ADLC, 31 juillet 2015, n° 15-A-11
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Avis
Relatif à un projet de décret concernant le commerce équitable
L'Autorité de la concurrence (commission permanente) ;
Vu la lettre, enregistrée le 7 juillet 2015 sous le numéro 15-0061A par laquelle le ministre chargé de l'économie a saisi l'Autorité de la concurrence d'une demande d'avis concernant un projet de décret en Conseil d'État relatif au commerce équitable, en application de l'article L. 462-2 al. 3 du Code de commerce ;
Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence et notamment son article L. 462-2 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Le rapporteur, la rapporteure générale, le commissaire du gouvernement et le ministère de l'Économie, lors de la séance du 29 juillet 2015 ;
Est d'avis de répondre à la demande présentée dans le sens des observations qui suivent :
I. Le contexte juridique et économique
1. L'Autorité de la concurrence (ci-après " l'Autorité ") est saisie sur le fondement de l'article L. 462-2, al. 3, du Code de commerce aux termes duquel : " l'Autorité de la concurrence est obligatoirement consultée par le Gouvernement sur tout projet de texte réglementaire instituant un régime nouveau ayant directement pour effet : [ ] 3° d'imposer des pratiques uniformes en matière de prix et ou de conditions de vente ".
A. LE CADRE LÉGAL ET RÉGLEMENTAIRE
2. Le projet de décret soumis pour avis à l'Autorité est pris en application de l'article 60 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises tel que modifié par l'article 94 de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire (ci-après " la loi ESS ").
3. L'article 94 de la loi ESS instaure une définition juridique du commerce équitable qui ouvre ce commerce à des travailleurs établis dans les pays développés (également dénommé " commerce Nord-Nord ") et non plus uniquement avec des producteurs établis dans des pays en voie de développement (également dénommé " commerce Nord-Sud ").
4. Il convient de relever que très peu de pays ont choisi de donner une définition légale au commerce équitable (1). De même, selon les acteurs français du commerce équitable, la loi ESS est la première à reconnaître l'application des principes du commerce équitable dans le cadre de relations commerciales entre les pays développés.
5. Ainsi, l'article 60 de la loi de 2005 dispose désormais :
I. - Le commerce équitable s'inscrit dans la stratégie nationale de développement durable.
II. - Le commerce équitable a pour objet d'assurer le progrès économique et social des travailleurs en situation de désavantage économique du fait de leur précarité, de leur rémunération et de leur qualification, organisés au sein de structures à la gouvernance démocratique, au moyen de relations commerciales avec un acheteur, qui satisfont aux conditions suivantes :
1° Un engagement entre les parties au contrat sur une durée permettant de limiter l'impact des aléas économiques subis par ces travailleurs, qui ne peut être inférieure à trois ans ;
2° Le paiement par l'acheteur d'un prix rémunérateur pour les travailleurs, établi sur la base d'une identification des coûts de production et d'une négociation équilibrée entre les parties au contrat ;
3° L'octroi par l'acheteur d'un montant supplémentaire obligatoire destiné aux projets collectifs, en complément du prix d'achat ou intégré dans le prix, visant à renforcer les capacités et l'autonomisation des travailleurs et de leur organisation.
Chaque entreprise intervenant dans ces filières est en mesure de produire des informations relatives à la traçabilité des produits.
Les entreprises faisant publiquement état de leur appartenance au commerce équitable participent à des actions de sensibilisation et d'éducation à des modes de production et de consommation socialement et écologiquement durables.
Ces dispositions ne font pas obstacle à l'application du livre IV du Code de commerce.
Un décret en Conseil d'État précise les critères du désavantage économique, au sens du premier alinéa du présent II, et les modalités contractuelles définies aux 1° à 3°.
III. - Les personnes physiques ou morales qui veillent au respect des conditions définies ci-dessus sont reconnues par une commission dont la composition, les compétences et les critères de reconnaissance des personnes précitées sont définis par décret en Conseil d'État.
