CCE, 4 juillet 2007, n° 38784
COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Résumé de la décision
Wanadoo España contre Telefónica
I. INTRODUCTION
La décision inflige une amende de 151 875 000 euro à Telefónica S.A. et Telefónica de España S.A.U (conjointement et solidairement responsables) pour avoir enfreint l'article 82 du traité CE. De septembre 2001 à décembre 2006, Telefónica a abusé de sa position dominante en imposant des prix non équitables sous la forme d'une compression des marges sur les marchés espagnols de la large bande.
II. PRÉSENTATION DE L'AFFAIRE
1. Procédure
Le 11 juillet 2003, Wanadoo España a adressé une plainte à la Commission alléguant que Telefónica comprimait les marges sur les marchés espagnols de l'accès à l'internet à large bande. Le 20 février 2006, la Commission a adressé une communication des griefs à Telefónica qui y a répondu le 19 mai 2006. Une audition s'est tenue les 12 et 13 juin 2006. Le 11 janvier 2007, la Commission a adressé à Telefónica une lettre dans laquelle elle exposait de nouveaux éléments de fait susceptibles d'être pris en compte dans le projet de décision. L'entreprise y a répondu le 12 février 2007.
Le comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes a rendu un avis favorable sur le projet de décision le 29 juin 2007.
2. Contexte
La principale technologie utilisée en Espagne pour la fourniture de services d'accès à l'internet à large bande est l'ADSL (80 % des connexions à large bande fin 2006), qui permet d'accéder à l'internet à haut débit au moyen d'une ligne téléphonique fixe. L'opérateur historique Telefónica est le seul opérateur de télécommunications espagnol à posséder un réseau téléphonique à lignes fixes à l'échelle nationale. L'entreprise a déployé ce réseau d'accès local sur de nombreuses années, protégée par des droits exclusifs, et a pu financer ses coûts d'investissements grâce à des rentes de monopole.
Telefónica contrôle l'ensemble de la chaîne de valeur de l'ADSL en Espagne. Étant donné qu'il n'est pas rentable de dupliquer le réseau d'accès local de Telefónica, les autres opérateurs de réseau souhaitant fournir des services de détail d'accès à l'internet à large bande n'ont pas d'autre choix que d'acheter des produits d'accès à large bande en gros qui, tous, s'appuient sur le réseau d'accès local de Telefónica. Il ne leur a pas été possible d'entrer sur le marché en recourant à des produits de gros faisant appel à d'autres technologies (modem par câble).
3. Appréciation juridique
3.1. Marchés en cause et position dominante
La décision dénombre trois marchés de produits en cause, soit le marché de détail " de masse " de la large bande et deux marchés de gros de la large bande, à savoir le marché de gros au niveau régional et le marché de gros au niveau national.
Les marchés de gros sont essentiellement délimités par les lourds investissements de déploiement de réseau nécessaires pour passer d'un produit de gros à l'autre: i) l'accès de gros au niveau national concentre le trafic en un point d'accès unique, ce qui permet aux opérateurs d'offrir des services de détail d'accès à large bande en ne devant supporter que peu, voire pas du tout, de frais de déploiement de réseau; ii) l'accès de gros au niveau régional exige le déploiement d'un réseau coûteux comptant jusqu'à 109 points d'accès régionaux.
Telefónica est également le fournisseur exclusif d'un troisième type d'accès de gros à large bande, à savoir le dégroupage de la boucle locale, qui n'est pas repris parmi les marchés en cause aux fins de la présente décision. Compte tenu de sa très forte intensité d'investissement, ce produit n'est pas substituable aux produits de gros mentionnés plus haut. De plus, la disponibilité effective de ce type d'accès a posé de gros problèmes qui ont été sanctionnés par l'autorité de régulation espagnole en novembre 2006.
Telefónica occupe une position dominante sur les deux marchés de gros. Elle détient le monopole de la fourniture d'accès de gros à l'échelle régionale et 80 % du marché de l'accès de gros à l'échelle nationale. Elle a pu exercer une influence déterminante (compression des marges, retards généralisés dans la fourniture du dégroupage de la boucle locale) sur la disponibilité d'offres de gros concurrentes sur le marché national (lesquelles doivent nécessairement s'appuyer sur d'autres offres de gros de Telefónica).
3.2. L'abus
De septembre 2001 à décembre 2006, la marge entre les prix de détail de Telefónica et les prix de gros pour l'accès à large bande tant au niveau régional que national était insuffisante pour couvrir les coûts qu'un opérateur aussi efficace que Telefónica devrait supporter pour fournir des services de détail d'accès à large bande.
Conformément à la jurisprudence constante, la méthode utilisée pour établir l'existence d'une compression des marges consiste à déterminer si la branche de Telefónica active en aval serait rentable sur la base des redevances prélevées par la branche de Telefónica opérant en amont. Deux méthodes de calcul de la rentabilité sont utilisées : la méthode dite " période par période " (qui évalue la rentabilité de Telefónica pour chaque exercice) et la méthode de la valeur des flux de trésorerie actualisés (discounted cash flows - DCF) [qui permet de fixer des prix inférieurs aux coûts au cours de la phase initiale d'expansion d'un marché (2), mais qui exige que Telefónica soit rentable sur la période 2001-2006], proposée par l'entreprise elle-même. Toutes deux aboutissent à la même conclusion : Telefónica a comprimé les marges de septembre 2001 à décembre 2006.
