CA Bordeaux, 2e ch. civ., 18 janvier 2016, n° 13-06342
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Lafond
Défendeur :
Bleu Paon (SARL), Paon (Epoux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chelle
Conseillers :
Mmes Wagenaar, Brieu
Avocats :
Mes Sammarcelli, Bey, Verbrugge
EXPOSE DU LITIGE
Le 31 octobre 2011, les époux Paon ont créé la société Bleu Paon, Mme Kliusnikova épouse Paon apportant à la société le fonds de commerce qu'elle exploitait en nom propre, constitué d'un site internet de vente à distance de matériel de couture, dont des bobines de fil.
Pour la réalisation de ce site, Mme Paon avait exécuté des clichés de l'ensemble des bobines de fil qu'elle proposait à la vente sous forme de catalogue.
M. Lafond commercialise dans son magasin de Bordeaux des machines à coudre, des brodeuses, du matériel de repassage et des surjeteuses Il a également développé un site internet pour vendre ses produits.
Les 17 et 18 octobre 2011, Mme Paon a fait constater par huissier que M. Lafond reproduisait sur son site internet les photos qu'elle avait prises. Le 12 décembre 2011, la société Bleu Paon adressait une mise en demeure à M. Lafond d'avoir à lui payer la somme de 28 596,32 euro au titre de son préjudice et de retirer les photos litigieuses. A défaut de réponse, elle le faisait assigner devant le Tribunal de commerce de Bordeaux par acte du 27 janvier 2012.
Par jugement du 27 août 2013, le Tribunal de commerce de Bordeaux a :
- dit que la société Bleu Paon avait un intérêt à agir,
- retenu le constat d'huissier des 17 et 18 octobre 2011,
- condamner M. Lafond à payer à la société Bleu Paon la somme de 8 000 euro à titre de dommages et intérêts,
- interdit M. Lafond de remettre les photos en ligne sous astreinte de 50 euro par infraction constatée,
- débouté la société Bleu Paon de sa demande de publication de la présente décision,
- condamné M. Lafond à payer à la société Bleu Paon la somme de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné le même aux dépens.
M. Lafond a interjeté appel de cette décision le 30 octobre 2013.
Par dernières conclusions du 26 mai 2014, M. Lafond demande à la cour de réformer le jugement rendu et de débouter la société Bleu Paon de toutes ses demandes.
A titre subsidiaire, et dans l'hypothèse où serait confirmé le principe d'un préjudice subi par la société Bleu Paon, réduire à de plus justes proportions, soit à l'euro symbolique, le préjudice subi par la société Bleu Paon.
En tout état de cause, condamner la société Bleu paon au paiement d'une indemnité de 4 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et la condamner aux dépens.
Rappelant que la société Bleu Paon n'avait été immatriculée au registre du commerce que le 16 novembre 2011 alors que les constats d'huissier avaient été réalisés les 17 et 18 octobre 2011, il fait valoir que cette société ne peut se prévaloir d'un constat réalisé hors de sa présence, alors qu'elle n'existait pas, par un huissier mandaté par un tiers. Il souligne que Mme Paon n'avait engagé aucune action judiciaire à son encontre avant d'être radiée du registre du commerce et que la société Bleu Paonne ne peut donc soutenir que son action est basée sur un transfert à son profit des actions introduites par Mme Paon puisqu'il n'y en a pas eu et que, dans la mesure où elle n'existait pas au moment des constats, elle n'a, par définition, subi aucun préjudice.
Il prétend enfin que la société Bleu Paon n'apporte aucun élément de preuve démontrant qu'il s'est livré à des actes de concurrence déloyale à compter du 16 novembre 2011.
Il conteste avoir commis des agissements parasitaires ou constitutif de concurrence déloyale et précise n'avoir pas utilisé les mêmes clichés que ceux figurant sur le site internet de la société Bleu Paon ce qui exclut qu'il ait pu réaliser un détournement de clientèle.
Sur l'évaluation du préjudice de la société Bleu Paon, il fait valoir que cette dernière sollicite le remboursement de sommes dont elle ne s'est pas acquittée puisqu'elle n'existait pas lorsque ces sommes ont été réglées. En outre, la société Bleu Paon n'établit pas que la perte de son chiffre d'affaire soit directement liée à ses agissements.
Par dernières conclusions signifiées le 28 mars 2014, la société Bleu Paon demande à la cour :
Sur l'appel principal : de confirmer l'existence d'un acte de concurrence déloyale et de parasitisme commis à son préjudice par l'appelant et de débouter ce dernier de l'ensemble de ses demandes.