6. Il convient d'ajouter que l'article 60 A du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite " Loi Macron ", vient modifier le III de l'article 60 précité. Le nouvel alinéa dispose que: " Les systèmes de garantie et les labels de commerce équitable sont reconnus par une commission selon des modalités définies par décret. "
7. Au niveau de l'Union européenne, la Commission européenne reconnaît depuis longtemps que les consommateurs peuvent soutenir les objectifs du développement durable par leurs achats. À cet égard, la communication de la Commission de 1999 (2) sur le commerce équitable demeure la déclaration la plus complète quant à la position de la Commission européenne sur le commerce équitable. Ce document insistait sur trois points : i) le développement du commerce équitable et du " commerce éthique " doit être géré de manière cohérente ; ii) le commerce équitable doit contribuer au développement durable sur la base d'une participation volontaire et l'implication de la Communauté doit tenir compte des obligations qui incombent à celle-ci dans le cadre de l'OMC ; et iii) les systèmes doivent répondre aux besoins des producteurs des pays en développement et permettre aux consommateurs de faire des choix en toute connaissance de cause.
8. Dans une communication plus récente de 2009 (3), la Commission européenne fait le point sur les évolutions intervenues depuis la communication de la Commission de 1999 sur le commerce équitable et propose un ensemble de considérations sur le rôle des pouvoirs publics et des parties prenantes au regard du commerce équitable et d'autres systèmes privés d'assurance de la durabilité.
9. Enfin, il sera rappelé que, dans un avis n° 06-A-07 du 22 mars 2006 (4), le Conseil de la concurrence s'est prononcé sur deux questions posées par le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (ci-après le " ministère de l'économie ") visant à examiner la licéité, au regard du droit de la concurrence, des règles et principes posés par le commerce équitable.
B. LE CONTEXTE ÉCONOMIQUE
10. Selon le rapport d'activité 2014-2015 de la Plate-forme pour le commerce équitable (ci-après " PFCE (5) "), le commerce équitable représente en 2014 un chiffre d'affaires de près de 500 millions d'euro, contre 201 millions en 2006, avec une croissance de 16 % en 2014 et de 29 % sur la période 2012-2014 :
" emplacement tableau "
11. D'après les chiffres fournis par la PFCE, on dénombrerait plus de 7 000 références de produits équitables commercialisées sur le territoire national. À cet égard, les produits concernés par la filière du commerce équitable se décomposent de la façon suivante :
" emplacement tableau "
12. Toutefois, ce chiffre ne représenterait qu'environ 1 % du total des ventes des produits concernés, avec une part maximale de 3,5 % dans le café. Selon l'Insee, le chiffre d'affaires du commerce de détail en France pour l'année 2013 s'est ainsi élevé à 492 milliards d'euro et à 240 milliards pour le seul commerce alimentaire (6).
13. Les grandes et moyennes surfaces représentent plus de 40 % des débouchés du commerce équitable, suivies par la consommation hors domicile (29.95 %), les boutiques bio (20.31 %) et les boutiques de commerce équitable (7.9 %).
" emplacement tableau "
14. Selon les chiffres fournis par la PFCE, le panier moyen par consommateur en 2014 était de 7,5 euro en France contre 34 euro en Grande-Bretagne et 41euros pour la Suisse. En outre, le commerce équitable concernerait en France environ " 400 entreprises ".
15. Au niveau européen, la Commission européenne estimait que le chiffre d'affaires des produits issus de la filière commerce équitable s'élevait, en 2008, à près de 1,5 milliard d'euro. Selon la PFCE, le chiffre actuel se situerait autour des 4 milliards d'euro.
16. Enfin, en raison de l'exclusion des relations commerciales entre pays développés de la définition légale du commerce équitable avant 2014, il n'existe pas de données fiables sur le chiffre d'affaires représenté par les ventes de produits issus du commerce nord-nord. La PFCE estime que ce dernier s'établit aux alentours de 70 millions d'euro.
