression d'ensemble produite soit de nature à susciter une confusion dans l'esprit d'un consommateur d'attention moyenne n'ayant pas simultanément les deux signes sous les yeux ;
Qu'il convient en conséquence de confirmer l'ordonnance entreprise ;
Considérant que, sur la demande reconventionnelle de la société Ginestet, celle-ci prétend subir un double préjudice en raison, d'une part, du caractère abusif de la procédure engagée par la société Maison Bouey, d'autre part du manque à gagner découlant de l'interruption de la commercialisation de sa production sous la dénomination " Les Propriétaires " ;
Considérant que la société Maison Bouey, a reconnu en cause d'appel que sa marque verbale et le signe exploité par la société Ginestet ne comportaient aucune ressemblance visuelle et auditive et qu'en première instance comme devant la cour, elle s'est contenté d'affirmer l'existence d'une ressemblance conceptuelle sans proposer, devant le premier juge comme devant la cour, la moindre analyse concrète des substantifs " portrait " et " propriétaire " pour établir une quelconque concordance sémantique ;
Que dès lors la société Maison Bouey ne pouvait ignorer que ses demandes étaient manifestement dépourvues de tout fondement et qu'elle a donc agi avec une légèreté blâmable ;
Que cette faute a causé un préjudice à la société Ginestet, puisqu'en juillet 2014 la société Hawesco a interrompu la commercialisation de la gamme " Collection Les Propriétaires " en apprenant l'existence de la présente action en justice ;
Que cependant, l'étendue du préjudice doit être limitée à la somme de 28 112,30 euro, correspondant aux frais de création de la collection " Les Propriétaires " et aux estimations de vente en Allemagne, qui sont compatibles avec le montant des ventes effectivement effectuées en 2013, la société Ginestet ne produisant aucune pièce montrant qu'une commercialisation était réellement prévue dans d'autres pays étrangers ;
Par ces motifs, Confirme l'ordonnance rendue par le président du Tribunal de grande instance de Paris statuant en la forme des référés le 24 mars 2014, Y ajoutant, Déboute la société Maison Bouey de tous ses demandes, la Condamne à payer à la société Ginestet la somme de 28 112,30 euro à titre de dommages-intérêts, Vu les articles 696 et 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Maison Bouey aux dépens, Laisse à la charge de la société Maison Bouey ses frais irrépétibles, la Condamne à payer à la société Ginestet la somme de 7000 euro en remboursement de ses frais non compris dans les dépens, Accorde à la SCP Bolling Durand Lallement le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.