Sur son appel incident :
- de condamner M. Lafond au paiement d'une somme de 28 111,32 euro,
- de constater la suppression par le défendeur de 334 des 335 photographies issues du site de la société Bleu Paon,
- de condamner M. Lafond à supprimer le visuel relatif à la bobine de la référence 1317 sous astreinte de 100 euro par semaine de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- de faire interdiction à l'appelant d'utiliser à l'avenir tout ou partie des visuels litigieux sous astreinte de 500 euro par infraction constatée,
- d'ordonner la publication du jugement à intervenir dans deux quotidiens régionaux du lieu du siège du défendeur, aux frais de ce dernier,
- de condamner M. Lafond au paiement des dépens ainsi qu'au paiement, pour la procédure d'appel, d'une somme de 5 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Bleu Paon soutient son intérêt à agir du fait de l'apport en nature du fonds antérieurement exploité par Mme Paon, les constats d'huissier, établis avant la constitution de la société, pouvant être accueillis à titre de preuve des agissements de l'appelant.
Elle maintient que le pillage par M. Lafond de clichés de 335 bobines de fils présentés sur son site, clichés grossièrement détourés et tronqués, constituent des agissements constitutifs d'actes de concurrence déloyale.
Elle fait valoir qu'en reprenant l'activité de Mme Paon en fonction des perspectives de développement de celle-ci et en voyant ce développement freiné par les agissements coupables de l'appelant, elle a subi un réel préjudice qui justifie que lui soient allouées les sommes réclamées.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 23 novembre 2015 et l'affaire a été plaidée le 7 décembre 2015.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'intérêt à agir de la société Bleu Paon et sur la recevabilité des constats d'huissier:
M. Lafond fait valoir qu'au jour où les constats ont été réalisés, la société Bleu Paon n'avait aucune existence juridique et ne peut donc prétendre avoir subi le moindre préjudice.
Or, sur l'intérêt à agir de la société Bleu Paon, le premier juge a fait une juste analyse des faits de la cause, appliqué à l'espèce les règles de droit qui s'imposaient et pertinemment répondu aux moyens des parties pour la plupart repris en appel.
À ces motifs pertinents que la cour adopte, il convient seulement d'ajouter qu'aux termes de l'article 6 des statuts de la société Bleu Paon, Mme Paon a apporté à la société son fonds de commerce de vente par internet et notamment le droit aux sites internet dont le nom de domaine est www.annika.fr, site internet concerné par la présente procédure et que la société Bleu Paon, aujourd'hui propriétaire, est donc légitime à pouvoir défendre en application de l'article 31 du Code de procédure civile.
Sur la recevabilité des constats d'huissier : s'il est exact que ces constats ont été établis par Mme Paon les 17 et 18 octobre 2011, soit avant que la société Bleu Paon ne soit constituée, dans le but de constater l'utilisation de ses photographies par le site www.couture-et-broderie.fr créé par M. Lafond, il n'en demeure pas moins qu'ils n'ont été utilisés que postérieurement à la création de la société puisque la mise en demeure n'a été adressée à M. Lafond que le 12 décembre 2011.
En ayant repris le fonds de commerce de Mme Paon et les droits attachés au site internet www.annika.fr et à sa protection, la société Bleu Paon est parfaitement fondée, non pas à reprendre l'action engagée comme l'a dit à tort le Tribunal de commerce, puisque cette action n'était pas encore engagée, mais à introduire une action contre M. Lafond sur la base des constats effectués qui constituent un mode de preuve parfaitement admissible en application de l'article L110-3 du Code de commerce.
C'est donc à juste titre que le tribunal de commerce a retenu que la société Bleu Paon était fondée à agir dans la présente procédure et admis les constats d'huissier des 17 et 18 octobre 2011 produits au débat par cette dernière.
Sur le parasitisme et la concurrence déloyale :
Là encore, la cour constate que le premier juge a fait une analyse pertinente et complète des faits de la cause en reprenant les données comparatives mises en évidence par les constats, qu'il a appliqué à l'espèce les règles de droit qui s'imposaient et pertinemment répondu aux moyens des parties pour la plupart repris en appel.
En effet, la concurrence déloyale se caractérise notamment par des actes de parasitisme économique qui consistent à s'immiscer dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire.
Et en l'espèce, il est avéré par les constats produits, largement développés par le tribunal de commerce, que les clichés originaux présents sur le site internet de la société Bleu Paon ont été utilisés, grossièrement détourés et tronqués, sur le site internet de M. Lafond.
En outre, c'est à tort que l'appelant prétend n'être pas en situation de concurrence avec la société Bleu Paon, alors que, même si la vente de bobines de fil ne constitue qu'un accessoire de son activité commerciale, elle fait bien partie de cette activité. En proposant une vente en ligne de bobines de fil sur internet, bobines similaires et de même marque que celles vendues par la société Bleu Paon, M. Lafond est bien en situation de concurrence directe avec cette dernière.