17. De manière générale, l'Autorité déplore l'absence de données chiffrées permettant d'évaluer de manière fiable et sérieuse l'impact des mesures envisagées, notamment en termes de bénéficiaires potentiels du dispositif ou en termes d'évolution de chiffre d'affaires des secteurs concernés .
18. En tout état de cause, il apparaît que le commerce équitable représente une part marginale du commerce de détail en France tout en connaissant un dynamisme et des taux de croissance importants.
II. Le projet de décret
19. Avant d'examiner les dispositions susvisées du décret au regard des règles de concurrence (B), il convient de présenter les observations générales suivantes quant à la réglementation française sur le commerce équitable (A).
A. OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LA RÉGLEMENTATION DE LA FILIÈRE ÉQUITABLE EN FRANCE
20. À titre liminaire, il est nécessaire de rappeler que le Conseil de la concurrence s'est déjà prononcé sur la compatibilité au regard du droit français et européen de la concurrence des principes et mécanismes du commerce équitable introduits par la loi de 2005.
21. Ainsi qu'il l'a exprimé dans son avis n° 06-A-07 précité, le Conseil considère qu'une démarche de type " commerce équitable " peut exister sans atteinte à la concurrence. En effet, ainsi que le rappelle l'avis aux points 48 à 49 : " un fournisseur et son acheteur doivent nécessairement se mettre d'accord sur le prix du produit faisant l'objet de la vente en cause. De même, un fournisseur peut en principe, sans violer le droit des ententes, décider de manière unilatérale d'exiger le même prix pour ses produits de la part de ses différents acheteurs directs. Symétriquement, un acheteur peut en principe décider de manière unilatérale d'offrir le même prix à tous ses fournisseurs d'un même type de produit, sans que cette décision ne constitue une entente anticoncurrentielle. "
22. En effet, le principe cardinal du commerce équitable consiste à s'assurer que le producteur auprès duquel a été achetée la matière première, a été rémunéré selon un prix équitable, c'est-à-dire lui garantissant une rémunération équitable et couvrant les frais de production et de subsistance durables.
23. Dans le contexte du commerce équitable, la relation contractuelle qui s'établit entre un producteur et un acheteur ne diffère pas d'un accord de volonté classique, quand bien même l'acheteur, en décidant de se fournir pour un prix supérieur, en toute connaissance de cause, auprès d'un fournisseur, s'éloignerait d'une démarche économiquement rationnelle. Si le prix équitable payé au producteur n'est pas le résultat du jeu du marché, il n'en demeure pas moins librement déterminé par les parties.
24. De plus, la labellisation ou garantie " commerce équitable " permet à des acteurs de pénétrer sur un marché sur lequel, par le simple du jeu du marché, ils n'auraient pas été en mesure d'y pénétrer ou de s'y maintenir en raison de prix trop bas. Par conséquent, les producteurs relevant de la filière commerce équitable constituent un choix supplémentaire dans l'offre de produits pour le consommateur.
25. Il convient de rappeler également que, en aval des transactions entre les travailleurs et les premiers acheteurs du commerce équitable, les autres acteurs économiques du commerce équitable comme les transformateurs ou les distributeurs conservent une liberté de comportement de nature à préserver la concurrence au niveau de la vente au consommateur final.
26. Enfin, en raison de la substituabilité entre les produits estampillés commerce équitable et les produits issus de la filière traditionnelle, ces derniers exerceront un effet de modération vis-à-vis des premiers, au risque, sinon, de voir une partie des consommateurs se détourner du commerce équitable. À cet égard, l'avis n° 06-A-07 précité rappelait que selon un rapport au Premier ministre par un député en mai 2005 " le rapport qualité/prix restait le facteur déterminant pour déclencher l'achat ou le réachat [ainsi] les organismes de commerce équitable cherchent à diminuer les prix de vente pour offrir des produits accessibles à un plus large public. "
27. Sur la base des considérations qui précèdent, le Conseil a estimé que l'existence d'une filière commerce équitable ne contrevenait pas, par principe, aux règles de concurrence nationale et communautaire.