Selon Telefónica, la pratique faisant l'objet de la décision, à savoir la compression des marges, constitue un refus de fourniture implicite, si bien que la Commission aurait dû prouver que les critères appliqués dans l'affaire Oscar Bronner (3) étaient remplis. Cependant, les circonstances factuelles, économiques et juridiques de l'affaire en cause sont fondamentalement différentes de celles de l'affaire Oscar Bronner. En l'espèce, la réglementation espagnole compatible avec le droit communautaire oblige Telefónica à fournir un accès de gros tant au niveau régional que national. Cette obligation lui a été imposée dans le but de favoriser la concurrence et de protéger les intérêts des consommateurs et résulte de la mise en balance, par les pouvoirs publics, des facteurs incitant Telefónica et ses concurrents à investir et à innover et de la nécessité de stimuler la concurrence en aval sur le long terme. Quoi qu'il en soit, l'intérêt préalable de Telefónica à investir dans ses infrastructures n'a jamais été en jeu en l'espèce. Le réseau en amont de Telefónica est, dans une large mesure, le fruit d'investissements entrepris bien avant l'avènement des services à large bande en Espagne, lorsque l'entreprise jouissait de droits spéciaux ou exclusifs qui la protégeaient de la concurrence.
Rien n'a jamais empêché Telefónica de mettre fin à la compression des marges en réduisant les prix de gros appliqués à ses concurrents. Jusqu'au 21 décembre 2006, les prix de gros pratiqués à l'échelon national n'étaient pas soumis à réglementation, tandis que les prix de gros pratiqués à l'échelon régional étaient simplement plafonnés.
L'abus a pris fin en décembre 2006 avec l'intervention des autorités de régulation espagnoles qui s'est traduite par une réduction des prix de gros. Le régulateur ne s'est jamais prononcé sur l'existence d'une compression des marges pour les deux produits de gros à l'échelon national et a évalué le recours à cette pratique pour le produit de gros à l'échelon régional en se fondant sur des prévisions établies en octobre 2001 par l'entreprise elle-même. La Commission, pour sa part, a utilisé les coûts historiques effectivement supportés.
3.3. Effets de l'abus
Il y a probablement eu exclusion en l'espèce, parce que la compression des marges a affecté la capacité des concurrents à entrer sur le marché en cause et à exercer une pression concurrentielle sur Telefónica (4). La compression des marges a limité la concurrence en imposant des pertes insoutenables à des concurrents tout aussi efficaces : ceux-ci se sont vus, en fin de compte, contraints de sortir du marché ou, quoi qu'il en soit, limités dans leur capacité à investir et à se développer. Même si leurs prix et leurs dépenses en communication étaient équivalents à ceux de Telefónica, vu leurs pertes constantes, ces concurrents n'étaient guère en mesure, sur le long terme, de concurrencer vigoureusement Telefónica. En conséquence, le comportement de Telefónica risquait de retarder l'entrée sur le marché et la croissance des concurrents, repoussant au maximum le moment où ces opérateurs ADSL auraient atteint un niveau d'économies d'échelle justifiant qu'ils investissent dans leurs propres infrastructures et, finalement, qu'ils utilisent le dégroupage de la boucle locale.
Le préjudice immédiat pouvait être important pour les consommateurs : en l'absence des distorsions résultant de la compression des marges pratiquée par Telefónica, la concurrence aurait probablement été plus vive sur le marché de détail des services à large bande, ce qui aurait été plus profitable pour les consommateurs. Ceux-ci auraient en effet bénéficié de prix moins élevés, d'un choix plus vaste et d'innovations.
La compression des marges a eu des effets d'exclusion concrets sur le marché de détail et des conséquences néfastes pour les utilisateurs finaux. En effet, les prix de détail espagnols sont parmi les plus élevés (si pas les plus élevés) de l'UE-15 et le taux de pénétration de la large bande en Espagne est inférieur à la moyenne de l'UE-15. Aucun facteur lié à l'offre ou à la demande ne permettant d'expliquer de façon adéquate le niveau élevé des prix de détail espagnols, il en est déduit que le comportement de Telefónica a causé un préjudice important aux consommateurs.
4. Amendes
Telefónica a agi de manière intentionnelle. Les chiffres concernant l'entreprise montrent qu'elle ne pouvait ignorer les pertes enregistrées en aval. En ce qui concerne les prix de l'accès de gros à l'échelon régional, même dans l'hypothèse favorable où elle aurait pu croire, au départ, que le modèle du régulateur espagnol reposait sur des estimations réalistes, elle a dû, ou aurait dû, réaliser très tôt que les coûts effectifs ne correspondaient pas aux estimations. Même examiné sous le jour le plus favorable pour l'entreprise, le fait de continuer à tabler sur l'exactitude des estimations et des calculs de la Commission espagnole du marché des télécommunications, alors que les preuves du contraire s'accumulaient, est un comportement - pour le moins - des plus négligents. À supposer qu'elle soit pertinente, l'intervention réglementaire ex ante concernant le produit de gros à l'échelon régional pourrait être considérée comme une circonstance atténuante. Il convient donc d'imposer une amende à Telefónica.