Enfin , le fait que M. Lafond ait procédé, en cours de procédure, à la suppression de toutes les photographies de bobines de fil présentes sur son site internet, sans en donner la raison, tout comme le fait qu'il n'ait jamais justifié de l'origine des clichés exposés sur son site sont des éléments de preuve supplémentaire pour admettre, comme l'a justement fait le tribunal de commerce, qu'il s'est rendu coupable d'actes de concurrence déloyale à l'égard de la société Bleu Paon, lui causant ainsi un préjudice.
Sur l'indemnisation du préjudice de la société Bleu Paon :
L'action en concurrence déloyale, action en responsabilité civile, autorise celui qui l'exerce à solliciter tant une condamnation à des dommages et intérêts qu'une injonction à l'encontre de l'auteur du comportement incriminé et une publication de la décision sanctionnant celui-ci.
C'est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal de commerce a écarté le poste de préjudice tenant au matériel ayant permis de réaliser les clichés des bobines, et rajoute que la valeur de ce matériel, toujours en possession de la société Bleu Paon, n'a pas été affectée par les agissements parasitaires de M. Lafond.
La cour confirme également l'indemnisation du préjudice lié à la réalisation des prises de vue des 390 bobines de fil et à la mise en ligne de celles-ci sur internet admise par le tribunal de commerce à hauteur de 8 000 euro.
Si le tribunal de commerce a justement écarté la demande indemnitaire faite par la société Bleu Paon au titre de la perte du chiffre d'affaire et des frais de constats d'huissier, c'est à tort par contre qu'il a écarté la demande faite au titre du préjudice moral.
En effet, une société peut prétendre à la réparation de son préjudice moral résultant d'actes de concurrence déloyale et en l'espèce, la société Bleu Paon justifie de ce préjudice en exposant l'effort considérable mis en œuvre pour développer l'activité initialement créée par la gérante et l'inquiétude liée à l'évolution financière de la société générée du fait du parasitisme commis par M. Lafond.
L'indemnisation de ce préjudice moral doit être évaluée à la somme de 5 000 euro.
En conséquence, la cour réforme le jugement sur le montant de la somme allouée à la société Bleu Paon à titre de dommages et intérêts et fixe l'indemnisation accordée à l'intimée à la somme totale de 13 000 euro.
Sur les autres demandes faites par la société BP :
- Sur la demande de condamnation de M. Lafond à supprimer le visuel relatif à la bobine de la référence 1317 sous astreinte de 100 euro par semaine de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir:
Pour justifier du bien-fondé de cette demande, la société Bleu Paon fournit une copie de page d'écran du site www.broderie-et-couture.com en date du 25 mars 2014. Or la consultation de ce site permet de constater qu'aucun cliché ne figure plus sous la référence 1317.
La société Bleu Paon doit donc être déboutée de cette demande qui n'est plus d'actualité.
- Sur l'interdiction faite à l'appelant d'utiliser à l'avenir tout ou partie des visuels litigieux sous astreinte de 500 euro par infraction constatée : la cour rappelle que le Tribunal de commerce a interdit M. Lafond de remettre les photos en ligne sous astreinte de 50 euro par infraction constatée. Il y a lieu de confirmer cette décision ainsi que le montant de l'astreinte décidée par le tribunal de commerce qui est justement proportionnée à la valeur des produits vendus sur le site.
- Sur la publication de l'arrêt à intervenir dans deux quotidiens régionaux du lieu du siège du défendeur, aux frais de ce dernier: si l'action en concurrence déloyale autorise celui qui l'exerce à solliciter notamment la publication de la décision sanctionnant l'auteur de cette concurrence déloyale, il appartient à la juridiction saisie d'apprécier l'opportunité d'une telle publication. En l'espèce, il est acquis que M. Lafond a procédé à la suppression de toutes les photos copiées de bobines présentes sur son site internet, y compris de la dernière référence s'y trouvant encore le 25 mars 2014. La publication de la présente décision, telle que réclamée par l'intimée, n'apparaît donc pas nécessaire; le jugement déféré sera donc confirmé sur ce point.
Sur l'article 700 du Code de procédure civile et les dépens :
L'équité commande d'allouer à la société Bleu Paon une indemnité de 4 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Succombant, l'appelant supportera les dépens.
Par ces motifs LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe, Reforme partiellement le jugement déféré sur le montant de la somme allouée à la société Bleu Paon à titre de dommages et intérêts, Statuant à nouveau sur ce point, Condamne M. Lafond à payer à la société Bleu Paon la somme de 13 000 euro à titre de dommages et intérêts, Confirme le jugement déféré pour le surplus, Y ajoutant, Déboute la société Bleu Paon de sa demande de condamnation de M. Lafond à supprimer le visuel relatif à la bobine de la référence 1317 sous astreinte de 100 euro par semaine de retard, Condamne M. Lafond à payer à la société Bleu Paon une somme de 4 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne M. Lafond aux dépens d'appel.