28. En adoptant les dispositions précitées aux points 2 à 6, le législateur a souhaité mettre en place un mécanisme visant à permettre aux différents détenteurs de labels et autres formes de systèmes de garantie du commerce équitable de solliciter, auprès d'un organisme public, la reconnaissance de leurs systèmes et principes au regard de la définition du commerce équitable donnée par la loi française. En cas de reconnaissance, ces acteurs pourront se prévaloir de la conformité de leurs règles de normalisation au regard de la législation française sur le commerce équitable.
29. Ainsi que l'a admis le ministère, cette modification de l'article 60 a pour objectif également de remédier à l'inefficacité du précédent dispositif puisque, sous l'empire des anciennes dispositions, aucune reconnaissance par les pouvoirs publics d'un système de certification n'avait été proposée.
30. À titre informatif, il convient de rappeler les observations portées par le Conseil dans l'avis n° 06-A-07 précité sur le système de certification du commerce équitable.
31. Sur ce point, il ressort de l'avis que le Conseil considérait que la mise en place d'un mécanisme de reconnaissance des systèmes de garantie de la filière du commerce équitable ne posait pas de problèmes concurrentiels sous réserve que la commission mise en place par le III de l'article 60 de la loi de 2005 préserve la liberté de choix des consommateurs et des opérateurs économiques tout en établissant des critères objectifs, clairs et non discriminatoires afin de garantir la démarche du commerce équitable et qu'elle s'abstienne de retenir des dispositifs ayant un objet ou des effets anticoncurrentiels (cf. point 79 et s.). Dans sa conclusion, le Conseil suggérait, notamment, que la Commission nationale du commerce équitable (ci-après CNCE) prévue par la loi de 2005 établisse des critères venant préciser de manière suffisante la définition du commerce équitable.
32. En effet, compte tenu de la présence de multiples labels et logo se réclamant du commerce équitable, la reconnaissance publique donnée à certains acteurs de la filière du commerce équitable permet de rassurer le consommateur final en l'informant, lorsque ce dernier décide de s'approvisionner par la filière équitable, que le produit qu'il achète respecte la législation nationale sur le commerce équitable. De la même manière, une telle reconnaissance viendrait diminuer le risque de tromperie du consommateur final.
33. Toutefois, l'avis mettait également en garde contre les distorsions de concurrence qui pourraient résulter de cette reconnaissance publique, par exemple, en favorisant les acteurs qui adhéreraient aux règles posées par les pouvoirs publics alors que d'autres acteurs, tout en assurant la réalité du commerce équitable, auraient opté pour d'autres règles. Afin d'éviter cet écueil, il était conseillé que la CNCE s'efforce de déterminer des critères d'agrément permettant de maintenir une situation de concurrence suffisante dans le domaine des référentiels (cf. § 87, avis n° 06-A-07).
34. Cette analyse est en phase avec les réflexions de la Commission européenne. Ainsi, dans sa communication de 2009, la Commission européenne estime qu'une réglementation publique des systèmes de garantie du commerce équitable limiterait " le dynamisme des initiatives privées en la matière et risquerait de faire obstacle au développement ultérieur du commerce équitable et d'autres systèmes privés, ainsi que de leurs normes. " Toutefois la Commission reconnaît que " [l]e bon fonctionnement du marché suppose que les consommateurs et les producteurs aient accès à des informations fiables sur les systèmes (7) ". Afin de concilier ces deux impératifs, la Commission propose que les normes et critères définis par les différents systèmes de garantie du commerce équitable soient établis sur une base objective et non discriminatoire et appliqués de manière transparente.