Cette amende a été déterminée en tenant compte de la gravité et de la durée de l'infraction.
4.1. Gravité
La gravité d'une infraction est fonction de la nature et des effets du comportement abusif ainsi que de la taille du marché géographique en cause.
4.1.1. Nature de l'infraction
Le comportement de Telefónica constitue un abus caractérisé de position dominante de la part d'une entreprise en situation de quasi-monopole dont il existe déjà plusieurs précédents. La décision Deutsche Telekom a ainsi précisé les conditions d'application de l'article 82 du traité CE à une activité économique soumise à une réglementation sectorielle ex ante. Ce type de pratique abusive peut être qualifié d'infraction très grave en vertu des lignes directrices de la Commission pour le calcul des amendes applicables à la période concernée.
Comme la Commission l'a indiqué dans la décision Deutsche Telekom, le type d'abus commis par Telefónica met en péril l'objectif, à l'échelle européenne, de mettre en place un marché intérieur des réseaux et services de télécommunications sans distorsions de concurrence et peut très bien être qualifié d'infraction très grave (5). À l'époque, pour diverses raisons dont aucune ne s'applique en l'espèce, la Commission n'a pas considéré l'abus commis par Deutsche Telekom comme une infraction très grave.
4.1.2. Incidence de l'infraction
Pour déterminer la gravité de l'infraction, la Commission a tenu compte du fait que les marchés en cause en l'espèce sont des marchés d'une importance économique considérable qui jouent un rôle crucial dans le développement de la société de l'information. Les connexions à large bande sont une condition préalable à la fourniture d'une vaste gamme de services commerciaux et publics en ligne aux utilisateurs finaux.
Comme expliqué au point 3.3 ci-dessus, le comportement de Telefónica a réduit la capacité des opérateurs ADSL concurrents à se développer durablement sur le marché de détail et a causé un préjudice important aux consommateurs.
4.1.3. Taille du marché géographique en cause
Le marché géographique en cause s'étend à l'Espagne. Le fait que la pratique abusive soit limitée à un seul État membre ne modifie en rien la conclusion selon laquelle cette infraction doit être qualifiée de très grave, puisque la gravité d'une infraction est déterminée par l'ensemble des circonstances de l'affaire. Dans le secteur des télécommunications, les compressions de marges se limitent, par la force des choses, à un seul État membre (taille du réseau de l'opérateur historique), mais empêchent des concurrents d'autres États membres d'entrer sur un marché en expansion rapide.
4.1.4. Conclusion concernant la gravité de l'infraction
Compte tenu de ce qui précède, l'infraction doit être globalement qualifiée de très grave, même si son degré de gravité n'a pas nécessairement été uniforme pendant toute la période considérée.
L'amende initiale imposée à Telefónica tient compte du fait que la gravité de la pratique abusive s'est précisée au fil de la période considérée et, plus particulièrement, après l'adoption de la décision Deutsche Telekom.
4.2. Durée de l'infraction
En l'espèce, l'infraction a duré de septembre 2001 à décembre 2006, soit cinq ans et 4 mois. Il s'agit donc d'un abus prolongé au sens des lignes directrices de la Commission pour le calcul des amendes.
4.3. Circonstances atténuantes
Au vu des éléments de preuve disponibles, la Commission considère que l'existence de certaines circonstances atténuantes peut être retenue en l'espèce, car, pendant une partie de la période considérée, certains des prix pratiqués par Telefónica étaient soumis à une réglementation sectorielle. Dans l'affaire Deutsche Telekom, le fait que les prix de gros et de détail pratiqués par la société soient soumis à une réglementation sectorielle a été retenu comme circonstance atténuante et une réduction de 10 % a été appliquée. De même, une réduction de 10 % a été accordée à Telefónica, même si cette dernière jouissait d'une marge de manœuvre nettement plus large pour fixer ses prix.
Compte tenu de tous les facteurs examinés ci-dessus, le montant de l'amende est fixé à 151 875 000 euro. Cette amende est imposée conjointement et solidairement à Telefónica S.A et à sa filiale Telefónica de España S.A.U.
Notes :
(1) JO L 1 du 04-01-2003, p. 1.
(2) Cette méthode tient compte, par exemple, des effets d'apprentissage et des économies d'échelle qui caractérisent les marchés à croissance rapide tels que le marché en cause.
(3) Affaire C-7-97, Oscar Bronner, points 43 à 46, Recueil 1998, p. I-7791.
(4) Pour établir l'existence d'un effet d'exclusion, il ne faut pas nécessairement que les concurrents soient obligés de quitter le marché : il suffit qu'ils soient désavantagés et donc contraints d'exercer une concurrence moins agressive.
(5) Voir la décision Deutsche Telekom, considérants 203 et 204.