35. Au regard des informations recueillies lors de l'instruction du présent avis, l'Autorité considère qu'il n'a été porté à sa connaissance aucun élément justifiant de revoir les conclusions exposées dans l'avis n° 06-A-07 et reprises aux points 20 et suivants ci-dessus. En dépit de l'absence de communication de données chiffrées ou prospectives sur ce point et sous réserve que les pouvoirs publics suivent la concrétisation de cette nouveauté, l'ouverture du commerce équitable aux produits des pays développés ne semble pas, à ce stade, modifier l'analyse émise dans l'avis n° 06-A-07 précité. Dans le cadre du processus de reconnaissance instauré par l'article 60 de la loi de 2005, la commission prévue au III dudit article pourra s'inspirer, entre autres, des recommandations élaborées par la Commission européenne dans ses communications de 1999 et 2009.
B. OBSERVATIONS PARTICULIÈRES SUR LE PROJET DE DÉCRET
36. À titre liminaire, il convient de rappeler que l'article 60 de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises tel que modifié par l'article 94 de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 définit la notion de commerce équitable.
37. Le projet de décret soumis pour avis à l'Autorité vise uniquement à préciser les critères du désavantage économique dans lequel se trouvent les travailleurs bénéficiaires du commerce équitable (article 1er), ainsi que les modalités contractuelles qui lient ces bénéficiaires à leurs clients (article 2).
S'agissant de l'article 1er du projet de décret définissant la notion de travailleur en situation de désavantage économique
38. L'article 1er du projet de décret soumis pour avis énonce que :
Sont considérés comme étant en situation de désavantage économique au sens du II de l'article 60 de la loi du 2 août 2005 susvisée :
a) les travailleurs qui n'ont pas accès aux moyens économiques et financiers et à la formation nécessaires pour leur permettre d'investir dans leur outil de production et de vendre leurs produits ;
b) les travailleurs qui sont en situation de vulnérabilité notamment du fait de leur environnement naturel, social ou politique.
39. L'Autorité constate que le décret prévoit deux situations dans lesquelles un travailleur pourrait être reconnu comme étant dans une situation de désavantage économique. Lors de la séance, le caractère alternatif des critères posés par le décret a été confirmé par le commissaire du gouvernement.
40. Cet article n'appelle de la part de l'Autorité aucune réserve particulière.
S'agissant de l'article 2 du décret définissant les modalités contractuelles du commerce équitable
41. En vertu de l'article 2 du projet de décret, pour relever du commerce équitable les relations contractuelles doivent répondre aux critères suivants :
" I - Le contrat mentionné au 1° du II de l'article 60 de la même loi peut prévoir une période d'essai non reconductible d'une durée maximale d'un an.
II - Le prix versé par l'acheteur mentionné au 2° du même article et défini au contrat doit permettre :
a) de couvrir les coûts de production,
b) de verser une rémunération suffisante pour satisfaire les besoins fondamentaux et améliorer le niveau de vie des travailleurs ainsi que de leurs familles,
c) de dégager une marge permettant aux travailleurs de réaliser les investissements nécessaires à leur outil de production et à la commercialisation de leurs produits.
[L'acheteur doit payer au minimum le prix du marché si celui-ci est supérieur au prix défini au contrat.]
III- Les modalités d'utilisation du montant supplémentaire obligatoire affecté aux projets collectifs mentionné au 3° du même article sont décidées collectivement par les travailleurs au sein de la structure à laquelle ils appartiennent. "
42. Cet article définit les conditions que doit remplir la rémunération versée par un acheteur aux travailleurs décrits à l'article 1er (ci-après dénommés " travailleurs ") afin que la relation contractuelle qui les unit puisse se prévaloir de la définition légale du commerce équitable.
43. Il convient de relever que les critères présidant à la détermination du prix équitable posés par le projet de décret sont issus du référentiel élaboré lors des travaux de la CNCE créée par le III de l'article 60 de la loi de 2005. La rédaction correspond donc à la volonté commune des acteurs français de la filière du commerce équitable. De manière plus générale, les organisations internationales du commerce équitable considèrent qu'une rémunération équitable pour le producteur couvre les frais de production et de subsistance durables (8).
44. S'il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence de se prononcer sur la pertinence des critères retenus par le projet de décret, qui sont d'ailleurs, peu ou prou, communs aux différents systèmes de garanties du commerce équitable, l'analyse concurrentielle du dispositif envisagé appelle les observations suivantes. En effet, en adoptant la loi ESS de 2014, le législateur permet que des relations contractuelles Nord-Nord puissent se prévaloir des principes du commerce équitable. Or, à la différence des filières classiques du commerce équitable pour lesquelles il n'existe souvent pas de concurrents situés dans les pays développés, la mise en place d'une filière commerce équitable pour une partie de la production dans les pays du nord, dans les conditions de rémunération prévues par le projet de décret, pourrait entraîner certains effets concurrentiels susceptibles d'être appréhendés par les autorités de concurrence des pays développés et qui n'avaient pu être envisagés dans le cadre de l'avis n° 06-A-07 précité.
45. En premier lieu, il convient de s'interroger sur les incitations à innover ou à améliorer leur efficacité pour des travailleurs présents sur la filière du commerce équitable. En effet, une rémunération équitable au sens du projet de décret impose que le prix payé au travailleur couvre les coûts de production, assure une rémunération suffisante et permette de dégager une marge pour investir. Le risque induit est que les travailleurs concernés ne cherchent pas à maîtriser leurs coûts et laissent dériver leur prix de vente.
46. En second lieu, le fait que le prix équitable intègre obligatoirement une marge pourrait constituer un avantage vis-à-vis de producteurs non intégrés à une filière équitable (par exemple, des travailleurs qui ne seraient pas en situation de désavantage économique organisé au sein de structures à la gouvernance démocratique (coopératives, GIE, syndicats ou associations par opposition aux producteurs indépendants ou salariés de sociétés commerciales) susceptibles alors de vendre les mêmes produits à leurs clients mais à un prix de marché inférieur. Cet avantage serait de plus renforcé par le caractère de longue durée des relations commerciales visées par le décret.
47. Aux fins de limiter les effets négatifs potentiels identifiés aux points 45 et suivants, il serait utile de préciser que la marge dégagée par le travailleur devra servir à l'amélioration de l'efficacité de son outil de production ou de commercialisation et, en conséquence, de rédiger le c) de l'article 2 de la façon suivante :
c) de dégager une marge permettant aux travailleurs de réaliser les investissements nécessaires à l'amélioration de l'efficacité de leur outil de production et de la commercialisation de leurs produits.
48. En tout état de cause , il est recommandé que, lors de l'appréciation qui sera faite par la commission prévue au III de l'article 60 de la loi du 2 août 2005, une attention particulière soit portée sur les obligations, notamment en termes d'exigences environnementales et de qualité, imposées par les systèmes de garanties en contrepartie du prix équitable payé aux producteurs.
49. En raison de l'absence de précédents au niveau national et international, l'Autorité insiste sur la nécessité pour la commission, mentionnée au III de l'article 60 de la loi de 2005, en charge de la reconnaissance des labels et autres systèmes de garantie de commerce équitable, d'accorder une vigilance particulière lors de l'examen des systèmes garantissant le caractère équitable de relations contractuelles avec des producteurs des pays développés.
50. L'Autorité s'interroge également sur la référence faite à l'article 2 du projet de décret selon laquelle, en tout état de cause, le prix payé au producteur devra être au minimum égal au prix du marché, ce qui s'apparente à un mécanisme de " prix plancher ". Par cette disposition, le projet de décret crée une obligation juridique qui s'impose aux acheteurs souhaitant intégrer la filière du commerce équitable.
51. Or, cette obligation légale repose sur la notion de " prix de marché ", particulièrement complexe à définir et difficilement applicable. En effet, pour certains produits comme les produits artisanaux, le prix de marché auquel le décret fait référence est inexistant ou excessivement difficile à déterminer. Dans d'autres cas, il peut exister plusieurs " prix de marché ", dépendant de la nature des produits ou des zones géographiques considérées.
52. De plus, l'obligation faite à l'acheteur de pratiquer automatiquement un prix supérieur peut avoir un effet inflationniste. Ainsi, des dysfonctionnements spécifiques à la filière " classique " entraînant un prix de marché artificiellement élevé (spéculations, cartels, etc.) impacteraient automatiquement la filière du commerce équitable, renforçant ainsi les effets de ces dysfonctionnements sur le marché.
53. Enfin, dès lors que le label ou la certification a pour but de garantir un prix équitable aux travailleurs quelles que soient les conditions de marché, et qui permet d'atteindre les objectifs fixés au commerce équitable tels que définis par la loi du 2 août 2005, il est inutile de faire référence à un prix minimum de marché, défavorable au bon développement du commerce des produits ainsi labellisés. De plus, dans le cadre du commerce équitable, le consommateur a conscience que son acte d'achat a pour objectif d'aider des travailleurs pour lesquels une rémunération au prix de marché ne permettrait pas de couvrir leurs frais de production et de subsistance durables.
54. Pour l'ensemble de ces raisons, l'Autorité recommande de supprimer la référence au prix du marché comme prix plancher, étant entendu qu'il n'est pas défendu aux systèmes de garantie du commerce équitable de se référer, dans leur détermination d'un prix équitable, à des barèmes de prix minima définis par des organisations du commerce équitable dans les conditions retenues dans l'avis n° 06-A-07 précité.
CONCLUSION
55. L'Autorité constate que les nouvelles dispositions relatives au commerce équitable, et notamment la possibilité offerte à des producteurs issus des pays développés de bénéficier des principes issus du commerce équitable, ne soulèvent pas de difficultés particulières au regard du droit de la concurrence. L'article 60 de la loi du 2 août 2005 mentionne d'ailleurs expressément l'applicabilité du droit de la concurrence. S'agissant du cadre général, elle renvoie à son avis n° 06-A-07 du 22 mars 2006 relatif à l'examen, au regard des règles de concurrence, des modalités de fonctionnement de la filière du commerce équitable en France.
56. Sur le projet de décret, les remarques suivantes sont formulées :
- L'Autorité suggère de modifier le c) de l'article 2 afin d'indiquer que la marge prévue par cette disposition doit permettre de réaliser les investissements nécessaires à l'amélioration de l'efficacité de leur outil de production et de la commercialisation de leurs produits ;
- L'Autorité propose de supprimer la référence au prix du marché comme prix minimum garanti prévue au II de l'article 2 du décret ;
- L'Autorité appelle à la vigilance, lors de la mise en œuvre de la procédure de reconnaissance, dans l'examen des conditions exigées par les systèmes de garantie du commerce équitable en contrepartie du prix versé aux travailleurs, et ce, tout particulièrement dans le cas des relations contractuelles conclues avec des producteurs situés dans les pays développés.
Notes :
1 Selon la PFCE, outre la France, seuls l'Italie et les Pays-Bas ont adopté une définition légale du commerce équitable.
2 COM (1999)619, 29.11.1999.
3 COM (2009)215, 5.5.2009, Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen.
4 Avis n° 06-A-07 du 22 mars 2006 relatif à l'examen, au regard des règles de concurrence, des modalités de fonctionnement de la filière du commerce équitable.
5 http://www.commercequitable.org/images/pdf/pfce/rapport_activit_pfce%20_201415.pdf.
6 Source : Insee, http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/docs_doc_travail/E1408.pdf.
7 COM (2009)215, 5.5.2009, précitée, page 7.
8 COM (2009)215, 5.5.2009, page 6.